vendredi 8 janvier 2016

LE BARINE ET LE MOUJIK DEUXIEME PARTIE CHAPITRE 12 : MOSCOU



     Le prince semblait différent à l'approche de son départ. Tous l'avaient remarqué et pensaient que malgré sa vie de fêtes et sa liberté retrouvée, Son Altesse éprouvait à présent de la difficulté à se séparer à nouveau de ce domaine où il avait passé tant de temps et qui l'avait fait changer de façon radicale.
     Seul Vania soupçonnait la vérité, le manège de Tatiana chez le comte Ikourine, puis lors de leurs autres rencontres ne lui avait pas échappé et il était bien placé pour savoir de quoi elle était capable.
     Depuis deux jours, Igor cherchait à décrypter l'humeur du maître pour trouver le bon moment pour poser la question qui le tourmentait. Ce soir là, il dansait d'un pied sur l'autre près des malles qu'il venait de terminer. Nikolaï lisait tranquillement, assis dans l'embrasure de la fenêtre, pour profiter du jour déclinant.
     En contemplant l'or flamboyant des arbres du château, il songeait qu'il n'avait que trop tardé. Il posa son livre et se tourna vers Igor.
     - Qu'as tu à me dire ?
     - Moi ... Maître ... mais ...
     - Je vois ton manège depuis deux jours. Qu'est-ce qui t'inquiète ? Sois franc.
     - Maître, je suis devenu votre valet, ici.
     - Oui, et alors ?
     - Je ... je me demandais ... si vous vouliez que je vous suive à Moscou.
     Le jeune garçon s'était jeté à l'eau et paraissait soulagé, Nikolaï sourit; il ne comprenait que trop bien ce qui effrayait l'enfant. En d'autres temps, il aurait joué un peu; prétextant ne pas comprendre, faisant ressortir le fait qu'il était le maître, que c'était à sa personne et non à celle de Vania qu'Igor était attaché, lui demandant s'il n'était pas fier d'être son valet ... Mais il n'avait plus le coeur à tout ça.
     - Approche.
     L'enfant s’exécuta en tremblant légèrement. Nikolaï s'empara de son visage et lui caressa doucement la joue.
     - Ne crains rien, Igor. Je connais ton coeur maintenant. Tu es un bon serviteur, sensible, intelligent et fiable. Je ne veux que ton bien. Et ton bien, c'est de rester ici avec Vania. Après-demain, quand je serai parti, tu repasseras sous son autorité. Je n'ai même pas de recommandations à te faire : je te fais confiance. Nous nous reverrons dans deux ans. Va te coucher maintenant.
     Igor, touché au plus profond de lui par ces paroles,couvrit les mains de son maître de baisers.
  
     Quelques semaines plus tard, Nikolaï se trouvait de retour à Moscou chez lui, ou plutôt chez son père. En fait, le jeune prince ne s'était jamais donné la peine de trouver les serviteurs nécessaires au fonctionnement  de son palais moscovite et continuait à vivre chez son père.
     Nikolaï avait eu la surprise, en revenant à Moscou deux ans auparavant quand sa punition avait été levée par le Tsar, de découvrir que son père avait entre-temps racheté son palais moscovite et une partie des terres qu'il avait héritées de sa mère et que sa passion des cartes lui avait fait perdre.
     Il aurait donc pu retourner vivre dans son propre palais, mais il avait préféré la facilité en continuant à vivre auprès de son père qui, d'ailleurs, se montrait ravi de la chose et cherchait ainsi à rattraper un peu du temps perdu. Son Altesse père se reprochait d'avoir négligé le jeune homme après la mort de sa mère. Il se rendait compte que Nikolaï, alors âgé d'à peine quinze ans, avait eu désespérément besoin de lui et que devant son absence et sa froideur il avait cherché par tous les moyens à s'étourdir ce qui avait fini par le mener à sa perte.
     Dès son retour, Nikolaï retrouva donc ses conversations avec son père qu'il avait lui aussi appris à apprécier, mais également les bals à la Cour, les parties de chasse avec le Tsar en personne et reprit même contact avec certaines de ses conquêtes laissées de côté au moment de son départ pour Orenbourg.

