dimanche 3 janvier 2016

DEUXIEME PARTIE  CHAPITRE 10 : MAIS OU EST LIOVA?

A peine dans la voiture, Marie s’était pourtant inquiétée de l’accueil que l’on ferait à son nouveau soupirant.
« Oncle Piotr, si je vous promets de ne pas sortir du palais, pourriez-vous demander à Liova de me laisser tranquille ?
- Te laisser tranquille ?
- Oui, je ne risque rien ici et … Liova s’est montré vraiment grossier avec Grigor Alexeïevitch.
- Grossier ?
- Oui, il m’a empêchée de sortir dans le parc avec lui.
- Ah, tu veux donc dire qu’il a fait son travail ?
- Oncle Piotr !
- Quoi ? N’est-ce pas toi qui es venue chercher protection auprès de moi ?
- Si, mon oncle mais …
- Mais quoi ? Ecoute, si Grigor Alexeïevitch te fait tourner la tête au point de te faire oublier ta propre sécurité, il peut rester chez lui.
- Rester … mais vous venez de l’autoriser à venir et puis moi j’ai vraiment envie de continuer à le voir. 
- Et alors ? Celui qui prend les décisions ici c’est moi. »
Outrée par cette soudaine crise d’autorité, Marie s’insurgea.
« Ce n’est pas au moment où je retrouve goût à la vie que vous devez m’empêcher de …
- Marie, je suis ton tuteur officiel, tu sembles l’oublier. Veux-tu vraiment me provoquer ? »
Olga et ses filles assistaient, silencieuses et vaguement gênées, à l’altercation. Marie comprit qu’elle ne devait attendre aucune aide de leur part, elle choisit de faire profil bas. 
« Non, Oncle Piotr, non ! Je vous en prie, ne vous fâchez pas ! »
Touché par les larmes qui commençaient à briller dans les yeux de la jeune fille, Piotr l’attira dans ses bras. 
« Viens là. Ne comprends-tu pas que je ne veux que ton bonheur ? Je t’aime, Marie. Pour moi, le plus important pour l’instant c’est de te garder en vie et je suis prêt à tout pour ça. Je veux aussi que tu sois heureuse, que tu t’amuses, que tu vives comme une jeune fille de ton âge. Si tu fais ce que je te demande, je suis sûr que nous pourrons à la fois te protéger et te laisser profiter de ta nouvelle vie.»

Le soir même, ce fut à Liova que la jeune fille eut affaire. Dès qu’Anna, la servante, fut endormie, le garde vint s’asseoir en face de Marie qui lisait un peu avant de s’endormir. 
« Alors, comme ça, je me suis montré grossier ?
- Liova … que … Oncle Piotr t’a répété …
- Oui, un peu plus tôt dans la soirée. Je sais aussi qu’il a mis les choses au point avec toi.
- Oui. Ecoute, je suis désolée …
- Tu peux l’être et essaie de bien comprendre ce que je vais te dire ; si tu m’as trouvé grossier ce soir, tu n’as encore rien vu.
- Tu n’étais pas grossier, je …
- Tais-toi. Et ne prends pas cet air étonné. Quand nous sommes seuls, tous les deux, je ne m’adresse pas à toi comme un serviteur mais comme un ami. Je veux te protéger y compris contre toi-même.
- Liova, je sais, je comprends. Oncle Piotr a dit la même chose. Je suis désolée. C’est juste que Grigor Alex…
- Oui, j’ai vu. Une gamine énamourée. Aveugle et stupide.
- Liova ! 
- Je ne sais pas pourquoi, Marie, mais je n’aime pas cet homme. »
Marie se mordit la lèvre inférieure jusqu’au sang pour ne pas rétorquer à Liova que c’était sans doute la jalousie qui le faisait parler. Son amitié était bien trop importante pour elle, au-delà de la protection qu’il lui apportait, il était la seule personne au monde en qui elle avait une confiance totale, aveugle justement. Elle devait faire la paix avec lui. Elle s’empara de sa main et la porta à ses lèvres. 
« Liova, si je t’ai offensé, je te demande pardon. J’ai tellement besoin de toi. Aide-moi, s’il te plaît ! 
- D’accord, Princesse. Quand ton chevalier servant viendra, je me ferai discret. De toute façon, dans le palais, en plein jour, tu n’as pas besoin de moi. Dans le parc, à peine plus. Et jamais on ne te laissera partir en ville sans moi.
- Je n’ai pas l’intention de sortir. Merci, Liova. Je t’ai… Tu comptes tellement pour moi. »
Le sourire mi-moqueur, mi-sincère, de Liova lui démontra qu’ils se comprenaient parfaitement tous les deux.

