dimanche 3 janvier 2016

DEUXIEME PARTIE  CHAPITRE 16 : LE CHOIX DE MARIE


Le petit palais apparut bientôt. Comme convenu, le carrosse s’arrêta devant le porche. De toute évidence, le portier avait lui aussi été maîtrisé car ce fut un inconnu qui ouvrit à Liova avant de le laisser pénétrer dans la cour. Morte d’inquiétude pour son ami, Marie attendit dans la voiture, les chevaux des gardes piaffant à ses côtés. A son plus vif soulagement, Liova reparut au bout d’une dizaine de minutes. Il lui faisait signe de la rejoindre ; cela voulait donc dire qu’ils étaient tous sains et saufs : Marfa, les autres serviteurs et … Alma.
Elle se faufilait à la suite du brigand, Liova sur ses talons, quand elle les aperçut par la porte de la cuisine laissée entrouverte ; ceux qui avaient été comme une sorte de famille pour elle pendant quelques jours cinq ans plus tôt. Ligotés sur des chaises ou à même le sol, bâillonnés, ils faisaient peine à voir mais semblaient tous en bonne santé. Pourtant il lui sembla que Marfa essayait de lui dire quelque chose et qu’une sorte de panique avait envahi son visage. Alertée, elle voulut s’arrêter mais ni l’homme qui les guidait ni Liova ne l’entendaient ainsi. En haut de l’escalier, juste devant le bureau de Piotr, un autre homme les attendait. A leur approche, il poussa la porte et recula dans la pièce, bientôt suivi de son complice.
Derrière le bureau, attachée sur la haute chaise et dûment bâillonnée elle aussi, se trouvait Alma. Marie ne put réfréner un sursaut en la voyant ; les vêtements déchirés et les cheveux défaits de la jeune femme disaient assez les mauvais traitements auxquels on l’avait soumise. Pourtant sur son visage ne se lisait que l’intense soulagement de la voir venir à son secours.
Sans un mot, Liova venait de lancer sur la table une énorme bourse en cuir pleine de roubles en or. Les yeux des hommes brillèrent de convoitise mais ils prirent tout de même le temps de détacher Alma avant de s’en emparer. La jeune femme fit rapidement le tour de la table pour venir se mettre sous la protection de Liova aux côtés de Marie. Une précaution qui semblait quelque peu inutile devant l’absence de menace que représentaient les deux brigands. Le plus vieux venait de s’asseoir derrière le bureau et s’était mis à compter tranquillement l’argent. L’autre prit la parole :
« Mon ami va rester là. Moi, je vous raccompagne jusqu’à la porte. Comme convenu, dans une heure nous libérerons les serviteurs. Aucun mal ne leur sera fait, ils sont seulement là pour garantir que vous ne tenterez pas de revenir en force avec les autres gardes maintenant que vous avez ce que vous voulez. »
Liova se contenta de hocher la tête et commença lentement à reculer vers la porte. Marie et Alma en firent autant et tous trois se retrouvèrent bientôt dans l’escalier. Prudent, Liova avait veillé à tourner la clé dans la serrure de la porte derrière eux, enfermant le brigand et son or. Toujours par sécurité, il venait d’ordonner à l’autre de passer devant eux et protégeait au passage Alma et Marie quand l’incroyable se produisit : il s’effondra à genoux.

