mardi 5 janvier 2016

LE BARINE ET LE MOUJIK  CHAPITRE 15 : UN RETOUR MOUVEMENTE



     Le prince Pavelski quitta le château à l'aube car il ne souhaitait revoir aucun des autres invités après la scène de la veille. En sortant des salons, il avait été retrouver le comte dans ses appartements privés pour le remercier de son invitation et lui annoncer son départ. Le comte, sincèrement désolé, avait essayé de le retenir mais ses efforts avaient été vains.
     Ils se retrouvaient donc sur la route d'Orenbourg, Nikolaï et Vania enfoncés sous leurs couvertures, Boris assis en face d'eux, pendant que Mikhail tenait compagnie au jeune Dimitri. Cela faisait déjà deux heures que le carrosse roulait quand Nikolaï entendit des cris et des jurons; il se rendit compte que le jeune cocher essayait d'arrêter le plus vite possible les chevaux. La neige tombait à gros flocons et l'on ne voyait qu'à quelques pas, heureusement, le jeune homme connaissant son inexpérience, avait maintenu les chevaux pratiquement au pas. Il venait d'apercevoir, couché en travers de la route, un arbre qui, pour un carrosse allant à une allure normale, se serait révélé un piège mortel.
     Le carrosse s'arrêtait à peine que Mikhaïl était déjà en train de se précipiter vers l'arbre, tandis que Dimitri restait à son poste pour maintenir les chevaux. Quand Boris ouvrit la portière de la voiture pour aller aider Mikhaïl, un tourbillon de neige s'engouffra dans le carrosse. Nikolaï se pencha pour évaluer la situation; il voulait estimer la grosseur du tronc pour savoir s'il devait descendre avec Vania pour aider ses serviteurs. Soudain, il se raidit; trop tard pour prévenir Boris, mais juste à temps pour obliger Vania à se rasseoir : le tronc avait été scié.

     Tout alla très vite, et le prince n'aurait su dire dans quel ordre s'étaient déroulés les évènements; un coup de feu retentit blessant Dimitri qui comprenant lui aussi le piège cherchait le pistolet caché sous son siège, un homme surgi de nulle part maintenait à présent en joue Boris et Mikhaïl près du tronc tandis que Nikolaï attrapait les deux épées accrochées dans un coin du carrosse, en lançait une à Vania et se précipitait dehors.
     Il eut à peine le temps de se retourner qu'il vit un homme caché le long du carrosse qui le tenait en joue avec un pistolet, Nikolaï remercia intérieurement les longues heures passées sur les champs de bataille qui lui permirent de désarmer son adversaire avec la rapidité de l'éclair. L'homme blessé à la main, recula et sortit à son tour une épée. Du coin de l'oeil, Nikolaï aperçut un autre homme qui s'approchait, il fallait faire vite.
     Descendu du carrosse de l'autre côté, Vania s'était trouvé nez à nez avec la même surprise que Nikolaï : il adopta une autre technique, lâcha son épée, leva les mains, laissa l'homme s'approcher pour le fouiller, puis quand celui-ci lui ordonna de se retourner afin certainement de l’assommer plus à son aise, il lui tordit le bras, le coup de feu partit ratant sa cible mais Vania lui, visa juste, le menton de son adversaire craqua sous le choc et l'homme s'effondra assommé.
     Sans perdre de temps Vania ramassa le pistolet de l'homme, grimpa à la place du cocher où il savait en trouver un autre pour le lancer à Nikolaï en bas. Dimitri gisait affalé sur son siège, inconscient mais toujours en vie. Vania n'eut que le temps de constater que Nikolaï ne semblait pas avoir besoin du pistolet; il venait de blesser mortellement son adversaire et se préparait à affronter l'autre homme qui arrivait une épée à la main. Un coup de feu retentit; l'homme qui surveillait les valets, l'apercevant à la place du cocher, venait de lui tirer dessus. Vania ne dut la vie sauve qu'à la rapidité de ses réflexes, dans un même geste, il se baissa et visa à son tour l'homme, l'atteignant d'une balle en peine poitrine. Il cria aux valets de se protéger derrière l'arbre et de ne surtout rien tenter, puis sauta en bas du carrosse afin d'aller s'occuper de l'homme  qu'il avait assommé. Mais tout ne se passa pas comme il le pensait, et en guise d'homme assommé, ce fut lui qui faillit l'être en arrivant sur le sol; le bandit venait de se jeter sur lui. Ils se relevèrent tous deux; le pistolet de Vania gisait dans la neige hors de sa portée, l'homme tira son épée hors de son fourreau, sans le quitter des yeux, Vania commença à reculer. Son pied heurta quelque chose, son épée!
       

