samedi 23 janvier 2016

LA GABACHINA CHAPITRE 7 : JE VEUX VOIR



Je veux voir. Tu veux toujours voir. Ce qu’il y a de si intéressant dans cet objet que je tiens souvent devant moi et derrière lequel je semble me dissimuler. Ce que tu ne comprends pas, c’est qu’une fois que tu m’as rejointe, il n’y a plus rien d’intéressant à voir. Parce que ce que je veux voir, moi, c’est toi. Te filmer pour te garder. Une arme contre le temps qui passe.
Ce que je ne savais pas c’est que c’était une arme à double tranchant. Des souvenirs qui reviennent façon boomerang. Comme celui de cet été 97. Le soleil décline doucement, il fait enfin un peu moins chaud, les adultes s’installent pour prendre l’apéritif habituel en cette période de vacances où les uns et les autres se retrouvent après des mois de séparation. C’est l’heure où les enfants vont se coucher. Enfin…
« Aurélien ! Allez, au lit !
- Maman, pourquoi Kévin il se couche pas lui ?
- Chéri, ton cousin n’a pas l’habitude de …
- Je veux pas me coucher si Kévin ne va pas au lit. »
Un drame se prépare; ta tante est plutôt du genre rigide sur les horaires. Aurélien a quatre ans et demi, deux ans de plus que toi, et doit se coucher impérativement à 21h au plus tard en été. Quitte à réveiller tout le monde à 7h, le lendemain. Pendant les vacances. Mais bon, la famille c’est la famille. Pour l’instant, l’important c’est d’avoir la paix ; de pouvoir profiter de la présence de mes parents, de ma grand-mère, de mes deux frères et de leurs familles. Un petit aparté avec toi s’impose.  

« Kévin, il faut que tu m’aides. J’ai envie d’être tranquille pour la soirée et si Aurélien ne va pas se coucher, ça ne sera pas possible. Tu veux bien faire semblant d’aller te coucher ?
- Ui. Après je reviens. 
- C’est ça.»
J’entends encore ta voix, ta façon de dire « Ui » au lieu de « Oui », cette application sur les « r » ; que veux-tu, quand on est linguiste de formation, on ne peut que retenir ce genre de choses. Ton regard aussi, amusé, complice, tranquille.
La comédie se met en marche. Tu joues le jeu avec conviction. 
« On y va, Kévin ? C’est l’heure de dormir.
- D’accord, Maman. Je dis bonne nuit d’abord. »
Tu commences à faire le tour de la table. Aurélien, d’abord soupçonneux, finit par y croire. Certains des adultes présents aussi. Ta tante monte avec Aurélien, nous les suivons tous les deux. Sa chambre est la première à gauche de l’escalier, il se couche et pendant que sa mère le borde, il regarde dans le couloir pour vérifier que nous allons bien vers la tienne.
Complices, nous nous asseyons sur le grand lit où je dors à côté de toi pendant ces vacances. Deux ou trois minutes tout au plus et Sylvie redescend. Je tente ma chance, après tout, peut-être vais-je enfin réussir à te faire prendre un rythme plus propice à l’entrée en maternelle qui t’attend à la fin de l’été.
« Bon, maintenant, tu te couches. D’accord ? Tu vois qu’Aurélien est déjà au lit, lui. »
Je n’oublierai jamais ton regard à ce moment-là. C’était comme si tu me soupçonnais d’être atteinte de sénilité précoce. Gentiment, calmement, tu me réponds.
« Mais, Maman, on fait semblant, tu sais. »
J’insiste pourtant.
« Ça te ferait du bien de dormir plus tôt.
- Non, moi je veux voir. »
Amusée, et certaine au fond de moi que tu as raison, je cède. Nous redescendons. Sylvie ne dit rien mais je vois bien qu’elle pense que j’ai tort de ne pas me montrer plus ferme à ce sujet. Les autres s’amusent et te demandent ce que tu fais là.
« On a fait semblant. Moi, je veux voir. »

Voir. Tu veux tout voir. Tout contrôler. Tu es le petit gardien. Déjà. Tu refuses de dormir. Tu veilles. Sur qui ? Sur moi, probablement. Pour l’instant, ça n’est pas un problème et l’école t’obligera à adopter un autre rythme mais comme un boomerang la chose réapparaîtra à l’adolescence. Cause ou conséquence ? En tous cas, intrinsèquement liée à ton mal-être et à ta crise.
Il n’empêche; tu avais raison. Raison de vouloir voir. Jean, que tu adores et qui te le rend bien, en particulier. Nous sommes repartis le 16 Août et il est mort le 27 Octobre. Deux jours avant que nous n’arrivions pour les vacances de Toussaint. 

Quand je le vois sur le petit film que j’ai fait ce jour-là, te prendre dans ses bras, s’amuser avec toi de la bonne blague que tu as jouée à Aurélien, je sais que malgré la douleur que je ressens en regardant celui qui n’est plus, tu as eu raison : il est bon de vouloir voir. Pendant qu’il est temps. 

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