samedi 2 janvier 2016

DEUXIEME PARTIE CHAPITRE 8 : UNE VIEILLE CONNAISSANCE

Quelques jours plus tard,un carrosse roulait en direction du Kremlin. Pendant que les passants se retournaient sur la beauté des chevaux, l’élégante tenue des valets et le luxe des portières décorées de feuilles d’or, à l’intérieur, recroquevillée contre le capitonnage de cuir rouge, une jeune fille luttait contre l’angoisse qui la rongeait.
Marie avait pourtant tout pour se rassurer ; assis à ses côtés, Piotr tenait ses mains entre les siennes, là-haut, Liova veillait et tout autour du carrosse chevauchaient d’autres gardes.
Un bal se donnait ce soir-là au palais et la musique se répandait à travers les salons. Encore trop tendue pour accepter les invitations qui avaient commencé à affluer dès les premières minutes, Marie avait préféré s’asseoir dans l’un des confortables fauteuils qui foisonnaient dans chaque pièce. Olga et ses filles s’installèrent, comme promis, à ses côtés tandis que Piotr était immédiatement accaparé par des courtisans trop heureux de pouvoir profiter de l’une de ses très rares visites au palais pour l’entretenir de leurs affaires et essayer de s’attirer ses faveurs. Impassible, debout à quelques pas derrière elle, Liova veillait.
La jeune fille commençait à peine à se détendre quand un valet s’inclina devant elle ; le Tsar souhaitait la rencontrer sur le champ. Soudain paniquée, Marie chercha Piotr du regard pour constater avec soulagement qu’il se dirigeait déjà vers elle. Il n’eut pas besoin de se présenter ; le valet le salua respectueusement et, à la grande surprise de Marie, lui transmit aussitôt un papier plié en deux qu’il venait d’extirper de l’une de ses poches. 

Le geste de Piotr fut rapide mais Marie qui s’était pendue à son bras eut le temps de prendre connaissance du contenu en même temps que lui : deux P majuscules tracés en miroir. Elle n’eut pas le temps d’intervenir, son nouveau tuteur la rassurait déjà :
« Tu peux y aller, Marie. Ne crains rien. Tout ira bien.
- Vous ne venez pas avec moi ?
- Non, ma chérie. C’est inutile et c’est toi que Sa Majesté veut voir.
- Mais …
- Va maintenant. »
Il n’y avait rien à répliquer, Marie emboita le pas au valet. Pour son plus grand soulagement, Liova fit de même. Ce qui sembla contrarier leur guide qui attendit tout de même d’être hors de vue de Piotr pour le faire savoir à son garde du corps.
« Il est inutile de nous suivre. Seule Maria Petrovna …
- Je suis l’ombre de Maria Petrovna. Où qu’elle aille je vais aussi.
- Pourtant …
- Cesse de perdre du temps et avance. »
Un seul regard en direction de Liova suffit à convaincre le valet qui obtempéra sur le champ et les guida sans un mot à travers le dédale de salons, de couloirs et d’escaliers. Le parcours sembla d’ailleurs plutôt long à Marie ; de toute évidence le Tsar se maintenait le plus éloigné possible des festivités qui avaient lieu dans son propre palais. Les propos que Piotr lui avait tenus cinq ans plus tôt dans son bureau au sujet de l’enfance mouvementée du souverain revinrent à la mémoire de la jeune fille. Le choix du monarque de laisser les rênes du pouvoir aux mains de sa mère pour vivre libre cachait-il aussi une crainte des complots et autres intrigues qui avaient déjà coûté si cher à sa famille ? Le Tsar voulait-il seulement connaître la vie avant de décider de celle de ses sujets ou avait-il choisi de ne s’entourer que de gens dont il connaissait la loyauté à son égard ?
Ce fut la tête bourdonnant de mille et une questions que Marie se retrouva soudain devant une porte gardée par deux streltsy. Le valet qui les avait guidés jusque là s’écarta, un léger sourire aux lèvres ; c’était maintenant aux gardes du palais que l’arrogant employé de Piotr Ivanovitch allait avoir affaire.

