mardi 5 janvier 2016

LE BARINE ET LE MOUJIK  CHAPITRE 14 : LES CARTES


     Fatigué, Vania monta se coucher. Comme il y avait beaucoup de monde au château, ils se retrouvaient tous dans la même chambre : Nikolaï dans le lit, Vania sur un divan et les deux valets dans des fauteuils. Boris et Mikhaïl attendaient depuis longtemps déjà, et quand Vania arriva, les trois hommes décidèrent de s'installer pour la nuit. Ils commençaient à s'endormir quand le barine entra.
     Les circonstances se prêtaient mal aux discussions mais Vania se devait de tenter sa chance : 
     - Maître, le bal était tout à fait réussi. Tout le monde vous admirait.
     - Tu as fait ton petit effet, toi aussi.
     - Barine, à quelle heure partons nous, demain ?
     - Vania, ne fais pas l'idiot. Nous devons rester ici quatre ou cinq jours.
     - Maître, tous vous regardaient , mais je suis sur que vous ne vous êtes pas amusé.
     - Tu prétends me connaître à ce point ?
     - Oui, Seigneur.
     - Et bien, tu me connais mal, je n'ai aucune envie de partir. Bonne nuit.
     Le ton était sans réplique, mais Vania avait pris énormément d'assurance en quelques mois. Il continua :
     - Et bien moi, je me sens mal ici, Barine, j'ai peur. Je ne suis pas à ma place, ils n'ont pas cessé d'essayer de me le faire sentir.
     - De quoi peux-tu avoir peur ? N'as tu pas la grâce du Tsar sur toi ? N'es tu pas un homme libre ? Mon intendant ? Qui oserait s'attaquer à toi et par là même me provoquer ?
     - Je n'ose vous dire de quoi j'ai peur...
     - Alors, tais-toi et dors.
     Cette fois, Vania préféra se taire, à bout d'arguments véritables.
  
     Le lendemain, il demanda et obtint de son maître la permission de déjeuner et de passer l'après-midi seul. Nikolaï, lui, fut à nouveau à l'honneur lors du déjeuner, et les jeunes filles se livrèrent un véritable combat où tous les coups furent permis pour se retrouver dans la même troïka que lui.
     En effet, une balade romantique sur les chemins environnant le lac avait été imaginée par le comte. Le but, non avoué bien sur, était d'essayer de caser une des rares filles en âge de se marier, car exilé ou pas, il restait le cousin du Tsar. On avait pris soin de bien resservir Nikolaï en vin lors du déjeuner, et il se laissa aller aux charmes de cette promenade. Grisé par le vent sur son visage, par le vin, le parfum des femmes, il se laissait vivre et ne pensait plus à rien.
     Il repassa par la chambre afin de se changer pour le soir, Vania remarquant son état d'ébriété, fut à nouveau pris de craintes et essaya d'échapper au dîner..
     - Cela suffit ! Tu me fais perdre mon temps! Prépare toi, nous y allons.
     Jamais Nikolaï n'avait parlé de la sorte à Vania !  Les valets et l'intendant comprenaient bien que c'était l'alcool qui en était la cause mais ils frissonnèrent quand même.
     Le dîner se passa sans encombres, les convives entourant Vania semblant à présent craindre ses réparties. Le problème vint après; ce soir aucun bal n'était prévu, de petites tables étaient disséminées dans les salons du comte et Vania comprit que l'on allait jouer aux cartes. 
     Il semblait inutile de tenter quoi que ce soit pour dissuader Nikolaï de retomber dans ce qui avait fait son malheur. L'instinct de Vania lui disait de se préserver en s'éloignant, mais l'amour qu'il portait à l'homme qui l'avait rendu à la vie et au bonheur fut le plus fort : il resta à ses côtés. 

