dimanche 3 janvier 2016

DEUXIEME PARTIE  CHAPITRE 13 : VORADINO

L’été s’était installé dans toute sa splendeur. Aucun nouvel incident n’était venu altérer le quotidien de Marie qui reprenait peu à peu confiance et profitait au maximum de la compagnie d’Alma. Elle ne parvenait cependant pas à convaincre la jeune princesse de suivre Piotr et sa famille lors de leurs sorties chez des amis. Alma souhaitait en effet se montrer la plus discrète possible. Marie devait donc se résoudre à laisser sa nouvelle amie seule au palais quand elle se rendait en visite. Visites qu’elle avait recommencé à adorer. Surtout quand il s’agissait d’aller chez le prince Nikolaï. Par les fortes chaleurs qui régnaient à présent, fuir la capitale pendant quelques jours pour se réfugier à l’abri des grands arbres du parc de la propriété préférée du prince, était un véritable bonheur. 
Car outre le fait d’échapper aux moustiques si nombreux dans le quartier des marchands où se trouvait le palais de Piotr à Moscou, séjourner quelque temps à Voradino permettait à Marie de retrouver Wladimir. A vrai dire, la jeune fille se sentait à chaque fois emportée dans un tourbillon de sentiments contradictoires. Si l’apparition inopinée du jeune homme dans la même pièce qu’elle faisait toujours battre son cœur plus fort, la vision du couple magnifique qu’il formait avec Sonia Ivanovna la désespérait. Car elle avait bien dû se résoudre à l’admettre ; elle l’aimait toujours.
Lors de son premier séjour dans la propriété, la fiancée du prince était absente et Wladimir en avait profité pour faire découvrir à Marie le magnifique parc, avant de faire une halte dans un petit kiosque de bois jaune entouré de jonquilles. Sur le chemin du retour vers le château, il s’était soudain arrêté au bord de l’étang qu’ils longeaient tous les deux depuis un instant. S’emparant alors de la main de la jeune fille, il l’avait portée à ses lèvres. Surprise, Marie l’avait dévisagée sans comprendre ; Wladimir, enjoué et insouciant l’instant d’avant était soudain devenu sombre et sérieux.
« C’est ici que j’ai failli mourir, il y a un peu plus de seize ans. Ici qu’Igor a plongé pour me sauver. »
Brusquement, Marie avait été projetée cinq ans en arrière. Elle s’en souvenait maintenant ; quand Wladimir avait découvert qu’elle était la fille d’Igor il lui avait dit qu’il devait la vie à l’ancien serviteur de son père. Le troisième amant d’Anissia. Celui qui l’avait aimé jusqu’au bout. Jusqu’à mourir pour elle. Pour elle qui était morte à présent. Tout comme Pierre. Comme …
Soudain attristée, Marie avait dissimulé son émotion en se penchant pour cueillir une des roses jaunes du petit rosier qui se trouvait devant eux. 
« Savez-vous que mon père interdit ce geste à quiconque ? »
Interloquée, Marie n’avait réussi qu’à bredouiller quelques mots.
« Mais … mais, pourquoi … que …
- C’est lui qui a fait planter ce rosier ici quand il a appris la mort d’Igor. Avant même de pouvoir aller sur sa tombe à Orenbourg, là où le Comte Simonov avait pris sur lui de le faire enterrer. Les roses jaunes étaient apparemment les fleurs préférées de votre … d’Igor.
- Oh, je suis désolée. Je ne savais pas. »
Wladimir avait alors doucement effleuré sa joue.
« Si j’étais vous, je ne m’inquiéterais pas pour ça. Vous êtes sûrement la seule personne à qui Son Altesse n’osera jamais reprocher ce geste ; ces roses vous appartiennent en quelque sorte.
- Je … je suis un peu étonnée que … que votre père … ait pris cette peine. C’est …
- Surprenant. Oui, petit lutin, mon père est un homme surprenant. Allons, venez maintenant, rentrons, voulez-vous ? »
Ils étaient rentrés et avait retrouvé les autres, confortablement installés dans le petit salon bleu, attendant tranquillement le dîner. La rose que Marie avait glissée dans son corsage n’avait pas échappé à l’œil de Nikolaï qui avait approuvé d’un petit sourire.


