dimanche 10 janvier 2016

 LE BARINE ET LE MOUJIK DEUXIEME PARTIE CHAPITRE 33  : DES LUMIERES DANS LA NUIT



     Nikolaï ferma les yeux et se laissa bercer par les cahots du chemin, c'était la première fois qu'il pouvait enfin cesser de se torturer depuis des semaines. Ici, dans ce carrosse, ne se trouvaient que des personnes qu'il avait déjà vues au cours des semaines qui venaient de s'écouler. Les paysages traversés n'étaient pas censés, eux non plus, éveiller de sensations particulières. On ne s'attendait donc pas à ce qu'il se souvienne de quoi que ce soit de spécial. 
     Il avait tant essayé, pour lui d'abord, pour sa femme ensuite, pour la petite fille si semblable à lui, pour l'enfant à naître; mais aucune étincelle jamais n'était venue éclairer ses ténèbres. Il n'avait plus qu'à attendre cet Orenbourg dont sa femme lui parlait depuis quelques jours et dont elle espérait tant. Il n'en savait que ce qu'elle lui en avait dit et ne comprenait pas comment une petite propriété, perdue dans la campagne, avec à peine une dizaine de serviteurs, pouvait lui rappeler plus de choses que son palais moscovite, son propre père ou sa femme.
     Sa femme ! Il avait eu tant de mal à croire qu'il ait pu oublier une aussi belle créature qu'il n'avait pas osé la toucher pendant des jours. C'était Tatiana elle-même qui avait insisté, mais quand elle avait compris qu'il ne se souvenait toujours pas d'elle et que la dernière lueur d'espoir s'était éteinte dans son regard, il avait pleuré comme un enfant. Et c'était elle encore, surmontant son propre chagrin, qui l'avait consolé et rassuré.
     Il l'avait observée attentivement ces dernières semaines, cherchant à reconnaître un geste ou une intonation toujours en vain mais il avait découvert une femme merveilleuse. Elle menait la maisonnée de main de maître, recevait les visites avec une dignité incomparable, ne ménageait pas sa peine pour essayer de trouver de nouvelles opportunités pour faire ressurgir des souvenirs.
     Elle se montrait cultivée, intelligente, drôle, forte et sensible à la fois et il comprenait sans peine ce qui l'avait poussé à l'épouser. Il avait l'impression qu'elle était la princesse Pavelski depuis des années et avait été surpris par son jeune âge et par le fait qu'ils ne soient mariés que depuis quelques mois.

     Il se trompait souvent sur les gens qui l'entouraient; ainsi il avait d'abord pensé que Milena était sa fille et que le géant qui lui avait sauvé la vie était à son service depuis des années.
     Il n'avait même pas reconnu le Tsar, venu lui annoncer que Tatiana avait raison; la fille avait parlé, les menant par la description qu'elle en avait fait aux hommes de main qui, sous la torture, avaient désigné le prince Oblonski. Celui-ci avait été arrêté, jugé et exécuté et sa femme condamnée à l'exil. Leurs biens confisqués revenaient pour moitié à Nikolaï et pour moitié à Milena.
     Sa Majesté n'avait pas tari d'éloges sur Tatiana, louant son courage et sa dignité et assurant Nikolaï qu'il était entre de bonnes mains, ce dont il était absolument convaincu.
     La mémoire de son coeur semblait morte, seul son corps se souvenait; il savait monter à cheval, manier l'épée, aimait les pommes de terre mais détestait les potirons, reconnaissait des odeurs ... mais rien ne le reliait aux êtres humains eux-mêmes.

     Le voyage fut donc pour lui, une sorte de trêve dans sa quête et ces maux de tête l'ayant également abandonné, ce fut un homme presque reposé qui arriva, malgré la fatigue de la route à Orenbourg.
     La vision de l'allée avec le château au bout sembla, un bref instant, éveiller quelque chose dans son esprit, mais l'étincelle s'éteignit si vite qu'il crut avoir rêvé. Le carrosse s'arrêta et un cocher vint leur ouvrir, il s'inclinait devant eux quand Nikolaï, sans comprendre son geste, lui tendit la main.
     Un chemin enneigé et un homme à terre, une main , sa main qui relevait le bandit.
     - Un bandit ! Tu ... tu m'as attaqué sur une route de campagne ?
     Un immense sourire se peignit sur le visage de l'homme.
     - Oui, Maître, oui !
     Nikolaï secoua la tête, il ne souvenait de rien d'autre et ne voyait pas ce qu'il y avait de si sensé à engager un criminel comme cocher mais Tatiana avait dit que Pavel était très important pour lui, alors ...
     Il s'avança vers le château, sur le perron une femme et un enfant d'une dizaine d'années s'inclinaient. Il regarda celui qu'il savait être Piotr - Tatiana, là encore avait expliqué - et une autre image apparut :
     Un banc au bord d'une rivière et un enfant effrayé qui approchait lentement, si lentement ...
     - Piotr, la rivière, je me souviens de la rivière.
     Pour toute réponse, l'enfant enfouit son visage baigné de larmes contre sa poitrine. Gardant l'enfant contre lui, Nikolaï se tourna vers Natacha. L'éclat des yeux noisettes le projeta dans le lit d'une auberge où il n'avait dormi qu'à moitié, torturé par instants de désir pour cette femme allongée à ses côtés pour laquelle il avait payé mais qu'il n'osait pas toucher.
     Il savait qu'elle était la femme de Vania et que le bébé dans ses bras était leur fils Sacha, mais ...
     - Natacha, l'auberge !
     Natacha avait compris, elle répondit très vite :
     - Oui, Votre Altesse, la nuit où vous m'avez rachetée ... pour l'amour de Vania.
     Il hocha la tête; décidément il était un homme étrange, surtout quand il se trouvait des serviteurs.
     Il pénétra dans le château où les domestiques étaient tous en ligne, Nikolaï les examina l'un après l'autre et en arrivant à Boris , il se vit fouet en main en train de frapper encore et encore sur l'homme à genoux. Lui relevant le visage, il demanda :
     - Le jour où je t'ai battu, il y avait quelqu'un d'autre ?
     Boris sourit .
     - Sergueï, l'ancien cocher.
     Nikolaï hocha la tête, surpris de l'amour qu'il venait de lire dans les yeux d'un homme qu'il avait ainsi malmené. Il était décidément un drôle de barine ! Cette image de violence l'avait mis mal à l'aise, mais ce fut la seule car en soulevant les autres visages il ne vit que des scènes de la vie quotidienne. Seul le jeune garçon au bout du rang n'évoqua rien pour lui.
            Il comprit d'après la description que Tatiana avait fait d'Igor que celui-ci étant arrivé plus tard à Orenbourg, ne faisait pas partie des souvenirs qui venaient de ressurgir.
     Le jeune homme le regardait, si triste de ne rien éveiller dans l'esprit de son maître, que celui-ci lui caressa la joue en disant :
     - J'ai oublié ma propre femme et mon père ... Igor.
     Puis se tournant vers Natacha, il demanda :         
     - Mais où est donc votre ... ton mari ?
     - Votre Altesse, votre messager nous annonçant votre malheur et votre arrivée n'est parvenu au château que ce matin et Vania était déjà parti. Il a décidé d'aller dans sa propriété à à peine une journée de cheval d'ici. Pour l'heure il est trop tard, mais demain dès l'aube Igor ira le chercher.
     Nikolaï acquiesça et après un rapide dîner, sa femme et lui, épuisés, l'une par son état et par la fatigue du voyage et l'autre par ses émotions, se couchèrent très tôt.

     Le lendemain,Tatiana n'écoutant que son courage et sans tenir compte des mises en garde de Natacha, conduisit Nikolaï en carrosse jusqu'au lac qui se trouvait sur les terres de son père. Elle savait qu'elle aurait du se reposer après un tel voyage et qu'elle mettait en danger la vie de son enfant, mais elle ne parvenait plus à supporter que Nikolaï ne se souvienne pas d'elle alors que visiblement la mémoire commençait  à lui revenir.
     Arrivés au lac, elle le fit descendre du carrosse, le prit par la main et le fit asseoir sur une souche qui se trouvait là. Puis elle attendit. Nikolaï ferma les yeux et soudain il sut.            Sa femme était couchée en travers de ses genoux, jupes relevées et il ... il était en train de lui donner une fessée.
       Abasourdi, il rouvrit les yeux et murmura :
     - Tatiana, comment ai-je pu ? Oser vous frapper ! Vous êtes si ... si parfaite comme épouse. Je ... que ...
     Mais Tatiana exultait :
     - Enfin! Enfin, mon amour ! Vous vous souvenez de moi ! Ne vous inquiétez pas, je l'avais bien cherché. Vraiment ! Et si j'ai changé, c'est grâce à vous. A votre amour.
     Elle s'installa sur ses genoux et l'embrassa fougueusement.
     - Il y a un autre souvenir ici, mais nous n'avons pas le temps car Vania doit être arrivé maintenant et puis Pavel nous observe ... ce ne serait pas ... convenable.

     Elle sut au baiser qui s'intensifia que Nikolaï venait de récupérer ce souvenir là également.

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