Deux jours plus tard, lorsque Grigor Alexeïvitch se présenta au salon où l’attendait Olga et ses trois « filles », aucun garde du corps n’était en vue. Si le jeune homme le remarqua, il se garda bien d’y faire allusion. Il se montra charmant, enjoué, drôle, sachant mêler anecdotes sur ses voyages dans la lointaine Chine et fines remarques sur la vie à la Cour. La chaleur de ce printemps finissant se faisait sentir, Olga fit servir le thé dans le petit salon d’été, sous la véranda ouverte sur le parc.
Pendant que les pâtisseries envahissaient les petites tables dressées devant les convives, Grigor continuait à découvrir le passé de Marie et les incroyables circonstances de son retour en Russie.
« Vous avez dû avoir tellement peur. Traverser seule l’Europe ! Avec cette angoisse permanente.
- A vrai dire, je n’étais pas seule. Au départ de la France, une suivante m’accompagnait mais l’angoisse ne nous quittait jamais vraiment. Jusqu’à la frontière. Quand Jeanne … Cette nuit-là, ils l’ont tuée et sans Liova, moi-même, je ne serais plus là pour vous parler.
- Liova ? Celui de l’autre soir ?
- Oui. C’est là qu’il m’a retrouvée. Avant de me ramener saine et sauve jusqu’ici.
- Je comprends que vous lui fassiez totalement confiance. Il vous a sauvé la vie.
- Et vous êtes loin du compte, Excellence. Ce n’était pas la première fois qu’il risquait sa vie pour me sauver.
- Ainsi vous le connaissiez avant. Comment …
- C’est une longue histoire. »
Marie ne se sentait pas le courage de raconter à celui qui la troublait tant la longue liste de ses aventures passées. Elle ignorait ce que Grigor avait bien pu apprendre au sujet d’Anissia, qu’il était trop jeune pour avoir connue, mais elle n’avait aucune envie d’aborder ce sujet avec lui. Heureusement, le jeune homme n’insista pas, celui qui semblait l’intéresser c’était Liova.
« Vous savez, Maria Petrovna, maintenant que j’y réfléchis, votre Liova avait raison de ne pas vouloir vous laisser sortir dans le parc avec moi. Il y avait beaucoup d’allées et venues et il n’aurait pas pu vous protéger efficacement. Je pense que vous ne sauriez avoir de meilleur garde du corps ; calme, réfléchi et efficace d’après ce que vous m’en dîtes.
- Liova sera content d’apprendre que vous l’approuvez, Grigor Alexeïevitch. 
- Si vos autres gardes sont aussi doués que lui, personne ne se risquera plus à vous attaquer.
- Je n’ai pas d’autres gardes personnels que Liova. Les autres accompagnent les membres de cette famille lors des sorties.
- Voulez-vous me faire croire que personne ne remplace jamais Liova ? Enfin, il faut bien que cet homme dorme !
- Dans ma chambre.
- Si j’osais, je vous dirais qu’il fait bien des envieux. »
Grigor Alexeïevitch se tut, visiblement impressionné avant d’orienter la conversation sur un autre sujet. L’après-midi se déroulait tranquillement et ce fut tout naturellement que le jeune homme demanda à Olga l’autorisation de se promener dans le parc avec Marie. Comprenant son désir de s’entretenir en tête à tête avec la jeune fille, la maîtresse de maison eut la délicatesse de décliner l’invitation à se joindre à eux et l’art de dissuader ses filles de le faire. Seule Anna fut amenée, par souci des convenances, à suivre sa maîtresse à distance.

Le parc ressemblait plus à un petit bois qu’à un jardin. La seule concession au travail humain étaient les petits parterres de fleurs disséminés ici et là entre les troncs. Les chemins qui serpentaient à travers la propriété semblaient le faire tout à fait au hasard, obéissant au caprice de Mère Nature.
Grigor Alexeïevitch s’extasiait sur le charme de l’endroit, se permettant de proposer son bras à Marie pour un passage un peu glissant ou allant lui cueillir une fleur. Petit à petit ses gestes se faisaient plus tendres et comme il glissait un bras sous sa taille, Marie se tourna en rougissant vers Anna. Surprenant son malaise, il interpella la suivante.
« Approche ! Dis-moi ; je suis sûr que quelques pièces pourraient te convaincre de regarder ailleurs. »
Avant qu’Anna ait eu le temps de répondre, Marie intervint.
« Grigor Alexeïevitch, il y a une chose que vous devez savoir à propos des serviteurs de Son Excellence Piotr Ivanovitch : ils ne lui cachent rien. Jamais ils n’oseraient lui mentir.
- Allons jeune fille, que savez-vous vraiment des mœurs russes ? Vous seriez surprise de voir …
- Pardonnez-moi mais je ne vous parle pas des serviteurs en général mais de ceux d’Oncle Piotr.
- Et qu’ont-ils de spécial ?
- Ils sont libres. Oncle Piotr les a tous affranchis. Ils savent qu’ils ne pourront jamais trouver une aussi bonne place. Ils savent aussi que leur maître ne tolérera ni vol ni mensonge. Ceux qui étaient déjà serviteurs dans ce palais avant qu’Oncle Piotr ne l’achète ont gagné leur liberté mais savent qu’elle ne leur donnera pas pour autant un travail s’ils sont renvoyés. Juste le droit de chercher. Pour les autres, ils perdraient encore bien plus ; ils ont été recueillis par charité et l’on peut dire qu’Oncle Piotr leur a sauvé la vie. Se retrouver à la rue est tout simplement impensable. 
- Affranchis ? Vous voulez dire que tous ces gens sont payés pour travailler pour lui ? Les gardes aussi ?
- Oui. Tout le monde. Les gardes en particulier sont très bien payés.»