Lors de la visite suivante, ce n’était plus un émouvant passé qui avait été évoqué mais un angoissant avenir ; celui du futur mariage de Wladimir. En effet, le Comte Mouroski et sa femme étaient les invités d’honneur de la famille de leur futur gendre. Marie fut donc présentée à leur fille cadette : Sonia. La future princesse Pavelski. Le choc fut rude ; Marie eut l’impression de se retrouver face à une deuxième Tatiana. Grande, blonde, d’immenses yeux bleus, une distinction naturelle et une certaine conscience de sa supériorité ; la jeune comtesse semblait taillée pour prendre la suite de la magnifique femme de Nikolaï.
Très à l’aise, Sonia s’était montrée extrêmement aimable avec Marie, l’assurant de toute sa compassion et s’intéressant à sa vie en France. Ses parents, eux, semblaient fascinés par Piotr. Marie comprenait que s’ils avaient déjà eu l’occasion de le croiser, ils n’avaient jamais pu l’approcher vraiment. Elle se rendit alors compte que ce qui intéressait le Comte Mouroski c’était de se placer auprès du Tsar et que le fait de marier sa fille à Wladimir allait le lui permettre. En effet, grâce à cette union, il aurait désormais un accès privilégié à l’un des cousins du souverain en la personne de Nikolaï. Et au meilleur ami de celui-ci, l’un des hommes les plus influents de la Cour, Piotr. 
Ce qu’elle comprenait aussi c’était que tant qu’elle vivrait auprès de Piotr, elle aussi serait amenée à fréquenter régulièrement Nikolaï. Et Wladimir. Enfin du moins quand le jeune homme ne serait pas en train de combattre pour son souverain. De toute façon, cela revenait au même puisque Sonia, elle, serait toujours là. Ainsi, Marie aurait constamment sous les yeux, l’image du parfait bonheur du couple, la vision de ce qu’elle n’aurait jamais.
Il n’y avait qu’une solution pour l’oublier ; le remplacer par quelqu’un d’autre. L’image de Grigor s’imposait ainsi régulièrement à son esprit. A vrai dire, elle ne savait plus trop ce qu’elle ressentait exactement à son égard. Depuis le soir de leur premier baiser, elle ne l’avait finalement que peu revu et jamais ils ne s’étaient trouvés vraiment seuls. Par ailleurs, le marchand s’absentait régulièrement pour ses affaires, laissant Marie un peu perdue. La beauté sauvage de l’homme, son indéniable charme, son caractère agréable lui faisaient tourner la tête. Le fait que Grigor se consacre exclusivement à elle lorsqu’ils se trouvaient tous les deux en société la touchait énormément. Pourtant la part de mystère qu’il conservait, ses affaires qui l’appelaient loin d’elle, l’incertitude quant aux sentiments qu’il avait vraiment pour elle, la perturbaient plus qu’elle ne l’aurait voulu. 
Bien évidemment, elle ne devait pas compter sur Nikolaï pour inviter Grigor ! Le prince, contre l’évidence même de l’amour affiché entre son fils et Sonia, persistait à croire que Marie pourrait le libérer de « Mademoiselle Parfaite » comme il disait. Un soir, profitant d’une rencontre inopinée dans le parc et de la conversation qui avait suivi, Marie avait essayé d’en avoir le cœur net : 
« Altesse, si vous ne vouliez pas de Sonia Ivanovna pour votre fils, vous pouviez interdire à Wladimir de … »
Un éclat de rire avait secoué le prince.
« Sous quel prétexte ? Trop de perfection ? Et puis, franchement, Marie ; interdire, quel meilleur moyen de pousser les jeunes gens à suivre leur penchant naturel ?
- Qui oserait vous résister, Altesse ?
- Bien plus de gens que vous ne semblez le croire, jeune fille. Wladimir, sans aucun doute. Vous-même, par le passé.
- Sérieusement, je crois qu’il va falloir vous faire une raison. Le mariage est dans moins de trois semaines.