     Passés les premiers temps, il commença à ralentir le rythme de ses sorties, se rendant compte qu'il n'y prenait plus le même plaisir. C'était comme si, une fois sa faim de liberté et de fêtes assouvie, il faisait le bilan de ce qui lui apportait le plus de bonheur, de ce qui le rendait vraiment heureux et qu'il se rendait compte qu'il y avait un manque dans sa vie.
    Auparavant, ce manque prenait le visage de sa mère; mais son séjour forcé à Orenbourg l'avait obligé à accepter cette perte. Jamais il n'aurait cru cela possible, mais cette punition, destinée à le guérir de son penchant pour le jeu qui lui faisait perdre tout respect pour la personne humaine et le menait à la ruine, l'avait obligé à s'affronter lui-même. Ses cauchemars l'avaient abandonné, il n'avait plus besoin de se protéger derrière une carapace d'orgueil et était capable de s'intéresser véritablement aux autres.
     Et justement, le manque qu'il ressentait à présent venait de là; si quelqu'un lui avait permis de s'ouvrir aux autres c'était bien Vania. Mais il était très loin de là, à Orenbourg justement ! Leurs récentes retrouvailles avaient démontré à Nikolaï à quel point ils se comprenaient, se complétaient, l'un apportant à l'autre ce qui lui manquait.
     Vania avait d'abord été un serf en fuite, condamné à mort par ce simple fait, qui s'était jeté à ses pieds en remettant sa vie entre ses mains. Nikolaï, pour la première fois, s'était intéresse à un moujik; au moment où le mélange de défi et de crainte dans le regard de l'homme s'était mué en appel à l'aide, il avait enfin écouté son coeur, cet endroit où dormait toute l'affection qui ne s'exprimait plus depuis la mort de sa mère.
     Puis, ému par son histoire, il l'avait protégé, s'était attaché à faire du serf, un homme et même un homme respecté de tous. Mais en s’intéressant à cet autre homme, c'était lui-même qu'il avait sauvé; il s'était oublié pour mieux se retrouver : guéri.
     Maintenant, Vania, plus qu'un ami, était un confident, un frère. Mais un frère qu'il ne reverrait pas avant deux ans. Nikolaï, perturbé, en voulait presque à Vania d'avoir voulu repartir là-bas, alors que lui, enfin libre, pouvait retrouver sa vie à Moscou.
     Et puis, il y avait autre chose, le fait d'avoir, pendant plus de trois ans, vécu très sobrement, ne lui permettait plus d'oublier le côté artificiel des festivités dont il s'entourait. Il avait muri et les bals ne lui suffisaient plus. Pas plus que ces aventures amoureuses. Elles lui procuraient du plaisir bien sur, mais rien d'autre. Et de plus en plus souvent, c'était l'image d'une jeune fille, elle aussi très loin de Moscou, qui s'imposait à lui.
     Les dernières heures qu'ils avaient passées ensemble défilaient devant ses yeux, lui procurant des émotions diverses, depuis une certaine gêne jusqu'à un plaisir intense.
     Les femmes qu'il tenait régulièrement dans ses bras lui paraissaient bien ternes face au charmant petit démon qu'il avait laissé là-bas et leurs étreintes bien fades comparées à ce baiser passionné qu'il avait échangé avec Tatiana.
     Ce fut ainsi qu'une nuit, après avoir dîné au palais impérial, entouré de courtisans insensibles et inintéressants, il avait fini dans le lit de l'une de ses multiples maîtresses où il s'était endormi après de torrides ébats dont le coeur était cruellement absent.

     Lorsqu'il s'éveilla à l'aube, sa décision était prise : il se devait de continuer à évoluer. Vouloir revivre sa jeunesse ne lui apportait rien de vraiment satisfaisant; il fallait qu'il profite des bons moments mais en cherchant également à se construire une nouvelle vie.

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