     De l'autre côté du carrosse, Nikolaï qui pensait en finir aussi vite avec son deuxième assaillant qu'avec le premier, en était pour ses frais. Cela faisait un bon moment déjà qu'il ferraillait, alternant attaques et parades, sans réussir à prendre le dessus. L' homme savait se battre c'était évident, on sentait chez lui une habitude qui ne pouvait décemment pas s'expliquer par son occupation actuelle. Nikolaï était pratiquement sur d'avoir devant lui un ancien soldat. Il éprouvait des sentiments étranges; d'un côté il s'inquiétait énormément pour Vania et aurait voulu se débarrasser de son adversaire pour aller lui prêter main forte, mais d'un autre côté, il éprouvait de l'excitation et du plaisir à combattre un adversaire à sa mesure.
     Vania avait réussi à se baisser, il empoigna de la neige qu'il projeta au visage de l'homme pour l'aveugler, pendant que de l'autre, il récupérait son épée. Heureusement pour lui, son adversaire n'était pas de la trempe de celui qui affrontait Nikolaï. Vania s'était bien quelques fois entraîné avec Nikolaï à tirer l'épée, mais ces séances avaient été rares car l'intendant n'appréciait pas la violence que cela supposait et se sentait mal à l'aise d'affronter son maître de cette façon, Nikolaï quant à lui aurait souhaité avoir un adversaire plus doué et plus combatif. Vania faisait de son mieux pour se souvenir des précieux conseils du prince, et, luttant pour sa vie, montrait enfin la combativité que Nikolaï aurait appréciée. Son adversaire se fendit soudain, Vania, suivant justement l'un des conseils de son maître, se déporta légèrement sur sa droite, il ne reçut ainsi qu'une légère égratignure au bras, et voyant la poitrine de l'homme à découvert se fendit à son tour. L'homme chancela, l'étonnement et la peur se peignant sur son visage, puis il s'effondra sans un cri aux pieds de Vania.
     Nikolaï commençait à transpirer malgré le froid glacial, il venait de parer plusieurs attaques coup sur coup et se disait qu'il allait devoir user d'une de ses bottes secrètes, pour pouvoir enfin en finir quand la chance lui sourit. L'homme, en reculant sous les assauts de Nikolaï, trébucha et tomba sur le dos. Le prince, vif comme l'éclair, mit un pied sur l'épée de son adversaire pour la plaquer au sol, et posa la sienne sur le ventre de l'homme.
     Les pensées tourbillonnaient dans la tête de Nikolaï : fierté de s'être bien battu, excitation, curiosité, inquiétude quant au sort de Dimitri, envie folle de poursuivre le combat, envie de tuer...
     La voix de l'homme le surprit ainsi que son geste. En effet, l'homme prenant avec précaution la lame posée sur son ventre, la reposa sur sa poitrine en expliquant :
     - S'il vous plaît, Seigneur, je préfère une mort rapide.
     Sans qu'il sût exactement pourquoi, c'était ce genre de choses que Nikolaï attendait pour prendre sa décision, il maintint fermement son pied sur l'épée de son adversaire mais enleva la sienne de sa poitrine.
     L'homme, abasourdi, ne comprenait plus rien. Pourtant, on ne pouvait se méprendre sur les intentions de Nikolaï, il était en train de remettre son épée au fourreau et tendait une main à son adversaire pour l'aider à se relever. Machinalement, le bandit accepta cette main tendue et se releva. Vania, pendant ce temps, était remonté auprès de Dimitri et comme les deux valets s'approchaient prudemment, il les héla et à eux trois ils redescendirent le jeune homme à l'intérieur du carrosse. Le blessé geignait doucement mais en écartant sa chemise Vania découvrit que sa blessure ne semblait pas saigner énormément. Il n'était pas médecin mais il lui semblait que la balle entrée et ressortie par le flanc droit du jeune homme  n'avait pas fait trop de dégâts.

