jeudi 7 janvier 2016

LE BARINE ET LE MOUJIK DEUXIEME PARTIE CHAPITRE 4 : TATIANA



     L'automne commençait à s'installer; les feuilles des arbres paraient la forêt de reflets mordorés, le froid s'insinuait dès la fin de l'après-midi et les moujiks se dépêchaient de rentrer les dernières récoltes.
     La benjamine des filles du comte Kirinski, Tatiana profitait des derniers beaux jours pour se livrer à sa passion; l'équitation. Elle passait des heures à parcourir les terres de son père, fuyant l'austère palais familial où, depuis que ses soeurs étaient mariées, elle  s'ennuyait à mourir.
     Elle venait d'avoir seize ans et était éprise de liberté. Ce jour-là, un orage la surprit alors qu'elle se trouvait à la limite des terres familiales. Elle savait que tout près il y avait le village de Trinka, sur les terres du domaine d'Orenbourg appartenant au prince Pavelski.
     L'un des villages de son père se trouvait à peine plus loin, mais Tatiana possédait un caractère bien trempé et quand elle avait décidé quelque chose elle devait réussir. Or, elle voulait vérifier ce qui se disait à propos du domaine voisin; que l'intendant y habitait désormais seul sans Nikolaï qui avait enfin eu le droit de retourner vivre à Moscou.
     On disait aussi que Vania avait été anobli par le Tsar et qu'il avait été son favori à la Cour pendant les mois qu'il avait passés à Moscou. Elle voulait en avoir le coeur net et se disait que si elle, la fille du comte Kirinski se réfugiait à Trinka si tard dans la journée, les moujiks seraient obligés de prévenir l'intendant et qu'elle aurait une chance de dormir au château.
     Prête a tout, elle avait réussi à échapper au contrôle du valet qui l'accompagnait; prétextant un besoin naturel, elle s'était éclipsée laissant le pauvre homme la chercher partout pendant des heures avant de rentrer penaud au château affronter la colère du maître.
     Pour être bien sure d'être conduite au château et de pouvoir ainsi rencontrer Vania, elle descendit de son cheval sous les premières gouttes de pluie et feignit une boiterie assez importante comme si elle était tombée de son cheval.
     Ce fut ainsi qu'à la nuit tombée de la nuit, Vania vit arriver au château une charrette tirée par deux boeufs d'où descendit une ravissante jeune fille richement vêtue.
     Il sortit sur le perron pour l'accueillir et la reconnut immédiatement; elle était devenue une véritable jeune fille et l'enfance semblait avoir disparue complètement de ses traits mais pas son air espiègle ni sa belle assurance. Devant lui, se tenait la benjamine des filles du comte Kirinski!

     Emu, Vania fut projeté plus de deux ans en arrière lorsque, assis à table sous le feu roulant des convives du comte qui avaient décidé de lui en faire voir de toutes les couleurs, il avait trouvé en cette frêle jeune fille un allié de poids.
     - Quel bonheur de vous revoir, Mademoiselle !  Que vous est-il arrivé ? Puis-je vous aider ?
     - Oui, Monsieur. Je me vois contrainte de vous demander l'hospitalité pour cette nuit; j'ai été surprise par l'orage près de l'un de vos villages et je suis tombée de cheval. Oh ! Rien de grave, je pense, mais je ne pouvais pas rejoindre le château familial.
     - Entrez, Mademoiselle, voulez-vous mon bras ?
     - Oui, Monsieur. Merci.
     Ce fut ainsi que Tatiana obtint la certitude que Nikolaï n'habitait plus ici. Le souper était servi dans la salle à manger, on ajouta une assiette pour Tatiana qui découvrit avec une petite pointe de déception que Vania était maintenant marié et père de famille. Cela contrariait légèrement ses plans, mais elle n'en laissa rien paraître et se montra charmante avec Natacha.
     - Toutes mes félicitations à vous deux, pour le mariage et ... le bébé! Je suis heureuse de voir que tout va bien !
     - On ne peut mieux, Mademoiselle.
     - Il se dit beaucoup de choses sur votre compte, Monsieur.
     - Et que dit-on ?
     - Et bien, que vous avez accompagné Son Altesse à Moscou et que vous avez rencontré le Tsar.
     - C'est l'exacte vérité, oui.
     - Vous allez sans doute me trouver curieuse, mais...
     Tatiana savait exactement ce qu'elle faisait, elle aussi se souvenait de ce dîner et pensait que Vania se sentirait en quelque sorte obligé de répondre à ses questions. Vania voyait clair dans les minauderies de la jeune fille; il se disait qu'elle devait beaucoup s'ennuyer et qu'elle avait saisi l'occasion pour satisfaire sa curiosité naturelle.
     Après une hésitation, Tatiana reprit :
     - Il se murmure même que Sa Majesté a beaucoup apprécié et recherché votre compagnie.
     Vania s'amusa du " il se murmure ", n'imaginant que trop bien les commérages :
     - Oui, Sa Majesté m'a fait beaucoup d'honneur et m'a donné beaucoup de marques de son affection dont cette médaille qui ne me quitte jamais, dit-il en montrant la médaille que le Tsar avait enlevé de son cou pour la passer autour du sien.
     - Quel grand honneur ! Personne de ma famille n'a jamais eu le privilège de rencontrer le Tsar. Ce doit être impressionnant de se retrouver en sa présence.
     - C'est vrai que l'on ne peut se trouver en sa présence sans être impressionné, mais le temps aide et Sa Majesté est quelqu'un de compréhensif. 
     - J'imagine que Sa Majesté vous reverrait avec plaisir.
     - Il a eu la bonté de me le confirmer, Mademoiselle.
     Vania était intrigué par toutes ces questions, mais il était possible que Tatiana cherchât seulement à se montrer aimable. Il décida d'attendre la suite mais Tatiana s'adressa ensuite à Natacha :
     - Et vous, Madame, avez-vous également rencontré Sa Majesté ?
     - Non, Mademoiselle, je n'ai pas eu cet honneur, et à vrai dire, j'en suis heureuse car j'aurais été bien trop effrayée pour pouvoir répondre à la moindre question.
     - J'ai pu apprécié, il y a quelques années l'esprit d'à-propos de votre mari et je ne suis pas étonnée qu'il ait impressionné le Tsar.
     La conversation continua sur le même ton, Tatiana ne cessant de complimenter Vania. Après le souper, Vania appela Pavel et Mikhaïl pour les prévenir qu'ils auraient à se rendre chez le comte Kirinski dès le lendemain pour l'avertir de la présence de sa fille au château.
     Dès qu'il avait vu l'état de la cheville de la jeune fille, Vania avait compris qu'il ne nécessitait pas l'intervention d'un médecin dans l'immédiat, il avait décidé d'en laisser la responsabilité au comte et ainsi d'éviter à l'un de ses serviteurs la fatigue d'aller à Krastnoïarsk et d'en revenir avec le médecin. Mais il se devait de ménager la susceptibilité de Tatiana, aussi lui proposa-t'il l'aide d'Irina pour " soigner " sa cheville qui, disait-elle, la " lançait de temps  en temps ".

    La jeune fille saisit donc l'occasion pour prendre congé de son hôte et s'installa pour la nuit dans la chambre préparée en hâte pour la satisfaire. Elle était contente d'elle-même, ayant réussi à faire ce pour quoi elle avait pris le risque d'affronter le fouet de son père le Comte : vérifier que Vania était dans les bonnes grâces de Sa Majesté.

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