- Je ne désespère pas de voir Wladimir ouvrir enfin les yeux. A moins qu’il ne soit aveugle. Il faut l’être pour ne pas voir à quel point vous les éclipsez toutes.
- Merci, Votre Altesse, mais il y a autre chose que vous oubliez, ou plutôt quelqu’un : Grigor Alexeïevitch. 
- Ne me dîtes pas que vous êtes amoureuse de ce bellâtre.
- Il n’est pas que beau. Et je l’aime.
- Vous croyez l’aimer. Vous le connaissez à peine.
- Le connaissez-vous vraiment mieux que moi ?
- Suffisamment pour savoir que Piotr ne vous laissera pas l’épouser.
- Que … comment … mais… »
Sous le coup de l’émotion, Marie avait blêmi. L’idée que quelqu’un pouvait décider à sa place lui était insupportable. Ce que Nikolaï semblait avoir parfaitement compris.
« Et oui, petite rebelle, Piotr est votre tuteur maintenant. Vous lui devez la même obéissance qu’à un père. 
- Jamais personne ne m’empêchera de … »
Nikolaï avait raison ; interdire était le meilleur moyen de pousser quelqu’un à suivre ses émotions. Il lui fallait se montrer plus calme et raisonner un peu.
« Oncle Piotr a autorisé Grigor Alexeïevitch à me rendre visite. Plusieurs fois. Voilà qui ne me semble pas de trop mauvais augure.
- Il est bon de mieux connaître ses adversaires. Pour mieux les contrôler.
- Pourquoi Oncle Piotr voudrait-il contrôler Grigor ? Et puis, il le connait déjà ; ils ont fait des affaires ensemble.
- Grigor ? Hum ! Alors, c’est vrai que vous y tenez ! Et faire des affaires avec quelqu’un n’a rien à voir avec chercher à connaître ses intentions.
- Mais enfin, Altesse, qu’avez-vous contre Grigor ? Et puis, il n’est pas question de mariage. Vous l’avez dit, nous ne nous connaissons que depuis peu. Pourtant, le cas échéant, il ne serait pas un mauvais parti.
- Non, bien au contraire. Seulement, je ne suis pas sûr que Piotr soit prêt à lui accorder votre main. »
Voyant la jeune fille se rembrunir, le prince décida de jouer cartes sur tables. 
« Marie, je ne cherche pas à vous ennuyer. Je n’ai rien contre Grigor Alexeïevitch. Ce qu’il y a c’est que Piotr et moi nous devons d’abord réussir à comprendre qui sont ces hommes qui vous poursuivent. Nous devons trouver qui se cache derrière cette horreur et mettre ces assassins hors d’état de nuire. En attendant, nul ne peut mieux vous protéger que Piotr ; c’est pour cela qu’il ne faut pas songer à autre chose. »
Emue par l’emploi du « nous » et par l’évidente tendresse du prince, Marie se remit à sourire.
« Merci, Votre Altesse, je suis touchée par votre sollicitude, et …
- Sollicitude ? J’ai pour vous une réelle affection, jeune fille. Au point de souhaiter devenir le grand-père de vos enfants. »
Cette fois, Marie en eut le souffle coupé et ne put cacher son émotion à Nikolaï.
« Et bien, dîtes-moi, chère enfant, je m’aperçois que je me suis montré bien trop grave. Voulez-vous me laisser une chance de vous redonner un peu de l’insouciance qui sied à une jeune fille ? Pour vous prouver que je suis beau joueur, je vais faire transmettre une invitation pour demain à votre beau Grigor. 
- Vraiment ? Merci infiniment. Je suis touchée. Par tout ce que vous m’avez dit. Vous … »
La jeune fille n’acheva pas, se contentant de déposer un baiser sur la main de Nikolaï. A vrai dire, elle n’était pas très sûre que celui-ci fût en train de se montrer aussi beau joueur qu’il le prétendait ; la mettre face aux deux hommes qui faisaient battre son cœur était une façon de l’obliger à choisir. De provoquer Wladimir aussi en lui montrant qu’elle n’était plus une enfant et qu’elle pouvait tomber amoureuse de quelqu’un d’autre.