     Le bandit, attendait à quelques pas de Nikolaï, que celui-ci s'explique; mais le prince avait beaucoup de choses à faire d'abord. Il intima donc à l'homme l'ordre de se retourner sans écouter ses supplications :
    - Barine, non, par pitié, ne me livrez pas à la police du Tsar! Je préfère une mort rapide et digne à cette infamie; la prison pendant des mois et la pendaison. Je me suis battu loyalement ...
     - Loyalement ? Attaquer des voyageurs pour les détrousser, tu appelles ça loyal ? Et ce gamin blessé, c'est loyal ? 
     - Je n'y suis pour rien, ce n'est pas moi...
     - C'est ta bande ! Ça suffit maintenant, tes mains.
     Discuter davantage ne servait à rien, l'intendant le tenait en joue et de toutes façons ce barine était tout à fait de taille à l’assommer seul; il tendit ses mains que Nikolaï lui lia dans le dos avant de le faire s'asseoir dans le carrosse.
     - Comme ça tu te tiendras tranquille.
     Puis le prince s'occupa de dégager l'arbre avec ses valets et Vania, ce qui fut rapide.  Nikolaï se dépêchait, inquiet pour la santé de Dimitri, et tout le monde se retrouva en voiture; les deux valets à la place du cocher, Vania et Nikolaï à leurs places , Dimitri étendu sur le siège en face et l'homme à leurs pieds sur le plancher du carrosse. Nikolaï avait maintenant le temps :
     - A nous deux maintenant : où as tu appris à te battre ?
     - A l'armée, Seigneur. Par pitié, pas la prison, tuez moi plutôt.
     - C'est moi qui parle! Toi tu réponds! J'ai un marché à te proposer.
     Vania ne put s'empêcher de sourire; il avait compris ce que Nikolaï avait en tête dès qu'il l'avait vu aider l'homme à se relever.
     - Quel marché, Barine ?
     - Une place de cocher chez moi en échange du récit de ta vie.
     Vania se mit à rire :
     - J'avais vraiment l'air aussi ahuri ?
     - Oui, mais encore plus perdu.
     - On attend un peu, ou on lui dit pour la bague?
     - Tu ne crois pas qu'il a vu les armes sur la voiture ? 
     L'homme ne réagissait pas, il semblait de plus en plus perdu, conscient de la très grande complicité entre le prince et son intendant, il comprenait aussi qu'ils parlaient de choses qui n'avaient rien à voir avec lui.
     - Ça y est, il est perdu, reprenait l'intendant. Allez, un bon geste, expliquez lui.
     - D'accord. Je ne te livrerai pas à la police de toutes façons. Si Dimitri n'était pas blessé, j'irais jusqu'à dire que j'ai pris du plaisir à me battre contre toi. Je suis un homme influent, le cousin du Tsar, comme le montrent mes armoiries, et je peux obtenir ta grâce, te donner la place de cocher dans ma demeure. 
     - Non, il n'est pas fou... Pardon, Maître, mais c'est ce que j'ai pensé aussi.
     - Il suffit que tu t'en remettes à moi, et que tu me dises toute la vérité sur toi, reprit Nikolaï. 
     - Tu ne le regretteras pas, crois moi, ne put s'empêcher d'intervenir une fois de plus Vania.
     L' homme renonça à comprendre :
     - Faîtes de moi ce que vous voulez ! De toutes façons ma vie est entre vos mains. Voilà ... Je m'appelle Pavel et un jour la police du Tsar est venue dans mon village et notre barine a dit que la police recherchait des soldats. J'avais quinze ans, j'ai accepté...
     Ainsi se termina le retour mouvementé du prince Pavelski vers son domaine. Quant à Pavel, il ne commença à croire à sa chance qu'après avoir été détaché, nourri au château et 
encouragé par Nikolaï à aller se coucher dans les combles. Il se sentait d'autant plus confiant que le jeune Dimitri s'était enfin réveillé et que le médecin appelé en urgence avait confirmé la bonne nouvelle; le jeune homme serait bientôt sur pied. 

     Avant de regagner la chambre qu'il devrait partager avec Dimitri, il posa un genou à terre devant Nikolaï et sans un mot lui baisa les mains avec ferveur. Une fois de plus, Nikolaï venait de changer le destin d'un être humain et il en était fier et heureux. Mais ce n'était rien à côté de ce qui l'attendait deux mois plus tard.

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