Une tache rouge s’élargissait lentement sur son flanc droit. Incrédule, Marie fixait le brigand qui n’avait pourtant pas bougé. Le regard de Liova s’était porté sur Alma ; Marie fit de même. Le visage de son amie était méconnaissable ; une joie sauvage déformait ses traits d’ordinaire si sereins et la cruauté que dévoilait son sourire était encore plus effrayante que le spectacle de Liova à genoux. Sous le choc, Marie s’écarta. Ce fut alors seulement qu’elle aperçut la lame couverte de sang. L’atroce vérité se fraya enfin un chemin dans son esprit enfiévré ; Alma les avait attirés dans un piège et venait de poignarder Liova. Alors même qu’il croyait la protéger !
Au bord de la nausée, elle tenta de se précipiter sur Alma pour la désarmer mais celle-ci brandit de nouveau la dague dans sa direction cette fois. Pourtant, ce qui arrêta vraiment Marie ce fut le couteau que le brigand venait de poser sur la gorge de Liova.
« Eh oui, Marie, à nous autres filles tatares on apprend bien des choses utiles ; à manier le couteau entre autres. Et nos vêtements ne servent pas seulement de cachette pour nos bijoux.
- Sale putain, tu l’as poignardé alors même qu’il venait de te sauver!
- Me sauver ? De qui ? De Mehmet ? La bonne blague !
- Liova le croyait et moi …
- Toi, tu n’es qu’une idiote. Pourtant, tu vas devoir réfléchir et vite. Si ce chien n’est pas encore mort, ce n’est pas un hasard : je sais ce qu’il représente pour toi. Sa vie est entre tes mains, si on ne le soigne pas rapidement il mourra. Si tu refuses d’obéir, Mehmet lui tranchera la gorge pendant que moi je m’occuperai de toi ;
- Les gardes …
- Sont dehors derrière la porte fermée. Le temps qu’ils se décident puis réussissent à entrer, nous aurons fait un carnage. Ensuite trois contre trois … Peut-être aurais-je même le temps de leur jouer à eux aussi un tour à ma façon.
- Même si je vous aide, ils ne vous laisseront pas partir comme ça !
- Ils NOUS laisseront nous réfugier dans le carrosse, toi et moi. Avant de se précipiter dans le palais pour aider Liova à arrêter nos poursuivants.
- Ils ne m’abandonneront pas sans protection et …
- Mehmet et Selim ne seront pas loin derrière nous, crois-moi ce sera très convaincant. Et puis … il y a d’autres surprises pour les gardes. Ils seront très occupés.
- Pendant ce temps, Liova se videra de son sang !
- C’est le risque. Mais au moins ça lui donne une petite chance. Enfin … si tu fais vite !
- Laisse-moi l’aider maintenant à arrêter le saignement de …
- Fais ton choix. Tout de suite ! »

Tout en écoutant Alma, Marie réfléchissait à toute allure ; son regard allait de l’arme toujours ensanglantée que brandissait l’effrayante créature qui avait pris les traits de celle qu’elle croyait son amie au visage crispé par la douleur de Liova. Le choc et l’effet de surprise totale avaient empêché le garde du corps déjà à terre de se défendre contre Mehmet et il se trouvait à présent entièrement à sa merci. Un couteau posé sur la gorge, il ne pouvait même plus parler et Marie voyait avec angoisse à quel point le simple fait d’essayer de rester conscient lui coûtait. Sur son côté droit, la chemise était maintenant totalement imprégnée de son sang. Il était évident qu’il mourrait si elle n’agissait pas rapidement. Pourtant quand il l’entendit donner son accord à Alma, il puisa dans ses maigres forces pour protester comme il put : d’un long gémissement.
Tout alla très vite ensuite, Alma cacha le couteau sous ses vêtements pendant que Mehmet se redressait. Marie déchira son jupon avant de se laisser tomber aux côtés de Liova. Elle glissa l’étoffe sous la chemise de son ami, lui prit les mains et les déposa sur la blessure ainsi protégée.
« Appuie ! Fort ! Je t’en prie, Liova, ne meurs pas ! Je t’aime tellement ! » 
Elle n’eut pas le temps d’en dire davantage, Alma l’entrainait avec elle vers la cour. Mehmet était déjà en haut de l’escalier, prêt à libérer son complice. Echevelée, en sueur, Alma lutta un instant contre le système de fermeture de la porte cochère avant de se précipiter dans les bras des gardes.
« Au secours ! Vite ! Liova a essayé de les retenir mais ils sont sur nos talons ! Protégez-nous, vite ! »
Marie qui l’avait suivi, fut happée par l’un des gardes qui la poussa dans le carrosse où Alma avait déjà pris place. Les deux autres gardes fonçaient déjà dans le palais. Le bruit de la lutte qui lui parvint aussitôt ne laissait aucun doute ; Selim et Mehmet venaient de se mettre sur leur chemin. Elle ne put en entendre davantage, Ladislas, le premier garde venait d’ordonner au cocher de lancer les chevaux au grand galop. Peine perdue ; ils avaient à peine atteint le bout de la rue qu’un coup de feu tuait net le garde convaincant au passage le cocher de laisser sa place et de sauver sa peau. 