Le prince Nikolaï tint parole et invita Grigor à venir passer plusieurs jours à Voradino. Le jeune homme ne se fit pas prier ; intrigué au plus haut point par une demande si inattendue, il se présenta dès le lendemain soir à l’heure convenue.
Rapidement introduit dans le salon où se trouvaient réunies les familles de Nikolaï et de Piotr, il entra de son air calme et posé d’homme du monde, souriant à ce grand prince qui jusqu’à présent ne lui avait accordé qu’une attention de pure politesse, cherchant à comprendre ce qui pouvait lui valoir cet honneur. 
Marie qui l’observait depuis son entrée, vit briller une lueur de surprise et d’intense joie dans le regard qu’il posa soudain sur elle. De fait, il passa la soirée à lui prouver à quel point il était heureux de sa présence. Le seul problème semblant être l’impossibilité de se trouver seul avec elle pour pouvoir mieux le lui dire.
L’occasion lui en fut donnée le lendemain, lors de ce qui était devenu pour Marie l’habituelle promenade de la fin de l’après-midi. Les couples et les groupes s’étaient spontanément formés ; Nikolaï, Tatiana, le Comte et la Comtesse Mouroski suivaient le sentier principal tout en devisant tranquillement pendant que Piotr profitait d’une des rares occasions qui lui étaient offertes de s’isoler avec Olga. Wladimir et Sonia avaient laissé leurs parents les devancer et flânaient, tendrement enlacés. Dès le départ du château, Marie avait entrainé Grigor sur un autre chemin ; celui du petit étang et de son rosier jaune.
Elle pensait à juste titre que cela lui donnerait l’opportunité à la fois de savoir ce que le jeune homme connaissait de son passé et de lui en dévoiler une partie. Ils approchaient de l’étang quand Grigor qui jusque là était resté plutôt silencieux, prit la parole.
« Marie, je voudrais profiter de cet instant pour vous dire à quel point je suis heureux de me trouver ici. Je sais bien que c’est à vous que je dois l’honneur d’avoir été convié chez Son Altesse Nikolaï et le bonheur de pouvoir me promener maintenant en votre compagnie.
- Moi aussi, je suis heureuse de pouvoir passer du temps avec vous. Vous m’avez manqué.
- Vraiment ? Voilà qui fait plaisir à entendre. Je vous avoue que j’ai craint que vous ne trouviez ici tout ce dont vous pouviez avoir besoin.
- Que voulez-vous dire ?
- Et bien … l’autre jour … Wladimir Nikolaïevitch … »
Grigor semblait hésiter. Marie comprit qu’il aurait aimé obtenir des explications mais ne souhaitait surtout pas la mettre mal à l’aise. Elle décida de se montrer aussi directe que possible.
« Wladimir Nikolaïevitch se marie dans trois semaines. Vous-même vous avez pu voir à quel point Sonia et lui sont amoureux. Que viendrais-je faire dans cette histoire ? L’autre jour, je n’ai fait que saluer un vieil ami et voilà tout.
- Oui, Marie. Je le comprends maintenant. Ne pensez pas que je sois jaloux. Je sais que je n’ai aucun droit sur vous. C’est juste que … que j’aimerais tout connaitre de vous.
- Commençons par ce que vous savez. J’imagine que vous avez compris que si Piotr Ivanovitch est devenu mon tuteur ce n’est pas seulement parce que mon père a été son précepteur. Ma mère …
- Oui, ma douce amie. Je sais que … »
La conversation se poursuivit, avec une halte émouvante près du rosier et un repos bien mérité sous le petit kiosque. 

Assis à ses côtés sur le banc qui courait tout le long de la gloriette, Grigor s’était emparé de la main de Marie qu’il embrassait avec ferveur. Peu à peu, il s’enhardit et commença à déposer des baisers tout le long de son bras jusque dans son cou. La jeune fille commença à frissonner de plaisir avant de succomber lorsque Grigor s’empara de sa bouche. Quand elle réussit à reprendre le contrôle d’elle-même, ce fut pour chercher Liova des yeux. Gênée de s’être ainsi donnée en spectacle, elle redoutait de le voir la fixer, bras croisés, un air d’imperturbable sévérité sur le visage. Elle eut alors la surprise de ne l’apercevoir nulle part. Devant son air inquiet, Grigor la rassura :
« Votre Liova est un homme discret. Croyez-moi, il n’est pas loin. Il surveille les environs et sait éviter de vous mettre dans l’embarras. Dès que nous nous lèverons pour partir, vous le retrouverez, rassurez-vous. 
