vendredi 8 janvier 2016

LE BARINE ET LE MOUJIK DEUXIEME PARTIE CHAPITRE 9 : UNE SOIREE TRES ARROSEE



     Et la vie reprit son cours, Nikolaï et Vania retrouvaient leurs habitudes communes ; promenades, lectures, chasses mais surtout longues conversations. Natacha et Piotr se joignaient souvent à eux après le dîner tandis qu'Igor faisait son service.
     Quelques jours après l'arrivée du jeune prince, le dessert avait été servi au salon et quand Igor se présenta pour débarrasser, il fut surpris de trouver Piotr confortablement installé sur les genoux de Nikolaï, la tête nichée au creux de son épaule.
     Jusqu'à ce jour, il n'avait pas compris à quel point l'affection que Nikolaï portait à Piotr était grande et qu'il y avait entre ces deux êtres une immense et profonde complicité. Il ne put s'empêcher d'envier son ami, il aurait souhaité pouvoir s'abandonner ainsi, mais même si Nikolaï se montrait patient avec lui, Igor se sentait toujours inquiet  en sa présence.
     Natacha brodait dans un coin, souriante et détendue, pendant que Nikolaï et Vania discutaient. Le sujet du jour semblait être l'éducation des femmes . Du moins, ce fut ce qu'Igor réussit à comprendre pendant le peu de temps qu'il resta dans la pièce. Il aurait tant voulu rester pour écouter et apprendre mais c'était impossible.

     Quand il revint, un long moment plus tard pour demander si la cuisinière pouvait aller dormir, Natacha en profita pour demander à Nikolaï la permission de se retirer. Le prince la lui accorda, bien sur, ce n'était qu'une formalité entre eux, et il en profita pour dire à Piotr d'en faire autant. L'enfant dormait déjà à moitié et ne protesta même pas. Igor se demandait s'il devait lui aussi aller dormir :
     - Maître, avez-vous encore besoin de moi ?
     Nikolaï regarda Vania :
     - Tu as envie de dormir ?
     L'intendant sourit. Dormir ? Alors qu'ils venaient à peine de se retrouver ! Non, il n'en était pas question !
     - Non, Votre Altesse.
     Le mot maître avait été rayé de son vocabulaire depuis leur séjour moscovite, mais la longue habitude de respect imposait à la fois le titre et le vouvoiement.
     - Alors, oui, j'ai encore besoin de toi, Igor. Va me chercher de la vodka et deux verres.
     Le jeune garçon, intérieurement ravi, s'inclina, sortit et revint très vite avec ce qu'on lui avait demandé. Nikolaï avait beaucoup observé le gamin depuis son arrivée et il avait compris son envie de rester lui aussi dans la pièce. Il décida de jouer un peu :
     - Igor, puisque tu sais lire, tu vas t'installer à cette table et finir le travail de rangement par ordre alphabétique que j'ai commencé aujourd'hui.
     Igor, fou de joie, se précipita pour accomplir cette tâche. Ce qu'il ignorait c'était que le travail ne lui demanderait guère plus de dix minutes. Quand il eut fini, il n'avait entendu que quelques phrases de l'échange entre les deux hommes. Le sujet ne l'intéressait pas outre mesure, par contre la liberté de ton de Vania le surprenait énormément et il apprenait autant sur les deux hommes que sur le fond de la discussion. Il commença à lire méthodiquement chaque feuillet - des notes sur des livres - afin de gagner du temps.
     Au bout de quelques instants, Nikolaï échangea un regard complice avec Vania puis interpella l'enfant :
     - Igor, approche !
     Le jeune garçon sursauta, puis se dépêcha d'obéir. Pour Nikolaï, le jeu continuait :
     - Je ne crois pas que je vais te laisser continuer tes leçons avec Vania.
     La réaction d'Igor fut bien sur celle que le maître attendait:
     - Pourquoi, Maître ? S'il vous plaît …
     - Parce que le travail que je t'ai donné ne devait te prendre que quelques minutes, et voila presque une demi-heure de passée. Tu n'as pas l'air très doué; Vania perd son temps.
     - Non, Maître. Je n'avais pas bien compris, je croyais qu'il fallait lire, j'étais distrait.
     - Mauvaise réponse, Igor. Attention, donne m'en une qui me convienne.
     L' avertissement était clair. C'était une épreuve à laquelle le maître le soumettait, Igor réfléchit à ce que le prince lui avait expliqué quand il avait commencé son service : pas de vol, pas de mensonge. En aucun cas.
     - J'avoue, Maître; j'ai fini depuis longtemps. Je voulais rester plus longtemps près de vous, j'apprends tellement en vous écoutant. Je sais que ce n'est pas bien. J'ai menti. Je vous demande pardon. Je ne le ferai plus, Maître. Plus jamais.
     - Voilà ce que je voulais entendre. Cesse de trembler et va me chercher des bougies à la cuisine.

     Igor ne se le fit pas dire deux fois, quand il revint avec les bougies, il les installa et se tenait près de son maître, prêt à partir, quand celui-ci le saisit par le bras et l'obligea à s'asseoir sur le sol à côté de son fauteuil. L'enfant ne comprit tout d'abord rien à ce qui se passait car la conversation entre Vania et Nikolaï ne s'était même pas interrompue pendant ce temps.
     Puis il réalisa que son maître venait en fait, de l'autoriser à rester, sans qu'aucun prétexte ne soit nécessaire. Il posa sa tête contre le fauteuil, ferma les yeux et écouta de toutes ses oreilles. Il se sentait enfin en confiance auprès de Nikolaï, heureux d'être là, apaisé. Nikolaï et Vania parlaient, parlaient, parlaient; leurs verres de vodka s'emplissaient et se vidaient régulièrement et Igor commençait à s'assoupir, bercé par leurs voix quand il crut sentir la main du prince lui caresser les cheveux.
     - Tu avais raison, Vania, c'est un brave garçon, on en fera quelqu'un de bien. 
     - Oui, Votre Altesse, il faut juste encore un peu de patience.
     Après une pause pendant laquelle les deux hommes laissèrent libre cours à leur imagination, la conversation reprit sur un autre sujet. L'aube pointait déjà quand Nikolaï s'étira :
     - Vania, je crois que j'ai abusé de la vodka.
     - Moi aussi, Altesse, je vais avoir du mal à me lever.
     - Et moi, à monter me coucher.
     Ce fut à ce moment qu'une petite voix intervint :
     - Je ne serai sans doute pas très utile, Maître, mais je suis là.

     Les deux hommes partirent d'un grand éclat de rire, et Nikolaï utilisa effectivement l'épaule d'Igor pour s'appuyer tout en montant l'escalier. Il était tard et il ordonna à Igor de dormir sur le canapé de sa chambre plutôt que de réveiller Piotr en se couchant à cette heure si tardive. Pour la première fois, Igor osa baiser les mains de son bienfaiteur.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire