mardi 5 janvier 2016

LE BARINE ET LE MOUJIK  CHAPITRE 8 : PIOTR


    Le lendemain, Nikolaï était déjà parti chasser quand Vania se leva; cette entorse aux règles n'était pas faite pour rassurer l'intendant après la scène de la veille. Le maître avait quitté le bureau, dès qu'il l'avait fait se retourner, et avait décidé de dîner dans sa chambre. Vania avait donc dîné seul de son côté, pour la première fois depuis son arrivée au château. Livré à ses pensées, il avait hésité entre fierté, espoir et crainte. Après une nuit agitée, il se retrouvait exactement au même point. Il s'installait devant la table bien garnie, quand Olga entra avec le thé chaud.
   Elle s'approcha, s'inclina comme elle le faisait tous les matins en déposant le thé. Puis, s'enhardissant en voyant Vania seul, elle s'agenouilla à ses côtés :
     - Monsieur, je voulais vous dire...
     - Non, Olga, ici je suis seulement Vania. Vous le savez, vous m'avez vu arriver.
     - Oui, mais vous êtes l'intendant.
     - Seulement parce que le maître le veut. Que voulais-tu me dire? Et puis relève-toi, c'est ridicule!
  Vania se prit à penser que le tutoiement lui était venu spontanément. Il devenait vraiment l'intendant ...
     - J'ai peur, Vania Serg ... Vania. Je ne veux pas me mêler de ce qui ne me regarde pas . Je ne veux pas vous mettre en colère.
     - Olga, tu ... tu as peur de moi ? C'est ridicule, voyons!
    - Je sais, vous êtes si bon. Mais ... voilà, je voulais vous dire que vous avez été très courageux hier, et que ... vous aviez raison.
     - Tu as écouté derrière la porte ? Tu n'aurais pas du, dit Vania en essayant d'avoir l'air sévère, puis il ajouta en souriant, mais ce que tu me dis est plutôt gentil. Mais je crois que tu oublies trop facilement que si j'ai pu dire tout ça, c'est parce que notre maître n'est pas comme les autres, qu'il est spécialement  bon et compréhensif.
     - Oui, c'est vrai. Je l'ai vu ce matin, il n'avait pas l'air fâché du tout . Il a compris que vous aviez raison, mais c'est vrai qu'il n'est pas comme les autres. Il ... Oh!

    Olga s'interrompit dans un cri, dans l'encadrement de la porte se tenait le maître. Elle retomba à genoux, tremblante à côté de la chaise où Vania demeurait impassible. Il ne fit qu'un seul geste; il se leva pour saluer le maître et au passage posa une main rassurante sur l'épaule d'Olga. Nikolaï s'avança, releva du manche de sa cravache le visage d'Olga :
     - Je suis peut-être bon, compréhensif et différent des autres barines, mais je te jure que si je te reprends à espionner mes conversations, je te fouetterai sans aucune pitié.
     - Pardonnez-moi, Maître ! Pitié ! Je ne le ferai plus ! Pardon !
     - Laisse-nous !
     Olga ne se le fit pas dire deux fois. Quand elle fut sortie, Vania essaya de prendre la parole :
     - Maître, je voudrais ...
     - Rien du tout, dépêche-toi de finir de déjeuner, nous avons les comptes à faire ce matin. Je t'attends dans mon bureau.
     Sur le point de sortir, il s'arrêta un instant et dit :
     - Olga a raison, je ne suis pas fâché. J'avais besoin de réfléchir.
     La matinée se passa à travailler, et les seuls mots échangés se rapportaient à des comptes ou à des prévisions. Le déjeuner qui suivit fut la prolongation de cette studieuse matinée. Les deux hommes semblaient s'observer; Vania se montrait très respectueux et reconnaissant et Nikolaï beaucoup moins familier qu'à l'ordinaire. Olga, aidée de Katia, faisait son service en tremblant.

     Puis Nikolaï décida d'aller au hameau de Poliats et les deux hommes se mirent en chemin sitôt le repas terminé. Il faisait très chaud, et une brume de chaleur se dégageait par endroits du sol. C'est pourquoi quand ils le virent, ils pensèrent d'abord à un petit tas de bois mort ou à de vieux vêtements abandonnés.
     Ce ne fut qu'à quelques mètres, qu'ils se rendirent compte qu'il s'agissait d'un corps d'enfant recroquevillé. D'un même élan les deux hommes sautèrent à bas de leur cheval. Nikolaï, plus rapide, commença à chercher le pouls de l'enfant, il le fit machinalement car à en juger par l'aspect de l'enfant, il le pensait mort. Son visage était couvert de sang, ses vêtements déchirés laissaient voir les zébrures du fouet sur tout le corps, ses cheveux étaient poisseux de sang. Il ne devait pas avoir plus de six ou sept ans.
     Vania se tenait en retrait, presque au bord du malaise, quand il entendit :
     - Vania, il est vivant. C'est incroyable. Tu vas m'aider, je vais remonter sur mon cheval, tu le prends dans tes bras et tu me le passes.
     Et ils rentrèrent ainsi, l'enfant calé contre le corps de Nikolaï. Boris fut envoyé chercher le médecin à Krastnoïarsk tandis que les servantes s'occupèrent de laver le sang des plaies et d'essayer de lui apporter les premiers soins.
     Le médecin ne fut guère optimiste, il laissa entendre que l'enfant vivrait peut-être quelques heures ou quelques jours tout au plus. Il fit tout ce qu'il pouvait et recommanda d'humecter les lèvres de l'enfant avec du thé, du lait, de la soupe, ce que l'on pourrait pour essayer de le faire boire un peu.

     L'enfant avait été installé à son arrivée dans le petit salon, mais après le dîner, le maître ordonna qu'on l'installe dans sa propre chambre, sur un divan.
     Nikolaï passa la nuit à lire au chevet de l'enfant, lui humectant les lèvres, essuyant son front et maudissant l'homme qui avait eu la cruauté de mettre l'enfant dans cet état avant de l'abandonner comme un vulgaire tas de chiffons.
     Le lendemain, il redescendit lui-même l'enfant dans le petit salon afin de pouvoir continuer à veiller sur lui. Vania l'y retrouva et ils alternèrent travail, lecture et soins.

     En fin d'après-midi, l'enfant semblait respirer plus aisément, en lui soulevant la tête, Nikolaï avait même réussi à lui faire avaler un peu de soupe. Ses pansements avaient été changés, et la poudre que le médecin avait laissée en partant et qu'on lui avait fait avaler, en la diluant dans l'eau, semblait l'avoir apaisé.
     - Maître, cette nuit je m'occuperai de l'enfant. Il faut que vous vous reposiez.
     - Ne t'inquiète pas pour moi, Vania. Je me chargerai de lui. Tout ira bien, je dormirai quand il ira bien. Tout ce que je veux c'est qu'il s'en sorte.
     Vania se tenait au fond de la pièce près de la bibliothèque et Nikolaï sur un fauteuil, à côté du divan où reposait l'enfant. Celui-ci commençait à s'agiter, et finit par se réveiller. La première chose qu'il vit fut une magnifique chemise rouge brodée de fils d'or. Une vraie chemise de barine, portée par un géant brun aux yeux verts. Un barine ! La panique s'empara du pauvre garçon, tous les barines étaient mauvais, il devait fuir !
     Le barine avait vu qu'il avait ouvert les yeux :
     - N'aie pas peur, tu es en sécurité ici.
     Mais l'enfant n'entendait rien d'autre que sa peur, il tourna la tête dans tous les sens, se redressant à demi pour mieux voir. Il ne vit que Vania pour le rassurer un peu.
     Nikolaï se levait déjà, tout heureux de voir l'enfant guéri, il fut donc particulièrement choqué de voir l'effroi se peindre sur le visage de celui-ci. Voyant Nikolaï sur le point de l’atteindre, l'enfant puisa dans ses maigres forces pour se glisser hors du canapé et se traîner jusqu'aux pieds de Vania.
     Arrivé là, il s'accrocha à ses jambes en gémissant, terrifié au plus haut point pendant que Nikolaï, sidéré, s'arrêtait à quelques mètres.
     - Petit, voyons, tu ne dois pas avoir peur, c'est le maître qui t'a trouvé, soigné, veillé toute la nuit.
     Vania essayait en vain de calmer l'enfant; celui-ci, toujours sans dire un mot, continuait à essayer de se cacher de plus en plus derrière lui.
     - Maître, je crois que c'est son barine qui l'a mis dans l'état dans lequel nous l'avons trouvé et que comme il est encore sous le choc, il vous prend pour lui.
     - Je crois que tu as raison, Vania. Il faut qu'il se calme, sinon il risque de retomber malade. Je vais sortir, tu vas monter avec lui dans ta chambre, je te le confie, dîne avec lui, couche le... Demain, nous aviserons.

