samedi 9 janvier 2016

LE BARINE ET LE MOUJIK DEUXIEME PARTIE CHAPITRE 18 : LE MOUJIK ET SON MAITRE



     Vania n'avait rien pu faire pour aider Pavel quand il l'avait vu retomber assis. Lui-même éprouvait d'étranges sensations; sa tête tournait et pourtant il n'avait bu qu'un seul verre de vodka. Quelques secondes plus tard, il s'effondrait à son tour.
     Ce qui le réveilla, ce furent les cahots qu'il ressentait depuis un moment; un bandeau l'empêchait de voir mais il comprit qu'il était couché à plat ventre sur le plancher d'un carrosse. La douleur lancinante qui provenait de ses chevilles et de ses poignets lui fit comprendre qu'il était attaché pieds et poings liés.
     Retrouvant instinctivement de vieux réflexes de survie, il essaya d'éviter de montrer qu'il était éveillé, afin de savoir à combien de ravisseurs il avait affaire et ce qu'on lui voulait. Mais tout ce qu'il put découvrir c'était qu'il y avait deux hommes qui ne semblaient guère bavards.
     Un coup de pied dans les côtes lui apprit que ces messieurs commençaient à s'impatienter, il gémit et n'obtint que davantage de coups en retour. Serrant les dents, il parvint à étouffer ses plaintes, afin de leur ôter le plaisir de le voir souffrir. Les deux hommes se lassèrent vite :
     - Alors, chien. Tu en as assez ?
     - Qui êtes vous ? Que me voulez-vous ?
     Une nouvelle correction arrêta net ses questions. Puis, devant les gémissements que Vania n'avait, cette fois, pas pu réprimer, l'un des deux deux se ravisa :
     - Et, doucement ! Tu sais que le comte a dit qu'il le voulait en bon état.
     - Ferme la ! Il ne doit rien savoir avant.
     Le comte, le comte ... Vania ne voyait pas quel comte pouvait lui en vouloir à ce point, le seul comte qu'il connaissait était le père de son ami Alexeï et jamais ...
     - S'il est amoché, il ne nous paiera que la moitié.

     Cet argument parut suffisant à l'autre homme et Vania poursuivit son voyage sans avoir à affronter d'autres coups. De toutes façons, c'était tout son corps qui le faisait souffrir tant la posture qu'on l'obligeait à garder le martyrisait. On ne le détachait que partiellement pour qu'il puisse manger ou faire ses besoins sans jamais l'autoriser à enlever son bandeau. Cette humiliation supplémentaire semblait particulièrement ravir ses bourreaux. Le supplice dura deux jours et ce ne fut qu'à la tombée de la nuit qu'ils arrivèrent à destination.
     Vania savait que le pire était à venir mais il fut en quelque sorte soulagé de se retrouver enfin libéré de ses liens. Il eut beaucoup de mal à se tenir debout entre ses deux ravisseurs pendant qu'il entendait s'approcher celui qu'il devinait être "le comte".
     De toute évidence, les hommes avaient reçu des instructions avant de le descendre du carrosse car pas un mot ne fut échangé. Vania sentit juste " le comte " tout près de lui quelques secondes, puis il fut trainé dans ce qu'il reconnut être une écurie.
     Il comprit que " le comte " venait de s'installer confortablement pour assister au spectacle. On lui ordonna de retirer sa chemise, ce qu'il fit du mieux que ses pauvres mains endolories le lui permirent. Toute résistance était inutile et il voulait les priver au maximum de la joie de le frapper.
     Il sentit qu'on lui liait les mains au-dessus de la tête et qu'on le plaquait contre un poteau : il comprit que son intuition était juste et qu'il allait être fouetté !
     Un cri, un sanglot presque, venu du fond du désespoir, se bloqua dans sa gorge. Il y avait plus de cinq ans maintenant qu'il n'avait pas senti sur sa peau la morsure d'une lanière de cuir. 
     En un éclair, pendant qu'il entendait celui qui devait le battre se préparer, il revécut les années de souffrance, de torture et d'humiliation qu'il croyait à jamais derrière lui.

     Mais quelque chose retint son attention; aux bruits qu'il perçut, il comprit que " le comte " renonçant au plaisir passif de le voir souffrir avait décidé de le faire souffrir lui-même.
     Les lanières du fouet caressèrent sa peau, s'attardant sur ses anciennes cicatrices, tout comme l'avait fait Nikolaï des années auparavant. Comme il aurait voulu être à nouveau ainsi, dos tourné, soumis à la volonté d'un maître mais que ce maître fut Nikolaï. Nikolaï qui n'avait pas abaissé son fouet sur son dos, ni à cette occasion, ni jamais. Qui l'avait affranchi, sauvé.
     Un petit rire amer, intérieur, s'empara de lui; il était beau l'homme libre !
     - Je constate avec plaisir que quelqu'un a su te traiter comme tu le mérites, moujik !
     Cette voix ! Où ? Où l'avait-il entendue ?
     - Ma voix, c'est-ce que tu cherches, ver de terre? Je vais te faire chanter à mon tour.
     Le premier coup fut horriblement douloureux. Vania crut qu'on l'avait déchiré en deux avec un couteau. Il se rendit compte à quel point les années de bonheur avaient effacé la souffrance.
     Le second coup se faisait attendre et Vania comprit que son supplice serait long; l'homme laissait la douleur s'emparer de tout le corps de celui qu'il faisait souffrir avant de recommencer.
     Les lanières s'abattirent à nouveau sur ses épaules, le coup était moins fort cette fois, juste assez pour faire vraiment mal mais pas assez pour abréger le supplice en le faisant s'évanouir rapidement de douleur.
     Les coups s'enchaînèrent ainsi, à espaces réguliers, appliqués méthodiquement, froidement, en silence. Vania serrait les dents, et essayait d'éluder la douleur en se concentrant sur les quelques mots que l'homme avait prononcés. Le mépris, c'était le mépris qui pouvait le mener à la clé. Il sentait que tout ceci n'était qu'une histoire de mépris.
     Un coup plus fort, bien appliqué au milieu des reins, lui arracha un cri :
     - Enfin, jubila l'homme. Je dois reconnaître que tu es dur au mal. Mais nous n'en avons pas fini. Moi, je fais une pause mais pas toi.

     Le comte était retourné s'asseoir et Vania sentit le changement dans la manière dont le deuxième homme le battait. Il frappait vite et fort, sans pitié mais sans acharnement. Son dos n'était plus qu'une longue plaie, il sentait le sang couler le long de ses muscles douloureux, les mille petites aiguilles des lanières brûlaient sa peau comme du feu. Il était au bord de l'évanouissement quand le comte ordonna l'arrêt de son supplice.
     Vania pouvait à présent le sentir tourner autour de lui, tâtant ses côtes de sa cravache, mais ce fut sur l'intérieur des cuisses que le premier coup fut porté. Vania, surpris, cria.
     - Je veux t'entendre me supplier d'arrêter, chien.
     Un deuxième coup de cravache sur les mains.
     - Je suis ton maître désormais.
     - Je suis un homme libre.
     - Oui, c'est ce que ton maître a dit aussi.
     La vérité se fit jour dans l'esprit de Vania en un éclair. Le comte Iliouchine ! Vania revit son visage de fouine, la haine qui s'était peinte sur son visage quand Nikolaï avait rejeté son offre, le mépris avec lequel il le regardait, lui, Vania, le dépit quand il avait vu Tatiana lui prendre le bras.
     Oui, forcément, c'était ça. Il était amoureux de Tatiana et après cet esclandre, le comte Kirinski ne l'avait plus jamais reçu. Vania était soulagé, c'était stupide car cela ne changerait rien à son supplice mais au moins il comprenait.
     - Je sais qui vous êtes, sale lâche !
     Estomaqué par tant d'audace, le comte marqua une pause, puis il ordonna :
     - Le vinaigre et le sel.
    Vania avait déjà connu ça, il ne put s'empêcher de crier.
     - Non !
     - Non, qui ?
     La cravache cingla son dos.
    - Je suis ton maître. Implore ma pitié et tu y échapperas ... peut-être ...
     - Jamais, chien.
     Une éponge se plaqua contre le dos de Vania. Il hurla. Le vinaigre se répandant sur ses blessures était une torture encore plus grande que les coups eux-mêmes. La suite prolongea son calvaire; le gros sel fut utilisé pour étriller son dos de haut en bas. Il hurla tellement que l'homme chargé de la manoeuvre ne put continuer.
     - Je ne peux plus, Seigneur. C'est trop.
     - Ecarte toi, chien.
     Vania, au bord de l'évanouissement, sentait le comte tourner à nouveau autour de lui. La cravache lui cingla les épaules lui arrachant un long hurlement.
     - Tu as donc deviné qui je suis ?
     - Oui
     - Oui, Maître !
     Le coup s'abattit avant même la réponse de Vania.
     - Cette gamine, je la voulais, je ...
     - Vous lui auriez administré le même traitement qu'à moi. Vous l'auriez domptée!
     La cravache visa ses flancs le faisant hurler de nouveau.
     - Comment oses-tu, chien ?
     Le comte se déchaîna quelques instants, puis, tirant la tête de Vania en arrière par les cheveux, il lui arracha le bandeau. Leurs yeux s'affrontèrent
     - Supplie moi d'arrêter !
     - Jamais !
     Ce que le comte lut de détermination dans les yeux de Vania le désespéra.
     - Il te suffit de m'appeler Maître une seule fois et tu pourras dormir un peu.
     - Jamais ! 
     - Qu'est-ce qui te donne cette force, moujik ?
     - C'est le lent et patient travail de Son Altesse, articula soigneusement Vania.
     - Je te briserai. Je te maintiendrai en vie jusqu'à ce que tu plies. Ensuite, seulement, je t'autoriserai à mourir.
     Ce fut alors que Vania avait la tête en arrière, que le comte aperçut la médaille à son cou. Il la lui arracha ainsi que la bague qui ne le quittait jamais.
     - C'était donc vrai ... Comment Sa Majesté a-t'elle pu te faire d'aussi somptueux cadeaux ?
     Vania n'eut même plus la force de répondre. La cravache reprenait son oeuvre.
     - Ta femme, ton fils, ton petit paradis. Fini pour toi !
     A cette évocation du bonheur perdu, Vania faillit craquer. Des larmes perlaient déjà sous ses paupières. Mais il se reprit; tout lui semblait préférable à ça, il se mit à hurler. Le comte jubilait et redoubla d'efforts avec sa cravache.

     La douleur allait et venait telles de puissantes vagues tout le long de son corps . Dormir, ne plus souffrir, mourir ... Vania se sentait partir, il se laissa aller et s'évanouit enfin.

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