vendredi 22 janvier 2016

LA GABACHA CHAPITRE 3 : YOANN



Il est resté assis. Son livre est encore ouvert sur la table devant lui. Tous les autres sont sortis depuis longtemps. Quand la sonnerie a retenti, Aurélie avait fini son cours; le temps qu’elle se retourne pour essuyer le tableau et la classe s’était vidée. Il faut dire qu’il est midi et demie et que le froid de ce début Décembre pousse les gamins à rechercher la chaleur de la cantine au plus vite.
"Il y a un problème, Yoann ?"
Evidemment qu’il y a un problème, qu’est-ce qu’elle croit? Qu’il reste assis parce qu’il n’a pas compris que le cours est fini? Où alors, qu’il veut "squatter" sa salle le temps du déjeuner? Enfin, lentement, il relève la tête. Il est le "chef secret" de la classe, un individu qui peut tout faire basculer. D’un côté ou de l’autre. Une configuration que l’on retrouve parfois dans certaines classes ; ni délégué, ni forte tête, juste quelqu’un - pratiquement toujours un garçon - qui par sa forte personnalité influence un groupe d’autres élèves qui l’imitent et qui à leur tour en amusent ou en impressionnent d’autres. Tout cela sur un fond passif composé souvent de filles. 
Yoann, lui, il les attire toutes. Ses yeux bleus, sa longue chevelure de rebelle, ses vêtements de marque aussi. Les vacances qu’il passe aux quatre coins du monde les font rêver. Aurélie est intriguée; que peut-il bien lui vouloir? Apparemment, les autres sont au courant ou du moins ils ont senti quelque chose; pas un n’a traîné. Même ses deux fidèles lieutenants, Karim et Jonathan. Personne ne semble attendre dans le couloir.
Elle et lui ne se sont jamais vraiment parlé. Il ne fait pas partie de ceux qui viennent la retrouver à la fin d’un cours sous un prétexte ou un autre : une note à vérifier, un point de grammaire, et qui attendent qu’elle pose la question magique. "Et à part ça, la vie ça va?". Les réponses sont variables, depuis des aveux de bêtises dans d’autres cours – elle est prof principale en troisième – jusqu’à des confidences parfois douloureuses sur leur vie à la maison. Elle en a entendu de toutes les couleurs depuis vingt ans qu’elle fait ce métier; des violences avouées à mi-voix, des peurs de l’échec, des rêves que l’on veut briser. Des incompréhensions surtout.
A chaque fois, elle fait ce qu’elle peut; conseils personnels, rencontres avec les parents, toujours sous un prétexte scolaire même si elle fait dévier la conversation après, appels à la conseillère d’orientation ou à l’assistante sociale pour les cas les plus difficiles. Mais s’il y a quelqu’un qu’elle n’attendait pas c’est bien Yoann.
En début d’année, il s’est installé dans le fond et elle a tout de suite compris que l’espagnol ce n’était pas son truc. Renseignements pris, elle a découvert que c’était un bon élève, plutôt scientifique et pratiquement bilingue, une mère américaine apparemment, bref; le genre qui pouvait se passer de la matière qu’elle enseigne. En plus, elle a vite repéré son influence sur les autres. Alors, elle a fait ce qu’elle sait si bien faire; du charme. 
Oui, du charme. Rien de malsain, juste une opération "l’espagnol peut te plaire à toi aussi", un pacte de non-agression mutuelle – tu me fous la paix en classe et moi je ne vais pas te chercher – agrémenté d’un ensemble "essaie, tu n’as rien à perdre". Méthode très efficace, testée de nombreuses fois avec bonheur. 
Bien sûr, cette méthode demande un certain doigté, un savoir-faire qui s’acquiert avec le temps, quelque chose que l’on sent ou pas. Quelque chose qu’Aurélie ne pourra jamais enseigner aux stagiaires qui lui sont confiés. Juste donner quelques trucs. Des pistes. Mettre les gens dans la bonne direction. Prof, on a ça dans le sang … ou pas. Elle, elle l’a. Il n’y a pas grand-chose dont elle soit sûre mais d’avoir choisi le bon métier, ça oui.