- De toute façon, il faut que je rentre, Grigor. Oncle Piotr doit se demander ce que je suis en train de faire. Ce n’est pas très convenable pour une jeune fille d’entrainer ainsi un homme en promenade. 
- Surtout quand cet homme se montre aussi peu sage que moi. »
Tout en parlant, Grigor avait recommencé à lui embrasser les mains, les bras, le cou. Cette fois, Marie réussit à l’arrêter.
« Non, Grigor. Il ne faut plus. Je ne veux plus me comporter ainsi. Ce n’est pas parce que mes parents sont morts, que je dois permettre de … de … Je dois le respect à ma nouvelle famille. A moi-même surtout. Aucune jeune fille ne doit ainsi …
- Marie, allons, ma chérie, ne soyez pas si dure. Tout dépend des intentions du jeune homme. Les miennes sont pures, ma douce … »
Tout en parlant, Grigor venait de mettre un genou à terre devant Marie médusée.
« Moi, je veux faire de vous ma femme. Marie, voulez-vous de moi pour époux ? Je vous rendrai heureuse, je … »
Marie ne répondait rien. Totalement abasourdie par la nouvelle, incapable de réfléchir, elle semblait sur le point de s’effondrer en larmes.
« Marie chérie, qu’avez-vous ? Répondez-moi, je vous en prie. Que …
- Grigor. Oh, Grigor, je suis si heureuse, si …
- Alors cela veut dire oui ?
- Non, nous ne nous connaissons que depuis quelques semaines. Je ne sais rien de vous. Enfin si peu. Et puis, il y a ces tueurs lancés à mes trousses, tant que nous ne saurons pas pourquoi, tant qu’ils ne seront pas mis hors d’état de nuire, je ne peux pas quitter la protection de Piotr. 
- Ce n’est pas grave, ma douce. Maintenant que je sais que votre cœur n’est pas défavorable à ma demande, j’aurai toute la patience du monde. Je vous aiderai à vous défaire de ce cauchemar. Je vous aime, tendre Marie, dîtes-moi seulement que vous serez mienne un jour. »
Toujours profondément perturbée par la nouvelle, la jeune fille tardait à répondre et fut même soulagée d’entendre du bruit à l’extérieur de la gloriette. Elle pensait que Liova s’approchait pour lui rappeler l’heure et s’apprêtait à affronter son regard désapprobateur quand elle se sentit défaillir : devant elle se tenait … Wladimir.

L’intense tristesse qui se peignait sur les traits du jeune homme lui brisa le cœur. De toute évidence, il avait tout entendu. Regrettait-il de s’être fiancé à une autre ? Avait-il peur de l’avenir pour elle ? La trouvait-il trop jeune ? Sentait-il la jalousie lui mordre le cœur ? La surprise fut de taille.
« Maria Petrovna, tout le monde vous cherche. Je pensais bien vous trouver ici. Votre oncle vous demande de le rejoindre tout de suite.
- Que se passe-t-il, Wladimir Nikolaïevitch ?
- Votre oncle vous le dira lui-même. Apparemment, il est arrivé quelque chose à Son Excellence Ivan Sergueïevitch.
- Le Comte Simonov ! Oh, mon Dieu ! Grigor, il …
- Allons-y tout de suite, Marie.
Suivi de Liova, réapparu comme par miracle, le petit groupe se mit en marche dans un silence pesant.
En entrant dans le salon où l’attendait son tuteur, Marie fut saisie d’effroi. Jamais elle n’avait vu Piotr sous ce jour-là ; profondément perturbé, l’homme semblait presque désemparé. Avant qu’elle n’ait eu le temps de poser la moindre question, Piotr l’attira à lui.