     Nikolaï s'installa à une table de cinq et parmi les autres joueurs, Vania reconnut les deux hommes qui avaient essayé de le ridiculiser la veille. Son mauvais pressentiment se confirmait. Pourtant au début, tout se passa bien, Nikolaï gagnait de petites sommes certes, mais il gagnait. Il trouvait que la vie avait finalement de bons côtés; il avait fort bien mangé toute la journée, beaucoup bu aussi, d'ailleurs la vodka continuait à couler à flots, il avait passé l'après-midi serré entre deux jeunes filles et il gagnait aux cartes.
     Il se disait qu'il avait finalement mal jugé ses voisins et que passer quelque temps avec eux allègerait sans doute son ennui, quand tout commença à changer. Il perdit une partie, puis deux, puis trois, au point que le tas d'argent devant lui finit par fondre complètement. Nikolaï avait la tête qui tournait sous l'effet de l'alcool et de la colère de perdre et allait se retirer la rage au coeur, quand l'un de ceux qui avaient insulté Vania intervint :
     - Votre Altesse! Quel dommage de vous retirer ainsi! 
     - Vous voyez bien que je n'ai plus un sou.
     - Sur la table, certes, mais vous ne manquez pas de biens; Orenbourg est une immense propriété. Un village de plus ou de moins, qu'est-ce que ça peut faire après tout ? Je vous joue tout ce que j'ai devant moi, simplement pour votre hameau de Poliats.
     Nikolaï ne répondait rien, devant lui défilaient des images d'autres parties avec les mêmes mots, la même griserie, la même folie. Il sentait monter en lui cette envie qui l'avait presque mené à la ruine, qui l'avait fait bannir par le Tsar et qui le faisait mourir d'ennui à petit feu.
     - J'ai mieux à vous proposer, Votre Altesse, la même somme, sans avoir à vendre un seul moujik. Juste celui qui est derrière vous.
     C'était le deuxième homme de la veille qui venait d'intervenir.

     Un murmure parcourut le cercle de ceux qui observaient la partie, d'autres se joignirent à eux et bientôt la rumeur courait à travers la salle. Vania sentait son coeur battre à tout rompre dans sa poitrine; si les vieux démons de son maître reprenaient le dessus, il serait amené à se sacrifier pour sauver tout un hameau, des dizaines d' êtres humains. Mais Nikolaï reprenait la parole :
     - Vania Sergueïevitch est un homme libre.
     - Certes, Altesse, mais il y a des moyens de s'arranger; vous le renvoyez et  je lui offre du travail. Je ne vois pas très bien où il pourrait aller par ici, ajouta-t'il  en jetant un coup d'oeil à la ronde d'un air de défi.
     Nikolaï restait silencieux, hébété par l'alcool, perdu dans ses pensées. En face de Vania, très pâle dans sa magnifique chemise bleue, se trouvait maintenant la fille du comte. Elle semblait horrifiée, une prière muette sur les lèvres, elle regardait Nikolaï avec un mélange d'horreur et d'incrédulité.
     Vania se déporta légèrement sur sa gauche de façon à pouvoir s'agenouiller à côté de la chaise qu'occupait son maître. Il prit sa main droite, celle où se trouvait la bague qui lui avait redonné espoir, dans les siennes, la porta à ses lèvres et murmura les mêmes mots que ce soir là :
     - Je remets ma vie entre vos mains, Barine. Je ferai ce que vous voudrez.
     Ce fut comme un électrochoc pour Nikolaï qui sembla émerger d'un long cauchemar. Il commença par relever Vania, mais garda sa main droite dans les siennes, puis s'adressant à ceux qui venaient de lui proposer un si odieux marché :
     - Vous n'êtes que des larves ! De vulgaires vers de terre ! Des êtres méprisables ! Je suis sur que vous aviez tout prévu, me pousser à boire, me laisser gagner d'abord... Tout ça pour ... même pas vous venger, puisqu'il ne vous a rien fait. Je vous méprise, si vous aviez quelque honneur, je vous provoquerais en duel. Oh, je sais qu'il y en a ici que cela ne choque pas de jouer la vie d'autres êtres humains aux cartes, puisque de toutes façons nous avons droit de vie ou de mort sur eux, n'est-ce pas? Je ne fais plus partie de ce genre de monde, je n'ai plus rien à faire ici. Le seul homme d'honneur, que j'ai envie de fréquenter, c'est celui dont je tiens la main et à qui je présente mes excuses.

     Sur ces paroles, pour le plus grand étonnement de tous, il porta la main de Vania à ses lèvres.

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