Enfin choisi, ce n’est pas vraiment le bon mot. Disons qu’elle a choisi l’espagnol. Avec passion. Dès son retour de Sorihuela. Oui, elle referait une Terminale C et elle aurait son bac cette fois. Elle l’a promis à Jean mais elle a aussi ajouté : "après, je vais en fac d’espagnol". Son père a juste demandé : "tu es sûre?". Elle a dit "oui", il a répondu "d’accord". Comme elle l’a aimé ce jour-là d’avoir compris que quelque chose d’essentiel se jouait, de lui avoir fait confiance, de ne pas avoir parlé finances, jeunes frères à élever ou marché de l’emploi incertain.
Le métier, c’est venu après comme une évidence. Que peut-on faire avec une licence d’espagnol et un DEUG d’anglais? Pas grand-chose à part prof. Elle a d’abord décidé de prendre le temps. Le temps de réfléchir. Le temps de vivre surtout. Retour à la case Espagne. Le pays de la vraie vie. Une fois de plus, Jean a dit "tu es sûre? D’accord" Et il l’a laissée partir. Comme pendant l’été 77. Comme en 1980, en été toujours, où elle est allée rejoindre un petit ami américain. En Californie. A 20 ans.
Là, en Septembre 81, elle devient assistante de français dans un lycée des Asturies. Pourtant, Jean a peur; en Mars de la même année, un lieutenant-colonel, le même grade que le sien, est entré dans les "Cortes" l’arme au poing. En plus cet été-là, une sombre histoire d’huile de colza frelatée a défrayé la chronique mais Aurélie a su trouvé les mots, pour elle, l’Espagne c’est comme un homme aimé. Une confiance aveugle l’anime; rien de mal ne peut lui arriver dans ce pays. Quant à Tejero, le lieutenant-colonel, elle explique à Jean que ça a été l’occasion pour le roi de se révéler comme un véritable chef d’état, que maintenant les choses sont claires pour les Espagnols ; le roi est du côté de la démocratie. Aurélie, républicaine convaincue, idolâtre Juan-Carlos Premier. Elle a suivi, avec retard certes mais avec passion, en communion totale avec ceux de Sorihuela, son intervention à la télé. Et les chars qui étaient sortis dans les rues sont rentrés dans les casernes. A Valence et ailleurs.
Elle n’oubliera jamais comment "el titere", la marionnette de Franco est devenu un homme en direct. Un symbole vivant; celui d’une démocratie en marche. Dans son cœur, ils étaient tous là, Pepe, Miguel, Fernando, Carlos, Edelmiro qui avait enfin pu rentrer au pays. Elle a pensé à quelqu’un d’autre aussi, à Adolfo. Il a des "cojones", Suárez. Quand l’autre a tiré dans le plafond des Cortes, ils se sont tous jetés à terre, les députés du peuple, sauf lui et un ou deux autres. De toute façon, il y a longtemps qu’elle ne se moque plus de son prénom; elle a compris que si toutes ces réformes existent, si le pays découvre enfin la démocratie, au point de provoquer ce sursaut de peur chez les fascistes, c’est grâce à lui. Et au roi, bien sûr.    
Et une fois de plus, l’Espagne répond à ses questions. Au retour, elle sait. Elle sera prof. Parce que c’est le seul moyen de vivre de sa passion. Parce qu’elle a découvert une autre Espagne, beaucoup moins austère que la Castille, parce que de nouveau ce pays a pris son cœur. Il s’appelle Pablo.
Curieusement, c’est à lui qu’elle pense alors que Yoann relève la tête. A ce qui l’a poussée à faire ce métier. Les yeux bleus sont noyés. Derrière la chevelure châtain, elle sait maintenant que l’on doit dire "castaño", qui lui couvre la moitié du visage, les larmes ruissellent. Il ne peut visiblement pas parler. Il n’est même pas parvenu à se lever. Et elle, elle comprend qu’elle va en avoir pour un moment. Dommage, elle commençait à avoir vraiment faim. 