« Viens ma chérie, suis-moi dans le bureau de Nikolaï. Nous y serons plus au calme. Toi aussi, Liova, suis-nous. »
Pas un mot à l’adresse de Grigor ou de Wladimir ; une telle légèreté prouvait bien à quel point l’heure était grave. Soucieuse de faire sentir à son tuteur à quel point, elle était solidaire de son chagrin quel qu’il fût, Marie l’enlaça et ne quitta plus son bras.
Le bureau de Nikolaï était de toute évidence une pièce où le maître de maison aimait à venir. De profonds canapés longeaient les murs où trônaient quelques tableaux représentant des paysages enneigés, des livres soigneusement rangés garnissaient les rayonnages de l’immense bibliothèque tandis que des statuettes en bronze représentant principalement des chevaux ornaient ça et là le bureau ou le manteau de la cheminée. La pièce maîtresse de l’endroit était pourtant le bureau lui-même, en chêne massif, les pieds sculptés de savantes arabesques, il arborait une marquèterie raffinée, faite d’un bois précieux d’une teinte plus claire. Devant ce chef-d’œuvre, deux confortables fauteuils tendaient leurs bras aux visiteurs. 
Le haut dossier de l’immense chaise qui se trouvait juste derrière le bureau reprenait quant à lui le motif de la marquèterie dans un entrelacs de bois finement travaillé. Piotr s’y installa sans aucune hésitation, donnant une fois de plus à Marie la preuve de la très grande intimité qui existait entre le prince Pavelski et lui-même. Il désigna ensuite un fauteuil à Marie.
« Assieds-toi, ma chérie. Toi aussi, Liova.
- Moi, Excellence ? Je … »
Le garde du corps n’acheva pas ; il était clair que l’heure n’était pas à la discussion. Piotr venait de poser sur l’immense bureau une bague en or qu’il poussait vers Marie.

« Tu la reconnais ?
- Oui, mon oncle. C’est celle que votre père porte toujours à la main droite.
- Toujours. Tu as raison. Elle lui vient de feu le Tsar Alexeï en personne. Il ne s’en séparerait pour rien au monde.
- Est-ce que ça veut dire que …
- Qu’on l’a enlevé, oui. Et que l’on me demande une rançon en échange de sa liberté. Je dois me rendre à Oblodiye sur le champ. C’est là que me parviendront les instructions.
- Mais, mon oncle, c’est peut-être un piège !
- Sans doute, ma chérie, mais je n’ai pas le choix.
- Oncle Piotr, si quelque chose était arrivé à votre père, vous l’auriez su ; vos frères vous auraient fait prévenir. Cette bague est peut-être un leurre.
- Tu as raison, Marie. Tout ce que tu viens de me dire, je l’ai moi-même envisagé. Il n’empêche il est pratiquement impossible qu’une autre bague identique à celle de mon père existe. Je ne peux pas ne pas y aller.
- Je comprends. Pourtant j’ai tellement peur qu’il vous arrive quelque chose à vous aussi. Je vous en prie, ne …
- Calme-toi, Marie. Tout ira bien. Je serai accompagné et il restera assez de gardes ici por vous protéger tous.
- C’est pour vous que j’ai peur.
- Et moi, c’est pour toi que je m’inquiète. Tu dois me promettre d’obéir à Liova comme à moi-même. Je n’ai confiance qu’en lui pour te protéger. Je lui donne tout pouvoir de décision en ce qui te concerne. Maintenant, promets-moi de lui obéir.
- Oui, mon Oncle, je vous le promets.
- Bien. Maintenant, tu vas aller rejoindre les autres pendant que je finis de mettre mes affaires en ordre. Je veux qu’Olga et toi, vous restiez ici encore quelques jours comme prévu. Accompagne-la, Liova. Je te fais entièrement confiance, je voulais seulement que tu entendes Marie te jurer obéissance. »
Sur le point de se retirer avec Liova, Marie revint sur ses pas et serra Piotr de toutes ses forces dans ses bras.
« Je vous aime tant, mon oncle. Revenez vite, je vous en prie. »

Tendrement, Piotr l’embrassa sur le front. Il s’efforçait de se montrer serein mais quand leurs regards se croisèrent, Marie ne put s’empêcher de percevoir toute la tension et l’inquiétude qui l’habitaient.

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