« Toi, tu vas t’asseoir là-bas.
- Pas avant d’être sûr.
- Ecoute, l’ami, je crois que tu n’as pas très bien compris. Je …
- D’abord, je ne suis pas ton ami. Ensuite, c’est toi qui n’as pas bien compris ; je veux être sûr qu’il n’y a pas de danger pour Maria Petrovna. Après, j’irai m’asseoir …. Peut-être. »
Visiblement interloqué par tant d’audace le garde qui avait interpellé Liova tardait à réagir. Son compère intervint à son tour, menaçant.
« Fais attention à toi. Tu ne vas pas tarder à avoir des problèmes. »
Il commençait à abaisser sa lance quand Liova, faisant passer Marie derrière lui, fit apparaître dans sa main droite la dague qui ne le quittait jamais.
« Liova, arrête ! Tu es fou, ce sont les gardes du palais. Ils agissent sur les ordres de Sa Majesté. On va t’emprisonner, tu …
- A personne, Marie. Tu ne dois faire confiance à personne.
- Ecoute, je …
- Qu’est-ce qui se passe à la fin ? Gardes, la porte ! »
La voix venait de l’intérieur de la pièce. Toujours protégée par le corps de Liova, la jeune fille vit soudain la porte s’ouvrir comme par magie pour laisser apparaître un véritable géant. Les gardes s’étaient figés dans un profond salut. Marie savait qu’elle devait en faire autant pourtant elle tarda, l’espace d’une seconde, avant de plonger à son tour en une profonde révérence. Un temps infime et pourtant précieux car ce qu’elle avait surpris sur les traits du souverain lui confirma qu’elle ne rêvait pas.
« Liova ? »
Piotr Alexeïevitch, le Tsar en personne, venait de reconnaître son garde du corps. Puis très vite, le jeune souverain s’était repris :
« Ou Nikita ? Grigor peut-être. En tous cas, tu dois être l’un des gardes de Piotr Ivanovitch. Tu l’as déjà accompagné lors d’une de ses visites au palais, il me semble. »
Toujours aussi maître de lui, Liova s’empressa d’abonder dans le sens du souverain.
« Oui, Majesté. Plusieurs fois quand Son Excellence est venue, c’est moi qui l’accompagnais.
- Tout va bien, gardes. Laissez cet homme tranquille. Je réponds de lui. Quant à vous, jeune fille, suivez-moi ! »