Alors elle fait ce qu’elle n’a pas vraiment le droit de faire; elle ferme la porte et vient s’asseoir en face de lui. Pas besoin de témoins. Elle comprend qu’il ne parlera que dans la discrétion la plus totale. "Yoann, je … tu as bien fait. Je suis prête à t’écouter. Quoi que tu aies à me dire. Ça m’intéresse et ça restera entre nous.
- Je peux pas.
- Me parler ? Je suis sûre que si.
- Aller en Russie." 
Il hoquète plus qu’il ne parle. Pourtant, peu à peu, toute l’histoire défile; elle comprend que le père de Yoann est un homme d’affaires et qu’il va aller passer deux ans à Saint-Pétersbourg. Que Yoann et sa jeune sœur vont devoir suivre. Le garçon raconte ce que son père lui a dit pour le convaincre; qu’il vivrait dans une immense maison, qu’il aurait un garde du corps personnel, qu’il irait dans une excellente école privée. Et là, elle sent qu’il y a un problème. Intuition féminine? Décodage inconscient des émotions? Logique?
"Pourquoi cette école te fait-elle si peur?"
Un instant interdit, Yoann se laisse aller, ses larmes redoublent. Quand ses sanglots s’espacent, il retrouve la force de parler. Plus il parle, plus il se libère. Les larmes, trop longtemps retenues, ont balayé l’émotion quand la digue s’est rompue. Aurélie découvre à quel point un jeune de quatorze ans peut se rendre malade, littéralement malade de peur rien qu’à l’idée de décevoir un père. Un père trop brillant, trop angoissé lui-même par la réussite, trop exigeant. 
Elle dit qu’elle peut essayer de parler à cet homme, que de toutes façons Yoann est un bon élève et qu’il ne peut que réussir, que son père l’aime et qu’il saura comprendre … tout ce qui lui passe par la tête. Elle sait que l’important n’est pas là, il est dans le lien créé, dans la confiance en soi retrouvée, dans la maîtrise de l’émotion.
"Pas la peine de prendre rendez-vous avec mon père, Madame. Ça va aller. De toute façon, il est parti pour une semaine au Koweit. Après, il y aura les vacances et … Franchement, je préfère pas. J’ai compris."
Les larmes ont cessé, un sourire timide, un peu bravache, flotte sur le jeune visage.
Pas besoin de sortir l’artillerie lourde pour cette fois; Aurélie se contente d’en parler à Marie, le professeur principal de Yoann. Lors de la remise des bulletins, la collègue feindra de découvrir l’imminence du déménagement et fera part au père de ses craintes - sans doute infondées, vus les excellents résultats de Yoann - quant à l’adaptation du garçon dans une nouvelle école. 
Pendant les semaines qui précèderont le déménagement, Aurélie et Yoann reprendront leurs rôles. Ni vu ni connu. Aucune allusion à leur entretien. Pas question pour lui de se mettre à participer à la classe, il se contente de répondre quand on le sollicite. Pas question pour elle de demander si les choses vont mieux, elle l’observe discrètement c’est tout. Elle a été là au bon moment, pour redonner un petit coup de pouce, juste ce qu’il fallait pour qu’il reparte vers la vie. Rien d’extraordinaire. Elle a fait son boulot en somme. C’est aussi pour ça qu’elle l’aime, pas que pour le côté espagnol de la chose.
La veille de son départ, les élèves de cette classe lui demandent la permission d’organiser un goûter. Elle ne le fait que rarement et ils le savent pourtant ils ont choisi son cours pour dire au revoir à Yoann. Elle accepte. Le jour J, ils ont tout prévu, gâteaux, sodas, bonbons mais aussi assiettes et verres en plastique et même serviettes en papier. Photos aussi. Là encore, ils demandent la permission; ils veulent qu’elle pose avec eux. Pas très protocolaire et pas très recommandé; ensuite on ne sait jamais quels commentaires peuvent accompagner les photos sur Internet. Elle croise le regard de Yoann et elle dit oui.
Deux mois plus tard, elle reçoit une copie de la photo. Au dos, un mot. Spassiba. 
   


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