Deux hommes le remplacèrent immédiatement tandis que deux autres s’installèrent à l’intérieur. Quand le carrosse s’était élancé, Marie avait essayé de s’échapper et de crier mais Alma avait bien plus de forces qu’il n’y paraissait et avait réussi à la repousser au fond de la voiture. Maintenant, avec les deux hommes à ses côtés, il était trop tard pour tenter quoi que ce soit ; Marie ferma les yeux, se laissa aller contre le siège et n’essaya même pas de retenir les larmes qui coulaient le long de ses joues. Indifférente à son propre sort, elle ne pensait qu’à Liova. Survivrait-il à sa terrible blessure ? Plus elle y pensait, plus elle en doutait ; lorsqu’elle l’avait quitté, il n’avait même plus la force de parler. Le plus difficile à supporter pourtant avait été son regard tant le désespoir qu’elle y avait lu était grand. La rage du guerrier, la douleur de l’homme blessé auxquelles elle s’attendait avaient été remplacées par l’horreur de ne pas avoir pu la protéger, elle, la seule personne au monde qui comptait pour lui. Tout ça à cause de cette catin, cette … 
Marie ouvrit les yeux ; elle devait comprendre coûte que coûte ce qui avait pu pousser Alma à un tel geste. La surprise fut de taille : la jeune femme était en train de fouiller dans le petit sac de voyage que Marie emportait toujours avec elle et qui était resté dans le carrosse. Celui qu’elle avait consciencieusement préparé afin de ne pas alerter l’œil exercé d’Anna. Tout ça pour sauver, soi-disant, cette garce ! 
« Qu’est-ce que tu fais, sale …
- Surveille ton langage ou il t’en cuira. Mes amis ici présents ont les oreilles délicates.
- Qu’est-ce que tu cherches ?
- Voilà, je l’ai. Ta boîte à bijoux, ma chérie. Je savais bien que tu l’emporterais avec toi.
- Ma … Ma boîte à bijoux ? Tu as fait tout ça pour ma boîte à bijoux ?
- En quelque sorte … oui.
- Mais, pourquoi ? Pourquoi nous as-tu fait ça ? Je ne t’ai jamais fait de mal. Liova non plus. Oncle Piotr …
- Ah lui, il m’a vraiment simplifié la vie. En m’affranchissant d’abord, comme on me l’avait assuré, il m’a rendue libre de mes allées et venues. Soi dit en passant, plus nombreuses que tu ne le penses. Ensuite, il a disparu me laissant le champ libre.
- C’est toi qui l’as fait partir ?
- Non, je n’y suis pour rien. Je n’ai fait qu’utiliser son absence. Tout comme j’ai utilisé son sentimentalisme, son refus du servage.
- Qui t’en avait parlé ? Tu l’avais prévu …
- Depuis le début, oui. Je n’ai jamais été captive. Enfin si peu, juste le temps de convaincre cet idiot de marchand, ce Stanislas Igorevitch, de me proposer en échange de sa dette. 
- Mais le capitaine ?  … Quoi ? »
Alma et les deux hommes s’étaient mis à rire bruyamment. Quand ils reprirent leur souffle, Alma se tourna vers son voisin avant de le désigner à Marie.
« Je te présente le capitaine Chevchenko. Retraité de l’armée de Sa Majesté … et grand ami du prince Azat, mon père. »
La surprise anéantit Marie pendant quelques secondes. Dans son esprit, une histoire était en train de se mettre en place. Une histoire qu’elle peinait à croire et sur laquelle planaient encore quelques zones d’ombre.
« Tu es venue chez nous pour … pour moi ? Pour m’enlever ? L’or n’était qu’un prétexte puisque vous n’étiez même pas sûrs de l’emporter.
- Disons que ça aurait été un plus. Et qu’il a servi à convaincre Mehmet et Selim.
- Ils ne le toucheront jamais. Tu savais qu’ils se feraient tuer. Ils sont sûrement morts à l’heure qu’il est. Les gardes …
- Sont redoutables, oui. Je les ai beaucoup observés s’entraîner dans le parc. Nous n’aurions eu aucune chance en les attaquant en pleine rue. Nous avions déjà essayé. Et personne d’autre que moi n’aurait pu atteindre Liova.
- Sale garce ! Il va mourir par ta faute ! »
Les yeux d’Alma brillèrent de rage mais ce fut le capitaine qui se chargea de calmer Marie. D’un geste beaucoup plus vif que ce que sa corpulence laissait présager, il s’empara de ses cheveux et la repoussa contre le siège. Un couteau venait d’apparaître dans son autre main.
« Ecoute bien parce que je ne le répéterai pas. Ici c’est la princesse qui commande. Tout le monde fait ce qu’elle veut. Et ce qu’elle veut c’est te remettre saine et sauve entre les mains de son père. Toi et ta boîte à bijoux. Seulement la plus importante des deux … ce n’est pas toi. Alors, tiens-toi tranquille parce que tu pourrais bien arriver en piteux état … ou pas du tout. »