Une demi-heure plus tard, Marie retrouvait Liova et leur guide dont la présence empêcha toute discussion lors du trajet de retour. Ce fut donc à Olga et à ses filles que la jeune fille fit part de ses impressions.
« Il a l’air si jeune, Olga Wladimirovna !
- Ma chérie, je t’ai déjà demandé de me considérer comme ta tante. Quant au Tsar, il n’a pas seulement l’air jeune, il l’est : il n’a que dix-neuf ans.
- De quoi avez-vous parlé ?
- De mes parents. De ce que je savais des circonstances de leur mort, Natacha.
- Je n’ai encore jamais rencontré le Tsar ; est-il aussi grand qu’on le dit ?
- Oh, oui, Svetlana. Je n’avais jamais vu quelqu’un d’aussi immense.
- Dis-moi, Marie ; Sa Majesté n’a pas fait que parler de tes parents pendant tout ce temps.
- Non … ma tante. Le Tsar voulait aussi comprendre comment j’avais fait la connaissance d’Oncle Piotr. Sa Majesté semble beaucoup s’intéresser à lui, d’ailleurs … »
La jeune fille qui s’apprêtait à faire part à Olga de son étonnement en entendant le Tsar appeler Liova par son prénom changea soudain d’avis.  « Ne fais confiance à personne », avait dit le garde du corps. Ici, elles étaient entourées d’étrangers et Marie était bien consciente d’avoir éveillé la curiosité de tous par son arrivée. Elle opta donc prudemment pour une autre version :
« … nous avons parlé de toi, Svetlana. Le Tsar ne se souvenait plus de ton prénom. Il m’a aussi demandé votre âge à toutes les deux. »  
De toute façon, elle ne put continuer, avisés de son retour, plusieurs hommes, jeunes ou non, s’empressaient de nouveau autour d’elle.
« Venez danser, belle dame.
- Faîtes-moi l’honneur !
- M’accorderez-vous cette danse ?
- Olga Wladimirovna, pourriez-vous nous présenter ?
- Permettez-moi … »
Contrairement à ce qu’Olga semblait penser, Marie n’était nullement rassurée après son entrevue avec le Tsar. L’impression était confuse et elle n’aurait su dire sur quoi elle se basait exactement pour l’affirmer mais il lui semblait que Piotr Alexeïevitch avait assez affaire avec sa propre protection pour être vraiment capable de s’occuper de celle de quelqu’un d’autre. A vrai dire, un seul homme semblait avoir ce pouvoir, celui qu’elle avait cherché des yeux à son retour. En vain ; Piotr Ivanovitch semblait avoir disparu. Sans doute n’attendait-il rien de cette entrevue car il savait lui aussi que l’auguste personnage qui portait le même prénom que lui ne pouvait que fournir le cadre légal et que c’était à lui de protéger celle qui aurait pu être sa fille. 
Marie comprenait maintenant qu’il avait raison et qu’ici, au milieu de ce salon, avec Liova derrière elle et tous ces gens autour, elle ne risquait rien pourtant elle lui en voulait de l’abandonner ainsi pour son premier soir dans ce qui ressemblait par certains aspects à une sorte d’arène antique. Elle ne se sentait pas encore assez sûre d’elle pour pouvoir feindre, pas assez remise de son deuil pour éprouver du plaisir à danser, pas assez calme pour pouvoir discuter de choses futiles en ignorant les lourdes interrogations qui se bousculaient dans son esprit. 
Elle faisait de son mieux pour maintenir les intrus à bonne distance tout en restant aimable et souriante quand une voix, surgie du passé, vint à son secours.
« Allons jeunes gens, soyez charitables, laissez au vieux barbon que je suis une chance d’approcher la petite merveille de cette soirée. »
L’effet fut quasi immédiat. Visiblement le crédit dont le prince Nikolaï jouissait à la Cour de son cousin Alexeï ne s’était pas éteint avec le souverain ; la petite troupe d’admirateurs s’écarta et tous attendirent la suite avec une curiosité respectueuse. Curiosité qui ne fut pas déçue.
« Altesse ! Oh, comme je suis heureuse de vous revoir ! »
Libérée de ses admirateurs, Marie s’était vivement relevée et se trouvait maintenant face à Nikolaï. Réfrénant l’élan qui la poussait à se jeter dans les bras de son sauveur, elle s’inclina en une gracieuse révérence. Révérence interrompue par le prince lui-même qui s’empara de son bras pour la relever.
« Pas de ça entre nous, Maria Petrovna. Chère Olga, permettez-moi de vous l’enlever quelques instants. Marie et moi avons beaucoup de choses à nous dire. »
Tandis qu’il l’entrainait à l’écart, fendant la foule de sa haute stature, Marie s’amusait de l’étonnement qui s’était peint sur tous les visages à la découverte de leur évidente complicité.