     Sur ces paroles, Nikolaï, dérouté et attristé, quitta la pièce. L'effet fut quasi instantané, l'enfant se calma, se contentant de pleurer doucement. Vania le releva calmement, entoura sa taille de son bras gauche, puis sécha ses larmes d'une caresse sur la joue et lui dit :
     - Tu viens de faire énormément de peine à la personne qui s'est le mieux comportée envers toi, probablement depuis ta naissance. C'est lui qui t'a découvert, soigné, veillé toute la nuit dernière. Ici, avec lui, tu seras en sécurité toute ta vie. Tu n'as plus à avoir peur. Raconte moi ce qui t'est arrivé.
     Mais nulle réponse ne vint, l'enfant semblait plein de bonne volonté et désolé de ne pouvoir émettre un son, des larmes recommencèrent à couler sur ses joues.
     - Je ne sais pas ce qui t'arrive, mon garçon. Le choc, sans doute. Ne t'inquiète pas, ce n'est pas grave.
     Et il serra doucement l'enfant dans ses bras. Le dîner fut servi dans la chambre de Vania, le petit garçon mangeait peu comme si cela lui demandait un effort et l'intendant abrégea la chose. Il montra à l'enfant le divan où il passerait la nuit, déposa une couverture sur lui et se coucha à son tour.
  
     Le lendemain, avant de descendre, Vania essaya d'en savoir davantage :
     - Dis moi si tu as compris ce que je t'ai dit hier.
     L'enfant inclina la tête
     - Est-ce que c'est ton barine qui t'a fait ça ?
     Nouvelle inclinaison de tête
     - Il habite à côté d'ici ?
     La réponse fut non.
     - Tu pouvais parler avant ?
     Un hochement de tête redonna de l'espoir à Vania. Il tenta une dernière question.
     - On va descendre; tu mangeras avec les autres serviteurs. Tu voudras bien aller voir le barine, après ?
     Le coeur de Vania se serra en voyant la peur se peindre sur le petit visage. Ce n'était plus seulement avec sa tête que l'enfant disait non, mais avec tout son corps.
     - D'accord, d'accord! Tu resteras avec les domestiques à la cuisine. Moi, je suis l'intendant, je passe mes journées avec le barine. Tu ne me verras que très peu dans la journée mais, le soir, nous nous retrouverons ici. Mais, tu sais, tu ne pourras pas l'éviter éternellement.
     Ils descendirent et Vania confia l'enfant à Natalia, la cuisinière, pour aller retrouver Nikolaï dans la salle à manger.
     - Alors, Vania, quoi de neuf ?
     - Pas grand chose, maître, il ne parle toujours pas. Je sais juste qu'avant il pouvait le faire . Il va bien et ... c'est Natalia qui va s'en occuper aujourd'hui.
     Un voile de tristesse passa dans la voix de Nikolaï :
     - Parce qu'il a toujours peur de moi, n'est-ce pas ?
     - Oui, maître, mais il comprendra vite.

     Une semaine après, l'enfant n'avait toujours pas compris. Tous les serviteurs s'étaient joint à Vania et le petit garçon entendait chanter les louanges de Nikolaï à longueur de journée. Mais rien n'y faisait; il restait terré dans la cuisine afin d'éviter de croiser le maître. Les rares fois où il l'avait aperçu l'avaient affolé au plus haut point.
     Seul, Vania, réussissait à le faire sortir. Nikolaï les voyait souvent, depuis la fenêtre de sa chambre, se promener main dans la main, se montrant mille petits secrets. Toujours en silence pour l'enfant, car si son coeur débordait d'affection pour Vania, il ne réussissait toujours pas à l'exprimer.
     Consulté, le médecin avait avoué son impuissance.

