samedi 2 janvier 2016

DEUXIEME PARTIE CHAPITRE 3 : LA DECISION

Soutenue par le docteur Legrand, Marie était alors entrée dans la grange. La saison était douce pourtant un froid immense s’était emparé d’elle. Les corps sans vie de ceux qu’elle aimait étaient couchés les uns à côté des autres sur la paille. Les femmes du village avaient fait de leur mieux, lavant les corps, cachant les horribles blessures, allant même jusqu’à repeigner ses sœurs mais rien ne pouvait arracher l’horrible masque de la mort posé sur leur visage à tous.
Marie sentit un cri lui déchirer la gorge. Un cri d’autant plus douloureux qu’il était muet. Luttant de nouveau contre les vertiges et les nausées, elle se pencha pourtant vers eux et les embrassa longuement. Père, mère, sœurs, domestiques, elle les unit tous en un dernier adieu avant de se relever. Elle se préparait à sortir quand elle revint sur ses pas et, s’agenouillant de nouveau auprès de son père, elle fit glisser la chevalière qui ne quittait jamais son auriculaire avant de la passer à son propre doigt. Sa mère se trouvait juste à côté, Marie procéda à la même opération avec sa bague d’ambre préférée. Avant de partir, elle déposa la fine main d’Anissia dans celle de Pierre et se retournant vers le médecin qui l’attendait émit sa seule volonté à propos de l’enterrement.
« Je veux qu’ils soient dans la même tombe, dans notre cimetière, à côté du rosier. » 

Trois jours plus tard, c’était chose faite et Marie se préparait à partir avec le docteur Legrand pour se rendre chez le notaire régler les derniers détails avant son départ. A vrai dire, cela n’était guère compliqué ; toute la fortune de Pierre lui revenait en tant qu’unique héritière encore en vie et elle pouvait en disposer comme bon lui semblait. Elle avait décidé de laisser l’intendant du domaine continuer à gérer les terres comme par le passé et lui avait déjà expliqué qu’il devrait désormais verser les revenus au notaire de la famille. Celui-ci se chargerait de lui faire parvenir l’argent de la rente qui lui permettrait de vivre décemment car, depuis la veille, la jeune fille savait maintenant où elle irait se réfugier. 
Une fois de plus, elle avait fait part au Docteur Legrand de ses craintes :
« Monsieur, je vous suis tellement reconnaissante de nous avoir recueillies Jeanne et moi. Je ne voudrais pour rien au monde vous mettre en danger, votre famille et vous-même. Je préfère m’éloigner de la région au plus vite. 
- Rien ne presse, Mademoiselle. Rien ne nous dit que ces hommes reviendront et …
- Docteur, vous savez comme moi que si. Toinet n’a pas pû se tromper. Ces hommes cherchaient Maria Petrovna. S’ils m’avaient trouvée, peut-être les auraient-ils épargnés. Maintenant, ils ne reculeront devant rien. Ils sont sans doute partis à Paris chez mes cousins mais ils reviendront. Oh, mon Dieu ! J’espère qu’ils ne vont pas … les tuer eux aussi. 
- Non, Mademoiselle, je ne pense pas. D’après ce que vous m’en avez dit, les valets y sont plus nombreux et puis la Cour est proche, les gens moins isolés, la police … Je pense qu’ils prendront le temps d’observer, de surveiller. Un ou deux jours. Et puis, même s’ils reviennent … Voyons … ils ne peuvent être déjà arrivés … demain dans la nuit tout au mieux … le voyage de retour … cela nous laisse une petite semaine. Mais où irez-vous si vous craignez de les croiser sur votre chemin ? Attendez, j’y pense ; il y a un moyen, je puis vous prêter ma voiture et demander à mon cocher de vous conduire à Lyon chez ma sœur, de là vous pourriez rejoindre Paris sans aucun risque.
- Monsieur, je vois bien toute la peine que vous vous donnez mais je ne puis me résoudre à retourner chez mes cousins. Police ou pas, je ne m’y sentirais pas en sécurité.
- Votre parrain ne demeure-t-il pas lui aussi dans cette région ? À ce que j’ai crû comprendre, il est marchand et … les quelques fois où j’ai eu le plaisir de le croiser au château, il me semblait … très bien protégé.
- Oncle Sacha est en Italie pour plusieurs mois. A Florence mais aussi en voyage dans d’autres villes. Je ne saurais où le trouver exactement et puis je … »

