dimanche 3 janvier 2016

DEUXIEME PARTIE  CHAPITRE 12 : LA PRINCESSE TATARE

Quelques jours plus tard, Marie s’était remise de ses émotions et se trouvait comme elle en avait pris l’habitude dans le bureau de Piotr. Elle avait pris goût à ces discussions pendant lesquelles son tuteur lui expliquait un peu le fonctionnement du commerce. Elle comprenait que Piotr les appréciait lui aussi ; Natacha et Svetlana étaient encore trop jeunes et trop impressionnées pour s’intéresser à ce genre de choses et ne pouvaient donc pas offrir à leur père l’occasion de transmettre ce qu’il savait. Marie se demandait si Piotr ne regrettait pas de ne pas avoir de fils pour prendre sa succession car elle était bien consciente que bien peu de femmes pouvaient se prétendre aussi fortes qu’Anissia l’avait été pour pouvoir s’imposer dans ce monde d’hommes. Le marchand rêvait-il d’une sorte de revanche sur le destin, faisant avec elle ce qu’il n’avait pu mener à bien avec sa mère ? Agissait-il au contraire par simple nostalgie, conscient qu’elle n’égalerait jamais l’imposant modèle ? Ou plus simplement, cherchait-il à lui faire plaisir, à partager avec elle de tendres instants de complicité afin de lui faire oublier la dureté de son récent passé ?
Marie ne savait pas exactement ce qui lui valait cet honneur mais elle appréciait tout particulièrement les jours comme celui-là où la guilde se réunissait chez Piotr et où on l’autorisait à rester jusqu’à ce que, le dernier invité arrivé, les choses ne commencent officiellement. Car, bien évidemment, les marchands n’attendaient pas en silence et commençaient à parler affaires longtemps avant l’heure dite pour le plus grand bonheur d’une jeune fille aussi avide de comprendre qu’elle l’était.
Ce jour-là, elle fut particulièrement servie. On attendait encore deux marchands quand des voix s’élevèrent derrière la porte du salon de réception. Porte qui s’ouvrit brutalement sous la poussée d’un individu courtaud, plutôt jeune, l’air à la fois hésitant et plein d’espoir. 
Marie le vit douter, chercher Piotr des yeux avant de se lancer à corps perdu dans son discours.
« Excellence, je sais que je n’étais pas invité. Je sais que je vous ai tous déçus, que je vous ai menti, que ma passion du jeu m’a poussé à commettre des malversations, que je ne fais plus partie de la guilde, que je vous dois de l’argent à tous. Surtout à vous, Excellence. C’est pourquoi je force ainsi votre porte, pour vous prouver ma bonne foi et mon désir de revenir parmi vous. Je vous en prie, laissez-moi me racheter. Au moins en partie. J’ai ici de quoi vous payer tout ce que je vous dois. Peut-être ensuite me permettrez-vous de vous rejoindre, enfin … sous votre contrôle. Je vous en prie, laissez-moi vous montrer … »
Sans achever sa phrase, l’homme venait de se diriger vers la porte restée entrouverte. L’instant suivant, il se retournait vers l’assemblée médusée ; une femme d’une beauté à couper le souffle le suivait. Plutôt petite, menue mais divinement proportionnée, la nouvelle venue possédait un port de tête digne d’une reine. Ses longs cheveux bruns retombaient en boucles soyeuses jusque dans le creux de ses reins, quant à ses yeux d’un incroyable bleu aussi limpide que ceux d’une eau de source ils formaient un contraste saisissant avec les traits visiblement asiatiques du reste de son visage.
« Je vous présente Alma, Excellence. Princesse tatare, venue de la lointaine Crimée, selon ce que m’a affirmé le capitaine de l’armée qui s’est trouvé dans l’obligation de me la céder. Ces maudites cartes qui m’ont tant fait de mal en me poussant à m’endetter sans cesse davantage, ont cette fois tourné en ma faveur. Cette fille vaut une fortune et représente une bien belle vengeance pour tous ces pauvres moujiks que ces chiens de Mongols emmènent en esclavage. Laissez-moi vous l’offrir et levez au moins ma créance principale, je vous en prie. »

