lundi 4 janvier 2016

LE BARINE ET LE MOUJIK  CHAPITRE 7 : LE MOUJIK DE RODOROV


     Le printemps était passé et l'été s'était installé dans toute sa splendeur. Vania lui aussi s'installait, il prenait confiance en lui, commençait à prendre des décisions. Nikolaï et lui parcouraient Orenbourg, visitaient les villages et  réorganisaient les travaux des champs.
     Le nouvel intendant commençait à être apprécié de tous; il savait se montrer ferme pour faire respecter la volonté de son maître mais sa bonté naturelle transparaissait dans la moindre de ses paroles.
    Même Boris ne trouvait rien à redire à son attitude, tant il était clair pour Vania, qu'intendant ou pas, il n'avait aucune gloire à  tirer de son ascension. Il la devait à la bonté de son maître et non à ses talents, ce qui le rendait d'une humilité totale.
     Celui qui était le plus satisfait c'était Nikolaï; il avait enfin un interlocuteur à sa mesure. Les connaissances de Vania étaient assez vastes pour lui permettre d'aborder tous les sujets. La littérature était leur sujet de prédilection mais ils s'intéressaient aussi aux sciences et aucun thème n'était tabou. Leurs conversations étaient souvent animées, car le prince prenait un malin plaisir à adopter systématiquement la position opposée à celle de Vania. Celui-ci, piégé, se trouvait obligé de développer ses arguments en contredisant son maître, et peu à peu, ce petit jeu lui permettait de prendre de l'assurance.

     L'affaire commença de la sorte; un moujik du village de Rodorov avait volé régulièrement des pommes de terre depuis plusieurs semaines, les soustrayant à la récolte mise en commun chaque soir. Le chef du village avait fini par s'en apercevoir et avait profité du passage du prince et de son intendant pour leur en faire part.
     Le coupable avait été trainé devant eux, et tout le monde s'était installé dans l'espace le plus grand du village; la grange.  Nikolaï et Vania s'étaient assis sur des bottes de paille et l'homme se trouvait à genoux, à quelques pas d'eux, maintenu à terre par deux solides gaillards. Il suppliait:
     - Pitié, maître, pitié. Ne me chassez pas. Grâce, grâce ...
     Vania comprenait la détresse de l'homme; attaché à sa terre dont seule une petite partie lui appartenait, il était corvéable à merci, soumis au bon vouloir du maître et pourtant ce sort lui semblait préférable à celui que, lui, Vania, avait connu. Fuir en direction des nouvelles terres de l'Est, celles où la police du Tsar fermait les yeux sur l'origine des gens qui venaient les défricher et les peupler, était la seule mais bien difficile porte de sortie. La servitude avec un maître tel que Nikolaï était de loin préférable à tous les dangers du chemin; le froid en hiver, les brigands, les loups, la faim ...    
     Mais Nikolaï venait d'intimer au moujik l'ordre de se taire et les deux hommes se chargèrent de le lui faire comprendre. Une pause, pendant laquelle le maître réfléchit, puis prit sa décision :
  -Vania, tu es mon intendant, ce moujik fait partie de mes terres, tu gères mes terres, à toi de décider.

     Cela faisait des semaines que Vania priait pour ne pas se trouver dans ce genre de situations, les esquivant comme il le pouvait. Planifier des récoltes, tenir les comptes, prendre des contacts pour vendre les surplus ou acheter des semences, pour ça il n'y avait pas de problème. Malheureusement, gérer les serviteurs en faisait aussi partie, il ne pouvait pas le nier.
     Jusqu'à présent, son maître semblait comprendre, qu'après les terribles sévices qu'il avait subis, Vania était incapable de faire souffrir, même un peu, même de façon justifiée, un autre être humain.
     L' homme méritait d'être puni c'était évident, ne pas le faire aurait signifié laisser la porte ouverte à toutes sortes d'abus et au bout du compte à une pagaille totale car tous se seraient cru autorisés à n'en faire qu'à leur tête.
     D'un autre côté, fouetter cet homme était simplement impossible. Pendant quelques secondes, il pensa le faire fouetter par un autre moujik, mais il aurait du assister au spectacle et en assumer la responsabilité. Il devait trouver et vite :
     - Puisque tu voles tes frères, tu vas payer. A partir d'aujourd'hui, tu travailleras la journée comme tout le monde, et le soir pendant trois heures que tu prendras sur ton sommeil, tu t'occuperas de leurs jardins à tour de rôle jusqu'à ce que tu aies payé ta dette.