     Ce jour là, Nikolaï était parti se promener seul, afin de réfléchir, avait-il dit, mais Vania savait que c'était aussi pour lui laisser du temps avec le petit. Ils se trouvaient tous les deux dehors, quand Natalia appela l'intendant pour régler un problème en cuisine. L'enfant resta dehors à attendre. Sachant le maître bien loin, il s'enhardit plus avant dans le parc. Vania ne revenait pas et les pas de l'enfant le portèrent vers la rivière. Et c'est là qu'il la vit. La même chemise rouge que le jour de son réveil. Le maître lui tournait le dos, assis sur un banc face à la rivière, son cheval attaché à un arbre à côté de lui.
     Affolé, le petit garçon s'apprêtait à faire demi-tour en courant quand quelque chose d'incroyable le cloua sur place. La chemise rouge était agitée de soubresauts, comme si ... Non, c'était impossible. Jamais un barine ... Et pourtant, si, c'était évident, le maître pleurait !
     Le petit garçon, piqué par la curiosité et impressionné par l'étrange situation, fit ce qu'il n'avait jamais imaginé, il s'avança doucement. Nikolaï entendit craquer une brindille, il sécha rapidement ses larmes, stupidement provoquées par le fait que cela faisait exactement un an qu'il était prisonnier ici. En temps normal, il se serait ensuite rapidement retourné afin de chasser l'intrus pour que personne ne sache au château. Mais quelque chose lui dit de n'en rien faire : il resta immobile, continuant juste à sécher ses larmes.
     Quand il commença à entendre la petite respiration affolée, il prit la parole de la voix la plus douce qu'il put :
     - Ne t'en va pas, je t'en prie ! N'aie plus peur de moi ! Je ne bougerai pas. C'est toi qui décideras jusqu'où tu veux venir. Mais, viens devant moi, s'il te plaît, que je puisse te voir.
     Puis il attendit. Il s'obligeait à ne pas se retourner, aiguisant son ouïe pour deviner ce que faisait l'enfant. Celui-ci était partagé entre une peur irraisonnée qui le poussait à fuir et une reconnaissance profonde envers cet homme qui l'avait recueilli et qui lui parlait avec tant d'humilité et de bonté. La profonde tristesse qu'il ressentait chez ce barine l'attirait vers lui, comme l'aurait fait un aimant.
     Il se trouva enfin face au barine, à trois ou quatre mètres. Nikolaï ne s'autorisa toujours pas à lever les yeux. Il savait que cela aurait fait fuir l'enfant. Il reprit la parole :
     - Tu es très courageux, petit. Essaie d'approcher encore un peu. Je ne bougerai pas, je te l'ai promis.
     L'enfant avança. Son coeur battait la chamade mais il était décidé maintenant à tordre le cou à sa peur, une bonne fois pour toutes. La voix chaude et douce du barine l'y aidait.
     - Bravo, mon garçon. Encore quelques pas. On va réussir. Tu n'auras plus jamais peur.
     Quelques pas, l'enfant était maintenant à moins d'un mètre. Nikolaï aurait pu le saisir et l'obliger à le regarder enfin. Mais, il voulait être sur :
     - Regarde, je te tends la main, dit-il en joignant le geste à la parole avec d'extrêmes précautions, si tu veux y mettre la tienne; c'est toi qui décides.
     Nikolaï s'obligeait à regarder le sol. L' enfant n'hésita que quelques secondes, il n'avait pas fait tout ça en vain.
     Quand Nikolaï sentit le contact de la main tremblante de l'enfant, il la pressa doucement, puis, insensiblement, attira le petit garçon vers lui. Celui-ci finit de lui même par venir se nicher au creux de cette chemise rouge qui lui avait fait si peur, la mouillant de ses larmes.
     Nikolaï resta un moment ainsi, à savourer sa victoire. Il comprit soudain ce que son père avait voulu dire par changer et apprendre. Jamais, il y a un an, il n'aurait imaginé s'intéresser à l'un de ses serviteurs, c'était tout juste s'il connaissait leurs noms, alors passer autant de temps à convaincre un enfant d'approcher ...
     L'enfant s'était calmé, ce fut lui qui chercha à croiser le regard de son maître en s'écartant légèrement. Nikolaï lui sourit :
     - Je suis sur que tu peux en finir avec la peur, sur que tu peux parler. Quel est ton prénom ?
     La réponse fut douce aux oreilles de Nikolaï :
     - Piotr, Barine.

     Vania, de retour dans le jardin, cherchait l'enfant partout et commençait à s'inquiéter quand il aperçut le cheval de son maître. Il s'apprêtait à avancer dans sa direction pour lui annoncer la disparition du petit garçon quand il s'arrêta net : il était là, sur le cheval, blotti contre Nikolaï, comme le premier jour.
     Nikolaï s'arrêta devant son intendant, un sourire illuminait son visage et ce fut avec une grande fierté qu'il annonça

     - Je te présente Piotr.

 7 - Olga hésite maintenant à utiliser le seul prénom de Vania; le respect voudrait  qu’elle l’utilise suivi de son patronyme ( venant du prénom du père )

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