Marie vit alors passer sur le visage de Piotr une émotion qu’elle ne lui avait encore jamais vue, une sorte de rage, de mépris, qui la fit frissonner. Pourtant ce n’était rien à côté de la voix glaçante qui répondit à l’intrus.
« Stanislas Igorevitch, vous êtes un imbécile. Jamais je ne referai d’affaires avec vous. Je devrais même considérer votre offre comme une insulte. Vous vous prétendez marchand et ignorez que la première des règles est de savoir à qui l’on a affaire. Depuis le temps, vous devriez savoir que je suis viscéralement opposé au commerce des êtres humains, que c’est pour moi un principe sacré. Je n’ai dérogé à cette règle qu’une fois en acceptant le cadeau que me faisait mon plus vieil ami, celui qui m’a tout appris de ce métier. J’y dérogerai pourtant encore aujourd’hui pour deux raisons. La première c’est qu’en acceptant, je vous relève de toutes vos créances et me libère ainsi de l’horreur d’avoir à vous revoir. La deuxième c’est que je pourrai ainsi offrir à cette jeune femme asile et protection contre les gens de votre espèce. Nous nous sommes tout dit, Monsieur. Hors de chez moi, et vite si vous ne souhaitez pas avoir affaire à mes gardes. »
De toute évidence, ce n’était pas la première fois que Piotr se mettait en colère lors de l’assemblée de la guilde, pourtant tous baissaient les yeux, trop impressionnés pour oser se compromettre d’un regard, fût-il de simple curiosité. Marie, profondément choquée elle-même, vit l’homme blêmir, tenter d’ouvrir la bouche avant de se raviser et de se retirer dans un état proche de l’hébétude. Très vite pourtant, une main se glissa dans la sienne. Elle se tourna vers Piotr ; dans ses yeux on ne lisait rien d’autre que l’incroyable tendresse avec laquelle il la regardait toujours. Toute trace de colère semblait avoir été balayée. En une seconde. Toute la mesure de l’impressionnante maîtrise que l’homme possédait sur lui-même se trouvait résumée dans ce regard.
« Marie chérie, veux-tu conduire notre invitée à la chambre jaune, juste à côté de la tienne ? Veille à ce qu’elle ne manque de rien. Nous nous verrons pour le dîner. »
 La jeune fille se hâta d’obéir, trop heureuse de pouvoir être la première à faire connaissance avec la belle inconnue. Le trajet jusqu’à la chambre se fit cependant en silence. Sans doute, la princesse se trouvait-elle toujours sous le choc, la tête pleine de questions, anxieuse de connaitre ce que le sort lui réservait maintenant.

« Voici votre chambre, Altesse. J’espère qu’elle vous convient.
- Altesse ?
- Mais … oui. N’est-ce pas ce que Stanislas Igorevitch a dit ?
- C’est la vérité mais … je ne suis plus … qu’une esclave.
- Esclave, Madame ? N’avez-vous pas compris que vous êtes libre et qu’Oncle Piotr vous offre son hospitalité ? Il a pourtant été très clair.
- Vous avez raison, Mademoiselle, et je pense que votre oncle souhaite sincèrement m’aider mais de là à me traiter en égale …
- Je comprends vos doutes, Altesse. Tout ce que je peux vous dire c’est que mon tuteur est un homme bon et que je sais de quoi je parle ; la seule autre fois où il a dû accepter le commerce d’êtres humains, le cadeau dont il parlait c’était ma propre mère.
- Je comprends mieux son intérêt pour vous, Mademoiselle.
- Appelez-moi Marie, je vous en prie.
- Marie ?
- Oui, je suis française par mon père.
- Oh, je vois. Je pensais que …
- Qu’Oncle Piotr imposait sa fille bâtarde à sa femme ? Il n’en est rien, il n’est pas mon père et de toute façon, mes parents étaient mariés bien avant qu’Oncle Piotr ne se marie à son tour.
- Marie, je suis désolée. Je n’ai pas voulu me montrer grossière. Son Excellence est de toute évidence un homme bon et il vous aime beaucoup et …
- Il m’a recueillie après que toute ma famille ait été massacrée il y a quelques mois, Altesse.
- Alma. Je vous en prie, appelez-moi Alma. Ne m’en veuillez pas pour mes doutes, comprenez qu’il est difficile d’admettre qu’un homme puisse ainsi renoncer à … je ne sais pas combien cet individu lui devait mais sûrement une fortune. 
- Sûrement. Oncle Piotr est assez riche pour se permettre ce genre de choses. Parlez-moi un peu de vous. L’heure du dîner est encore loin et la réunion risque de durer un peu. Racontez-moi un peu à quoi ressemble votre pays.
- Je viens du Khanat de Crimée. Nous descendons d’un grand peuple qui a été capable de mettre cette ville à feu et à sang. Nous sommes des nomades, tous les hommes sont de merveilleux cavaliers, nous les femmes … »