La jeune fille qui s’apprêtait à expliquer au médecin à quel point elle se sentirait démunie de devoir d’abord trouver seule la demeure de Sacha à Florence avant de partir à sa poursuite à travers un pays dont elle ignorait la langue s’arrêta soudain. Une idée venait de traverser son esprit : quelqu’un d’autre vivait entouré de gardes, quelqu’un qu’elle savait où trouver, dans un pays dont elle parlait parfaitement la langue. Un pays qu’elle rêvait de revoir. 
« Ne vous inquiétez plus, Docteur, je sais où me cacher. Quelqu’un pourra me protéger. Je dois immédiatement écrire à Oncle Piotr à Moscou pour le prévenir de mon arrivée.
- Votre oncle …
- Le frère de mon parrain. 
- Marie, ne craignez-vous pas en retournant en Russie de vous jeter dans les pattes de vos poursuivants ?
- Monsieur, s’ils ont été capables de me retrouver ici, au fin fond de la campagne française, ils pourront me trouver n’importe où. Oncle Piotr est l’un des hommes les plus influents de Russie, il saura quoi faire. 
- Très bien, Marie. De toute façon, je pense que le mieux sera de faire comme je vous le disais tout à l’heure ; d’aller jusqu’à Lyon et de là prendre la direction du Saint-Empire avant de retrouver le chemin de la Russie. Oh, une dernière chose ; si vous aviez été là, je suis persuadé que cela n’aurait rien changé. Ils vous auraient tuée vous aussi et je ne suis même pas sûr que vous auriez su pourquoi.»

Avant de se rendre chez le notaire, Marie s’assura que les deux lettres qu’elle avait écrites la veille étaient bien parties. La première pour la Russie et la seconde pour l’Italie. Dans les deux, elle racontait bien évidemment le drame et avait dû de nouveau surmonter l’horreur, le dégoût et la douleur. Ce qu’elle savait c’était qu’elle devait se montrer forte ; le voyage qui l’attendait à travers l’Europe ne ressemblerait en rien à celui qu’elle avait effectué cinq ans auparavant. Elle avait décidé de rejoindre l’ancien palais de Piotr à Moscou au lieu d’essayer de trouver l’immense demeure qui abritait toute la famille, d’abord parce qu’il était possible que Piotr s’y trouve pour affaires mais aussi parce qu’elle était sûre que les domestiques se souviendraient d’elle et que le cocher accepterait de la conduire auprès de son maître. Elle serait ainsi déchargée quelques heures plus tôt du poids de son propre destin.
Piotr aurait peut-être même le temps de faire prévenir ses gardes partout en Russie de son arrivée ; les messagers à cheval allaient dix fois plus vite que les gens voyageant comme elle par les coches. Si seulement il avait pu venir la chercher ! Elle savait malheureusement que ce n’était qu’un rêve impossible, qu’elle ne devrait compter que sur elle-même pour planifier sa route, que personne ne viendrait la protéger lors des haltes dans les auberges, qu’aucune épaule charitable ne l’aiderait à surmonter son chagrin. 
Pourtant, elle ne voyagerait pas seule ; Jeanne se trouvait maintenant sans emploi et, plutôt que d’essayer d’en trouver un autre dans la région, préférait fuir en compagnie de sa maîtresse. En un sens, cela arrangeait Marie qui comprenait que les convenances exigeaient d’une jeune fille de sa condition qu’elle voyage pour le moins en compagnie d’une suivante. La peur irraisonnée de Jeanne qui la poussait à la suivre à l’autre bout du monde au lieu de rester dans sa région natale évitait à la maîtresse d’avoir à chercher une autre suivante. Et à tout prendre, même si la jeune bonne ne pouvait lui être d’aucune utilité, elle n’en était pas moins une présence familière, quelqu’un qui avait connu ses parents, quelqu’un qui comprenait son chagrin. 

Si le jour de l’enterrement, l’église et même la place du village avaient été trop petites pour contenir la foule qui avait accouru de tous les villages environnants pour rendre un dernier hommage à Pierre et à Anissia il en fut bien différemment le matin où leur fille quitta la maison du Docteur Legrand. L’aube pointait à peine quand Marie sortit de la maison ; de nouveaux remerciements, une longue embrassade avec l’émotive femme du praticien et la voiture emporta la jeune fille et sa suivante. Les rues étaient désertes, un coq chantait dans le lointain mais la nuit enveloppait toujours le petit vallon. Seule la colline était en train de rosir. La colline derrière laquelle se cachait la vision d’horreur : celle des ruines du château.
Marie n’avait pas voulu y remettre les pieds. Certains pensant bien faire avaient essayé de lui proposer leur aide pour aller chercher quelques souvenirs ou éventuellement des vêtements rescapés du sinistre mais elle avait sèchement refusé leur offre. Elle ne voulait rien d’autre que ce qui lui avait servi lors de son séjour à la Cour ; trois robes, quelques jupons, son long manteau, quelques livres et ses bijoux préférés parmi lesquels elle comptait maintenant la chevalière de son père et la bague de sa mère. A cela s’ajoutaient les deux objets dont elle ne se séparait jamais, ses deux seuls souvenirs de la Russie, de ce pays qu’elle allait bientôt retrouver ; un coffret à bijoux et une médaille. 
La boîte à bijoux était celle que Piotr lui avait offerte lors de leur visite de l’entrepôt. L’objet était une vraie petite merveille ; le bois sculpté s’ornait d’incrustations d’or et d’ambre et l’ouverture de la boîte laissait apparaître un élégant capitonnage de soie rouge. Plus que la valeur marchande de la pièce ce qui la rendait précieuse aux yeux de la jeune fille c’étaient les souvenirs que cet objet évoquait pour elle, ces longs instants passés à découvrir le passé d’Anissia. Anissia qui n’était plus …
La jeune fille se souvenait avec émotion de la journée où Piotr lui avait raconté sa version de l’histoire, où elle avait pu lire la douleur encore présente en lui, le regret, l’amour peut-être, l’affection sincère en tous cas. Oui, Piotr saurait la protéger. Comme il l’avait fait en se lançant sur les traces de Liova. Parce qu’elle était la fille d’Anissia. Parce qu’il s’était pris d’affection pour elle aussi.  

Tandis que la voiture roulait sur le chemin bordé de haies fleuries d’aubépines qui rejoignait la route de Poitiers, Marie souriait à travers ses larmes. La main posée sur son cou, elle faisait rouler entre ses doigts la petite médaille qu’elle avait passée à une chaîne d’argent. Quelqu’un d’autre s’était pris d’affection pour elle, celui qui lui avait offert ce modeste bijou : Liova. 
La veille de son départ, elle avait été surprise de voir qu’il n’attendait pas la fin du dîner auquel il assistait debout, quelques pas derrière le siège de Piotr. Celui-ci n’avait pas semblé s’apercevoir de la disparition de son garde du corps mais Marie les connaissait trop maintenant l’un et l’autre pour ne pas comprendre qu’il était au courant et avait même autorisé ce départ anticipé. Ce qu’elle ne devinait pas c’en était la raison. Elle remontait vers sa chambre, en larmes après leur avoir dit adieu à tous, quand une main l’avait bâillonnée tandis qu’une poigne de fer l’attirait dans le renfoncement du palier. Elle avait à peine eu le temps d’avoir peur ; une voix avait murmuré à son oreille :
« Ne crains rien, ma princesse. C’est moi. »
Pourtant, aussitôt libérée, sans comprendre ce qui la poussait à agir ainsi, incapable de se maîtriser, elle s’était mise à le frapper. Lui, s’était laissé faire, attendant qu’elle s’effondre en pleurant contre sa poitrine.
« Par … pardon, Liova. Pardon, avait-elle hoqueté.
- Il n’y a rien à pardonner, Princesse. Je l’ai bien mérité. Pour tout ce que je t’ai fait subir. Je comprends à quel point ce dîner a été difficile pour toi, pourtant je ne veux pas te laisser partir sans te dire au revoir. Je ne voulais pas t’embarrasser devant eux tous. Je … je ne suis qu’un …
- Tu es mon ami, Liova. Mon seul véritable ami.
- Tu reviendras, Princesse. Ne sois pas triste. Je te promets que tu reviendras. Tu m’entends ? Je te le promets. »
Elle avait souri entre ses larmes, exactement comme dans cette voiture qui l’emmenait loin de son monde. 
« Tu … tu me le promets ! Tu ne doutes de rien ! 
- Je sais ce que je dis. Tu verras »
Marie soupira au souvenir de ces paroles ; s’il avait pu savoir dans quelles circonstances dramatiques ils allaient se revoir, il n’aurait surement pas paru aussi calme et rassurant. Ses larmes redoublèrent quand la suite lui revint en mémoire :
« Princesse, je … je voulais aussi te donner ça. »
Dans la paume du garde du corps, une petite médaille en argent venait d’apparaître. La Vierge et l’Enfant Jesus, auréolés de gloire. Un présent bien modeste comparé à celui de Piotr. Mais seule l’intention comptait et Marie était sensible au fait que son ami ait dépensé une partie de ses gages pour lui offrir quelque chose.
« Elle est très belle, Liova. Merci, je …
- Elle appartenait à Irina, ma fille. »
La stupeur avait laissé Marie sans voix. Le souffle coupé, elle avait vu pour la première fois des larmes briller dans le regard couleur d’ardoise. Comprenant à quel point prononcer le prénom de sa fille avait demandé d’efforts à son ami, la petite s’était réfugiée contre sa poitrine et l’avait serré très fort contre elle. Elle avait ensuite murmuré ;
« Non, il ne faut pas. C’est … c’est surement tout ce qui te reste d’elle. 
- Oui. Justement. C’est pour ça que je veux te la donner à toi.
- Pourquoi, Liova ? 
- Parce que … depuis …depuis … »
La voix de Liova était à peine audible. Marie avait voulu s’écarter pour mieux l’écouter mais il l’avait retenue contre lui.
« Non, Princesse, écoute ; grâce à toi je suis … redevenu un homme. Presque … presque comme quand elle vivait encore. »
Il s’était ensuite emparé de la main de la petite fille et y avait glissé la médaille avant de l’obliger à refermer les doigts.  


Quand le soleil s’était levé, il avait trouvé Marie assoupie. Pour la première fois depuis le drame, la jeune fille avait pu trouver le sommeil sans avoir recours aux potions du docteur Legrand. Sans autre témoin que Jeanne, sans formalité à remplir ni conversation à soutenir, ses larmes avaient pu couler librement, sereinement et l’apaisement était venu à son tour. 

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