Totalement abasourdie par la révélation de l’importance qu’une simple boîte à bijoux pouvait avoir pour ces gens, Marie se contenta de hocher la tête et se tut quelques secondes. Pourtant, consciente qu’elle n’aurait pas forcément une deuxième chance de comprendre ce qui se passait, elle s’obligea à reprendre calmement la parole.
« J’ai compris, Alma. Ecoute, je … je voudrais savoir … tu as dit que vous aviez essayé ; était-ce le jour où j’étais dans le carrosse de Grigor ?
- Oui, mais je ne l’ai su qu’après.
- Les … les hommes en noir. C’est … c’est toi ? Enfin … vous ?
- Non. Je sais qui est leur chef, c’est tout.
- Alma, dis-moi …
- Ça suffit maintenant. Arrête avec tes questions !
- Une dernière, s’il te plaît. Tu as vraiment fait tout ça pour … cette boîte ? Tu n’étais même pas sûre que je l’apporterais.
- Si. Je t’ai bien observée, je sais que tu ne t’en sépare jamais même pour une nuit. 
- Les hommes en noir … ils … ils voulaient la même chose ?
- Oui.
- Oh mon Dieu ! C’est pour ça que mes parents sont morts ! Que …
- Ça suffit, maintenant ! Tais-toi ! »
Comprenant qu’Alma ne souhaitait pas en dire plus, le capitaine prit l’initiative de bâillonner Marie. Le contact de l’étoffe dans sa bouche rappela à la jeune fille le traitement que Liova lui avait fait subir cinq ans auparavant. Ce qui bien entendu ne l’aida pas à oublier ce qui venait d’arriver à son ami. Les mêmes interrogations lancinantes revenaient la torturer. Les gardes avaient-ils réussi à se débarrasser assez vite de Mehmet et de Sélim pour pouvoir s’occuper de Liova ? La blessure de celui-ci avait-elle une chance de guérie de toute façon ? Avait-il réussi à contenir le flot de sang le temps nécessaire ?

Les jours passaient comme une longue suite de cauchemars. Pour éviter les questions gênantes et parer à toute tentative de rébellion de sa part, les brigands droguaient Marie à chaque fois qu’ils devaient dormir dans une auberge. Ils racontaient toujours la même histoire ; trop fatiguée, un peu fiévreuse, rien de grave … et la portaient jusque dans sa chambre. Le matin, ils partaient à l’aube prétextant un long voyage. La jeune fille ne mangeait donc qu’à peine, de quelques provisions dans la chambre ou lors d’arrêts en pleine campagne et passait ses journées à lutter contre les effets persistants des drogues qu’on l’obligeait à avaler. Pour elle, les paysages, les gens, les heures en venaient à se confondre dans une sorte de brouillard qui mêlait rêve et réalité.
Malheureusement pour elle, cet état de confusion n’était pas suffisant pour lui faire perdre la mémoire et la douleur de savoir que toute sa famille était morte pour une simple boîte s’ajoutait à l’angoisse de se trouver à présent entre les mains d’assassins. Par ailleurs, le souvenir des départs successifs de ceux qu’elle aimait et de l’horrible agression dont Liova avait été la victime ne cessait de la torturer. Une tristesse intense l’habitait en permanence et souvent des larmes inondaient son visage sans même qu’elle s’en rende compte.
Pendant ses rares instants de vraie lucidité, elle tentait d’en savoir plus sur ce qui l’attendait. Elle se rendait compte qu’elle avait bien fait de poser toutes ces questions à Alma juste après son enlèvement ; en effet depuis la jeune femme refusait de s’expliquer davantage. Regrettait-elle de s’être laissée à ces confidences sous le coup de la joie d’avoir réussi sa mission ? Voulait-elle seulement la faire souffrir ? 
Quand Marie avait essayé de reparler de la fameuse boîte à bijoux, Alma l’avait exhibée sous ses yeux avant de se mettre à rire. Marie l’avait alors suppliée de lui rendre au moins ses bijoux mais la princesse en avait profité ; elle les avait jetés par la portière sous les yeux horrifiés de la jeune fille. Rien ne l’avait fait fléchir : ni les supplications ni les larmes. Marie avait ainsi vu disparaitre tous les cadeaux que ses parents lui avaient offerts année après année. Les seuls souvenirs qu’elle conservait d’eux désormais étaient les deux bagues qu’elle avait retirées de leurs doigts après leur mort et qu’elle portait toujours sur elle. Tout comme la médaille de Liova. 

Alma avait ensuite de nouveau caché la boîte dans l’une de ses nombreuses poches avant de s’endormir paisiblement, totalement confiante en la vigilance du capitaine, insensible à toute pitié.

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