La conversation se poursuivit pendant plus de deux heures. Marie raconta son premier séjour en Russie, ses découvertes à propos du passé de sa mère, le drame survenu dans sa vie et le danger qu’elle courait à présent. Elle apprit entre autres qu’Alma devait ses superbes yeux bleus à sa mère, enlevée et soumise à la dure loi de l’esclavage jusqu’à la rencontre avec Azat, le prince Tatar, descendant en droite ligne de Gengis Khan lui-même. La princesse raconta la difficulté de vivre avec une différence si clairement affichée, le sentiment de devoir renier une partie d’elle-même pour être acceptée. Pour finir, elle montra à Marie le seul souvenir qu’elle conservait de cette mère si longtemps reniée, si différente : un magnifique bracelet d’argent et de turquoise.
Comme la jeune fille s’étonnait que ni le capitaine ni Stanislas Igorevitch n’aient fait main basse sur le bijou, Alma s’était mise à rire en disant que les jupes des femmes tatares contenaient bien des cachettes. Marie demanda une démonstration et ce fut au beau milieu des fous rires et d’un désordre assez prononcé que Piotr fit son entrée.
Comme piquée au vif, Alma remit de l’ordre dans sa toilette en toute hâte, se repeignant comme elle le pouvait et s’inclina devant celui qui aurait dû être à présent son maître. Marie, elle, se précipita dans les bras de son tuteur. 
« Je venais voir si tout se passait bien et si notre invitée n’avait besoin de rien avant le dîner mais je vois que tu t’es merveilleusement acquittée de ta tâche, ma chérie.  
- Oh, Oncle Piotr, Alma a tellement de choses intéressantes à raconter. Je n’ai pas vu le temps passer. 
- Peut-être … qu’Alma aurait souhaité un peu de repos avant de faire la connaissance du reste de la famille. Si vous vous sentez fatiguée, Altesse, je …
- Je vous en prie, Seigneur, mon nom est Alma et je n’en veux pas d’autre. Je ferai ce que vous m’ordonnerez.
- Alma, voyons, je vous ai dit qu’Oncle Piotr ne voulait pas de …
- Votre tuteur sait y mettre les formes, Marie, j’en conviens. Il n’empêche qu’il semble souhaiter me voir garder un instant la chambre. Peut-être devriez-vous vous retirer. »
Piotr s’était tu, derrière ses yeux mi-clos, il observait Alma, un indéchiffrable sourire sur le visage. Marie, emportée par sa fougue, mit un certain temps à comprendre ce qu’Alma suggérait. N’osant croire que la princesse persistait à penser ainsi après leur longue conversation, elle se tourna vers Piotr pour vérifier s’il avait lui aussi saisi les allusions de la jeune femme. Le sourire s’était fait ironique sur le visage de son tuteur.
« Oui, Marie, tu as bien compris. Notre invitée semble penser que je suis venu, non pour prendre de ses nouvelles, mais pour me payer en nature sur ce qu’elle m’a coûté. Pourtant, connaissant ton grand cœur, je ne doute pas un instant que tu lui aies peint de moi le portrait le plus flatteur qui soit. Alors, nous allons nous montrer très clairs. Madame, j’imagine que vous savez lire ; ceci est votre affranchissement. Je viens de le rédiger à l’instant. Et je venais seulement vous prier toutes deux à dîner. Quant à ma remarque qui semble vous avoir mise si mal à l’aise, elle n’avait d’autre but que de vous faire comprendre que ce dîner était une invitation et non une obligation. Je vous offre l’hospitalité et ma protection aussi longtemps qu’il vous plaira. J’ajoute que dans un mois, plusieurs marchands travaillant pour moi doivent se rendre en Crimée sous la conduite de mes gardes dans une sorte d’expédition. Si vous le souhaitez, vous pourrez alors vous joindre à eux et retourner ainsi auprès des vôtres en toute sécurité.
- Excellence, je … je suis confuse. Je …
- Pour finir, je vous dirai que si vous ne me faîtes toujours pas confiance, la porte est grande ouverte et que personne ne vous retiendra. »

Tête basse, Alma semblait profondément troublée par ce qu’elle venait d’entendre. Lorsqu’elle releva les yeux, Marie se demanda si la jeune princesse n’allait pas préférer la fuite ; Alma venait en effet de faire quelques pas précipités dans leur direction. Mais ce fut pour se laisser tomber aux pieds de Piotr.
« Pardonnez-moi ! Pardonnez-moi ! Je vous en prie, pardonnez-moi! Je ne voulais pas douter de vous. C’est juste que … que … personne avant vous … Ils ont tous … 
- Chut, Alma, chut ! Oubliez tout ça maintenant. Vous n’avez plus rien à craindre. Venez, allons dîner. »

Tout en parlant, Piotr avait relevé la jeune femme et l’entrainait à sa suite vers la nouvelle vie qui l’attendait. Marie les suivit, ravie de la distraction qu’allait lui apporter la présence d’Alma, elle se jurait de bien mettre à profit le mois à venir avant que le départ de l’expédition ne ramène la belle princesse aux yeux clairs vers son lointain pays.


17 -  Entre 1475 et la fin du XVII° siècle, les historiens les plus sérieux estiment qu’un million de slaves ont été capturés et transformés en esclaves par les Tatars de Crimée, descendants de la Horde d’Or et donc de Gengis Khan.
18 -  En 1571

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