Les deux jeunes gens avaient repris leur promenade, laissant de nouveau Anna en retrait, sans même lui avoir laissé le temps de répondre.
« Dîtes-moi, Maria Petrovna, je me demandais pourquoi Son Excellence Piotr Ivanovitch vit ainsi entouré de gardes ; ce n’est pourtant pas un homme craintif. »
L’image de Gorislav tué froidement par son employeur et le bruit de la serrure de la grille s’ouvrant pour laisser Piotr face au dangereux Liova traversèrent rapidement l’esprit de Marie ; non, Piotr n’était pas peureux. Froid, sûr de lui, capable d’une dureté insoupçonnée et doté d’un jugement très affirmé, le marchand ne s’en laissait compter par personne.
« Non, Grigor Alexeïevitch, ce n’est par crainte. Oncle Piotr a seulement été le premier à avoir eu l’idée de faire protéger les marchands de sa compagnie par des gardes afin de parer aux attaques des brigands qui infestent les routes de l’Europe entière. D’après ce que j’ai compris, cela a fait la différence dans la plupart des affaires, en garantissant l’arrivée des marchandises à bon port. Il y a déjà de nombreuses années qu’Oncle Piotr ne voyage plus lui-même pour ses affaires et qu’il ne se fait accompagner par un garde que dans de rares occasions. Seuls les déplacements de la famille entière vers Oblodiye justifient la présence de plusieurs gardes armés. Enfin…avant mon arivée.
- Nul ne saurait blâmer Son Excellence de vouloir vous protéger. Maintenant que je connais le drame affreux qui a à jamais endeuillé votre vie et les dangers que vous avez courus et qui vous menacent encore, je m’étonne même de ne pas voir Liova nous suivre lui aussi. 
- Grigor Alexeïevitch, le parc est entouré de hauts murs et par ailleurs il sert souvent de terrain d’entrainement à nos gardes, il serait risqué d’essayer de s’y cacher.
- Me voici rassuré, belle dame. »

Comme pour confirmer au jeune homme les dires de Marie, quelques instants plus tard, au détour d’un chemin, apparut un petit groupe d’hommes. Tous faisaient cercle autour de deux grands gaillards qui étaient en train de s’affronter l’épée à la main. Sans s’en rendre vraiment compte, Grigor ralentit le pas jusqu’à s’arrêter totalement ; la fougue, la violence même, avec laquelle les coups étaient échangés l’impressionnait. La virtuosité, la variété des attaques et des parades utilisées, la rapidité d’exécution le laissèrent sans voix. Ce fut Marie qui reprit la conversation.
« Vous voyez ce que je vous disais ; personne n’aimerait tomber sur eux.
- Je suis bien de votre avis mais … je ne vois nulle part votre Liova. »
Marie eut un petit sourire amusé.
« Décidément, si j’avais su que Liova vous intéressait à ce point je lui aurais demandé de rester près de moi. Pour tout vous dire, il s’entraine rarement avec les autres. Je crois qu’aucun d’entre eux n’ose l’affronter. Je pense que je sais où le trouver pourtant. Venez, suivez-moi. »
Grigor obéit et suivit avec Marie le sentier sur la gauche pendant une centaine de mètres. La première chose qu’il aperçut ce fut une cible ayant forme humaine. Juste avant de voir un couteau, puis un autre, se planter au niveau du cœur. Ensuite seulement il remarqua l’homme.
« Bonjour, Liova.
- Bonjour, Excellence.
- Une belle performance à cette distance.
- Merci.
- Je voulais te dire que, maintenant que je sais ce que Maria Petrovna a enduré et à quel point elle est toujours en danger, je comprends que tu avais raison avant-hier. 
- Merci, Excellence. 
- Tu n’es guère bavard.
- Sauf votre respect, Excellence, je ne suis pas payé pour parler.
- Liova !
- Oui, Maria Petrovna ?
- Laissez, Maria Petrovna. Liova a raison. Je voulais juste qu’il sache que j’apprécie ce qu’il fait pour vous. 
- De nouveau, merci, Excellence. 
- Reprenons-nous notre chemin, belle dame ?
- Certainement, Grigor Alexeïevitch. A tout à l’heure, Liova.
- A tout à l’heure, Maria Petrovna. Que Dieu vous garde, Excellence.
- Au revoir, Liova. »

Grigor s’était détourné et reprenait le chemin menant à l’allée principale. Marie se préparait à en faire autant quand elle surprit le regard de Liova posé sur le jeune homme. Un regard qu’elle lui avait trop souvent vu. Celui du tueur qu’il était cinq ans auparavant.

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