Le salon voisin était plus petit que le précédent et la disposition des fauteuils et des divans telle qu’elle invitait plus aux confidences qu’aux grandes réunions ; Nikolaï attira Marie vers le fond de la pièce. Liova, quant à lui, resta à côté de la porte ; seuls deux autres couples se trouvaient dans la pièce ce qui lui facilitait grandement la tâche. 
« Vous voici de retour cinq ans en arrière, jeune fille ; de nouveau enchaînée à ce … Liova.
- Il donnerait sa vie pour moi, Altesse. Le pire c’est que les choses en viendront peut-être là.
- Oui, Marie ; Piotr m’a tout raconté. Si tu savais à quel point je suis désolé pour toi. J’ai toujours beaucoup apprécié ton père ; c’était quelqu’un sur qui l’on pouvait compter. Il nous a beaucoup aidé Vania et moi lors de notre séjour en France. Quant à Nissa … je … enfin, tu sais …
- Je sais, Votre Altesse. »
L’émotion du prince était bien réelle et Marie remarqua pour la première fois qu’il semblait avoir abandonné pour un temps ce masque d’impassibilité qu’elle lui avait toujours connu. L’âge le rendait-il vulnérable lui aussi comme le commun des mortels ? Les griffures du temps s’étaient faites plus nombreuses pendant les cinq années écoulées mais l’éclat sauvage des yeux verts contrastait toujours autant avec l’abondante chevelure blanche. Engagé dans son combat le plus difficile, contre l’inexorable montée du temps, l’ancien officier ne rendait pas les armes. Mue par une impulsion soudaine, Marie s’empara de la main droite de Nikolaï qui en profita pour porter ses doigts à ses lèvres.
« Marie, je sais que vous avez peur mais vous ne sauriez être en de meilleures mains que celles de Piotr. Si quelqu’un est capable de vous protéger c’est bien lui.
- J’en suis consciente. Pourtant …
- Quelque chose ne va pas ?
- Disons que … que j’aurais aimé qu’il reste un peu avec moi, ici, ce soir.
- Allons, petite, il faut être raisonnable ; le pouvoir qui est le sien et qui vous protège il ne l’a pas acquis en restant assis à écouter de la musique. Il a des choses à faire. Et puis, il sait que vous ne manquez pas d’amis vous-même. Ici même, ce soir. A commencer par mon fils et moi-même. »
Le cœur de Marie s’arrêta, laissant un battement en suspens. Nikolaï se mit à rire doucement.
« Ma belle, pour pouvoir survivre ici, il va falloir apprendre à mieux dissimuler. Wladimir n’est pas ici, il est toujours à l’armée. Je vous parlais d’Ilya, mon fils aîné, qui m’accompagne ce soir. 
- Je … je … oui, bien sûr. »
Furieuse contre elle-même, la jeune fille se rendait compte qu’elle était en train de rougir. Nikolaï lui caressa doucement la joue.
« Je ne me moque pas, Marie. Croyez-moi ! Vous êtes si jeune, si fragile … mais je vous sais courageuse. Vous saurez faire front à ça aussi.
- Son Altesse Wladimir est un jeune homme charmant mais il n’est pas le seul sur terre et j’ai appris que de toute façon il serait bientôt marié. »
De nouveau, Nikolaï éclata de rire.
« Tout doux, jeune fille. Je ne vous parlais pas d’aller provoquer la fille du Comte Mouroski en duel. Je voulais seulement dire que vous saurez affronter tous ces courtisans, que vous apprendrez à feindre, à supporter leurs regards et leurs questions.
- Je … je suis désolée.
- Il n’y a pas de quoi, Marie. Au contraire, vous revoir m’a fait beaucoup de bien. Mais regardez qui vient d’entrer : Piotr lui-même. Venez, allons le rejoindre. »
Ils se levaient tous deux quand le prince ajouta à mi-voix :
« Sonia Ivanovna est une jeune fille fort convenable d’une beauté rare et de très bonne famille mais d’un ennui … mortel. Puissiez-vous ouvrir les yeux de Wladimir à temps ! » 
Dans les yeux du prince Pavelski brillait toute la malice du monde. Eberluée, Marie qui n’en croyait pas ses oreilles, n’eut pas le temps de répondre ; Piotr était déjà à leurs côtés. Leur air complice ne lui avait pas échappé :
« Que complotiez-vous donc tous les deux ?
- Nous cherchions un moyen … de faire un coup d’état.
- Barine, que …
- Allons, Piotr, je plaisante ! Tu sais bien que je ne me mêle jamais de politique. Je n’ai pas ton calme. »

Passant son bras sous celui de Marie, Nikolaï se dirigea vers la sortie, suivi de Piotr, légèrement déstabilisé.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire