vendredi 8 janvier 2016

LE BARINE ET LE MOUJIK DEUXIEME PARTIE CHAPITRE 13 : LA NOUVELLE VIE DE NIKOLAÏ



     Le jeune homme commença par informer son père de sa décision de vivre à nouveau seul dans son palais. Son Altesse comprit le désir de son fils et lui fit seulement promettre qu'il lui rendrait visite une fois par semaine avant de lui proposer plusieurs de ses serviteurs pour commencer à fournir le personnel nécessaire à la vie du nouveau palais.
     Nikolaï accepta la généreuse offre de son père car il savait que c'était la voix de la raison et qu'il aurait besoin de ces gens pour le début. Mais il avait déjà décidé de choisir lui-même fort soigneusement la plus grande partie de ses serviteurs.
     Le moins que l'on puisse dire c'était que ses critères ne ressemblaient guère à ceux en vogue parmi les barines de l'époque; Nikolaï avait décidé qu'il ne recruterait que des gens ayant désespérément besoin de son aide. Peu lui importait où il les trouverait, il était prêt à toutes les rencontres pourvu que l'histoire fut intéressante.
     Il commença par inspecter les terres qui lui permettraient de subvenir aux besoins de son nouveau train de vie. Il trouva tout en ordre, une fois de plus grâce à son père, qui s'était chargé de leur administration via l'intervention d'un intendant. Celui-ci régissait les terres depuis l'une des propriétés de son père, relativement peu éloignée, et Nikolaï après l'avoir félicité, lui demanda de continuer à travailler pour lui.
     Par contre, pour ce qui l'intéressait ; trouver un serviteur pour son palais, aucun ne semblait correspondre à ses critères. Village après village, la réponse à ses questions était toujours la même : pas de disputes particulières, pas de problèmes, aucun fauteur de troubles.
     Il commençait à penser qu'il avait tort de chercher ainsi les difficultés, plusieurs des paysans qu'il avait rencontrés auraient pu faire des valets plus que convenables et il était sur le point de renoncer et de rentrer chez lui quand il arriva au dernier village.

     Cette fois-ci, à ses questions, les villageois répondirent avec soulagement, en désignant l'un des leurs. Convoqué devant Nikolaï, l'homme le surprit par sa totale apathie: il écoutait les villageois se plaindre de lui, expliquer à quel point il était devenu bagarreur, refusant de travailler ou cherchant les ennuis, sans réagir, sans même paraître se rendre compte de la présence de Nikolaï.
     D'ordinaire, un moujik dans sa situation aurait supplié, prié au moins pour ne pas être vendu, craint le fouet du maître, tenté de s'expliquer ... Mais l'homme demeurait silencieux, Nikolaï décida d'en avoir le coeur net :
     - Tu as entendu ce qu'ils te reprochent. Ont-ils raison ?
     Prendre la parole sembla un effort surhumain pour l'homme qui finit pourtant par articuler :
     - Oui, Maître.
     - As-tu des explications à me fournir ?
     - Non, Maître.
     - Tu refuses de t'expliquer ! Sais-tu que je peux te fouetter si fort que tu t'en souviendras toute ta vie, et que tu me supplieras de te laisser parler ? Que je peux te vendre ensuite, te séparant à tout jamais de cet endroit qui t'a vu naître ?
     - Faîtes ce que vous voulez de moi ! Je n'attends plus rien de la vie ! Le plus grand service que vous pourriez me rendre serait de me tuer ! Je n'ai rien d'autre à dire !
     Nikolaï resta un instant interdit par tant de désespoir et d'audace mêlés. Il obtint ensuite auprès des villageois quelques éclaircissements; la femme de l'homme était morte quelques mois auparavant et sa disparition l'avait plongé dans un tel abîme de tristesse que personne ne pouvait plus communiquer avec lui.
     Il était aisé de comprendre que l'homme ne pourrait changer en restant, jour après jour, confronté aux lieux qui les avaient vus vivre heureux. Rendre un peu d'espoir à cet homme, lui redonner un peu de goût à la vie, était un défi motivant que Nikolaï était prêt à relever.
     Il ordonna à l'homme de le suivre dans son carrosse, le moujik n'eut pas la moindre réaction et le suivit comme un pantin, indifférent à son propre sort.
     L'arrivée au château n'y changea rien.
     - Tu as faim ?
     Une hésitation, l'homme ne semblait même pas se préoccuper de ce genre de " détail ".
     - Non, Maître.
     - Alors, allons nous coucher, il est tard. A partir de ce soir, tu deviens mon valet personnel, tu dois donc dormir dans mon antichambre, suis moi !
     Nikolaï désigna à l'homme le canapé qui se trouvait dans la pièce attenante à sa propre chambre en lui disant qu'il le verrait le lendemain. Aucune réaction ne suivit ses paroles, et l'homme s’exécuta sans un mot.
     Le lendemain en s'éveillant, Nikolaï eut la surprise de trouver le feu allumé dans sa cheminée, son petit-déjeuner à côté de lui et ses vêtements bien rangés sur une chaise. Le moujik se tenait debout à une distance respectueuse de son lit, attendant visiblement son réveil depuis un moment.
     - C'est  toi qui as tout préparé ?
     - Oui, Maître. J'espère que ... que j'ai bien fait, je ... je n'ai jamais fait ça ... j'ai demandé ...
     - C'est parfait ! Alors, tu t'es décidé à coopérer ?
     - Oui, Maître .... Maître, vous n'allez pas me vendre?
     - Non.
     - Me battre, pour ce que j'ai fait là-bas ?
     - Non.
     - Pour ma conduite d'hier ?
     - Non.
     - Je vais rester auprès de vous ... pour toujours ?
     - Oui.
     - Je ne retournerai plus jamais là-bas ?
     - Non.
     L'homme baissa la tête, Nikolaï laissa passer quelques minutes :
     - Plus de questions ? Tu es convaincu ?
     Aucune réponse ne vint. L'homme se tenait toujours dans la même position, Nikolaï s'était levé pendant la conversation, il s'approcha de son nouveau valet. Il allait s'emparer de son menton pour l'obliger à le regarder quand l'homme se laissa tomber à genoux devant lui en gémissant. Nikolaï comprenait; de la même façon que le sang, revenant dans un membre engourdi, commence par de la douleur, l'espoir en pénétrant à nouveau le coeur de l'homme arrivait dans la souffrance.
     - Je comprends, tu as besoin de temps. Ne t'inquiète pas. Je veux juste connaître ton prénom. Ensuite pendant que je déjeunerai, tu pourras aller prendre l'air.
     Entre deux sanglots, l'homme réussit à articuler :
     - Vassili, Barine.

     A partir de ce jour là, Nikolaï eut le plus dévoué des valets. Et cette rencontre ne fut que la première de la longue liste qui attendait le jeune prince.

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