     Le silence était total, les moujiks s'attendaient à une bonne séance de fouet, ils étaient tous décontenancés, mais sûrement pas plus que l'homme en question. Sa première réaction fut le soulagement, mais en réfléchissant un peu, il avait une question :
   - Combien de temps, Monsieur ?
   - Jusqu'à ce que le staroste le décide.
   - Mais, Monsieur, il va en profiter.
   - Premièrement, tu aurais du y penser avant. Deuxièmement, si tu n'obéis pas tu seras vendu. Et enfin, si le staroste abuse, c'est lui qui sera vendu.
    Le ton était cinglant, sans réplique, convaincant finalement, décida Nikolaï. Il se leva, suivi de Vania :
     - Vous avez entendu mon intendant, qu'il en soit fait selon sa volonté!
     Sur ces mots, il sortit de la grange, remonta sur son cheval et avant de partir, ajouta :
     - Je reviens dans deux semaines vérifier que la sanction est appliquée correctement.

     Le retour au château se fit en silence. Vania était au supplice, il comprenait que le maître l'ait approuvé devant les moujiks, mais il ne savait pas ce qu'il pensait vraiment.
En arrivant, ils s'installèrent dans le bureau et Nikolaï décida de rompre le silence :
     - Tu feras comment la prochaine fois ? Il coupera du bois pendant l'heure du déjeuner? 
     - Lui, il a eu l'air de trouver qu'il ne s'en sortait pas si bien que ça. Je suis même sur qu'il aurait préféré quelques coups de fouet vite fait. Là, il sait que ça va durer.
     - Oui, je reconnais que c'est une bonne punition. Le ton employé était convaincant et la menace efficace.
     - Je sais, Maître, je n'avais pas le droit de l'utiliser. Vous seul ...
     - Effectivement, mais ce n'est pas le problème; si tu l'utilises trop souvent, elle ne fonctionnera plus. A moins que tu ne veuilles t'en servir ...
     - Non, jamais, où pourrait-il être plus heureux qu'ici?
     - Tu ne veux pas t'en débarrasser et tu ne veux pas les battre!
     - Maître, vous comprenez, je ...
      - Je sais, je connais ton histoire. Mais je t'ai engagé comme intendant et ça en fait partie. Puisque tu es un homme libre, tu peux quitter mon service, tu verras que chez n'importe quel noble, ça fera partie de ton travail.
     - Maître, je ne veux pas partir; je vous avais dit que je serais un bon valet, pas un bon intendant.
     - Tu es parfait ! Simplement, il va falloir que tu réfléchisses au problème, que tu te fasses à l'idée.
     - Pourquoi serait on obligé d'en arriver au fouet ?
     - Ça n'a rien d'obligatoire, mais ça peut arriver, et tu n'auras pas toujours d'autres idées. Des voleurs et des menteurs tu en trouveras toujours.
     - Chez les moujiks seulement bien sur ! Tous de grands enfants qu'il faut corriger pour leur bien. Moi, au moins, j'essaierai de faire autrement.

     Vania aurait voulu ne jamais avoir prononcé ses mots. Il sentait la colère monter en lui, c'était de la faute du prince aussi; il n'avait cessé de l'exhorter à prendre confiance, avait accepté ses opinions dans leurs discussions, recherché même son opposition. Mais c'était trop tard, le maître reprenait d'une voix terriblement calme et douce:
     - Que veux tu dire par là ?
     Vania décida de se lâcher un peu, après tout, puisqu'il était trop tard, autant dire à son maître une partie de ce qu'il avait sur le cœur.
     - Vous, les nobles, soit vous aimez faire mal et fouetter un pauvre hère vous défoule, soit vous pensez que votre devoir est de le remettre sur le droit chemin et que rien ne vaut le fouet pour ça. Que l'on vous vole ou que l'on vous mente, quel crime atroce !
     Nikolaï se taisait, Vania savait que c'était très mauvais signe, mais il ne pouvait plus s'arrêter:
     - Si ces gens volent, c'est certainement parce qu'ils sont mauvais, n'est-ce pas ? Pas du tout parce qu'ils n'ont jamais eu le choix entre le bien et le mal, entre vivre ou survivre, entre l'abondance et la pauvreté ...

     Le vase se brisa avec fracas contre le mur, pendant que le poing de Nikolaï s'abattait sur la table. Vania s'arrêta net, le cœur battant la chamade; quel fou il avait été ! Il allait tout perdre ! Il lui fallait réagir; il réfléchit en un éclair, puis se leva lentement, enleva sa chemise, tourna le dos à Nikolaï et se plaqua contre le mur, mains sur la tête. Puis il attendit sans un mot. Il jouait sa vie ! Tout dépendait de la réaction de Nikolaï, si celui-ci était un tant soit peu surpris, il aurait une chance.
     - Qu'est-ce que tu fais ?
     La tension baissait d'un cran, mais Vania devait jouer serré.
     - J'oubliais une catégorie de nobles.
     - Quoi ? Nikolaï était vraiment désarçonné.
     - Ceux qui n'ont pas de chance.
     - Tu vas arrêter ce cirque! 
     Vania entendit Nikolaï s'emparer de son fouet, il sut qu'il devait se lancer.
     - Ceux qui ont trop bon cœur et qui se sont chargés du destin d'imbéciles dans mon genre. Il y a de bonnes raisons de donner le fouet, Maître, l'insolence d'un serviteur en est une. Battez-moi, Seigneur, je l'ai mérité. Mais par pitié, par pitié, gardez-moi !
     Vania gardait le dos tourné, la tête appuyée  contre le mur, il ne pouvait regarder Nikolaï, car l'étrange jeu continuait. Deux hommes de conditions sociales extrêmement différentes réunis par le destin. Jusqu'où pouvaient-ils aller dans la connaissance de l'autre ? 
     Une confiance mutuelle totale, avait dit le maître. Oui, ils pouvaient parler ensemble de presque tout, s'apporter beaucoup; une protection incomparable pour l'un, une porte de sortie hors de la prison de l'ennui pour l'autre. Les barrières pouvaient s'abaisser. Mais disparaître : jamais. Ils restaient maître et serviteur. Quoi qu'ils fassent !
     Nikolaï, à quelques pas de là, pensait la même chose, mais il était mauvais perdant et ce soir Vania avait gagné.
     - C'est trop facile! Tu te sers de ma demande de confiance et de vérité pour être insolent et me cracher mes quatre vérités au visage, et après, quand ça tourne mal, tu retombes dans le genre : " vous êtes le maître, ayez pitié de moi " ou " de toutes façons, tout est faussé, je ne suis pas vraiment libre ", " allez-y, battez-moi comme n'importe quel barine "
     Il s'approcha et laissa courir les lanières du fouet sur le dos de Vania qui ne put s'empêcher de frémir.
     - Réponds à une question. Honnêtement. Sans jouer.
     Vania inclina la tête, la gorge nouée. Les lanières continuaient à courir sur son dos, lui rappelant d'atroces souvenirs.
     - Est-ce que tu penses qu'il est juste que tu sois battu pour ce que tu as dit ?

     Vania sentait la pièce tourner autour de lui. A nouveau cette impression de jouer sa vie. Un barine aurait, sans aucun doute possible, aimé entendre un oui bien clair accompagné d'excuses et de promesses d'amendement. Son deuxième maître par cruauté pure, le premier certain de lui rendre service en lui apprenant le respect total des maîtres. Mais celui-ci; il était si différent, imprévisible, étrange. Comment savoir ? Tout au fond de lui, montait un cri qui ne lui appartenait même pas, qui venait des générations d'esclaves humiliés, battus, vendus. Un cri terrible fait de rage impuissante, de douleur et de révolte. Un cri qui disait qu'on n'avait pas le droit de fouetter un être humain quel qu'il soit. Un cri qui disait :
     - Non!
     Les lanières cessèrent leur jeu dans son dos. Vania retint sa respiration : soit elles disparaissaient, soit elles retombaient brutalement pour lui déchirer la peau. Elles retombèrent, mais loin de Vania, sur le divan où Nikolaï venait de lancer le fouet.
     - Retourne-toi!
     Vania maintenait le visage baissé dans un geste de soumission mais quand Nikolaï lui prit le menton pour le regarder, il ne vit aucune trace de larmes ni même de crainte dans les yeux bleus qui lui faisaient face. Un esclave était en train de devenir un homme.

     Nikolaï ne savait pas exactement si cette œuvre qui était la sienne lui plaisait ou l'inquiétait.

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