mardi 5 janvier 2016

LE BARINE ET LE MOUJIK  CHAPITRE 10 : NATACHA
   

     A Orenbourg aussi, l'automne était arrivé et les choses avaient bien changé ; maintenant le matin après avoir mangé à la cuisine, Piotr se précipitait à la salle à manger pour saluer son maître. De façon générale, quand il ne l'avait pas vu depuis quelques heures, il cherchait n'importe quel prétexte pour se retrouver en sa compagnie: il se chargeait d'apporter le thé demandé par le maître, le bois pour le feu ... Il entrait calmement, respectueusement, faisait son travail, puis, pris d'une impulsion subite, se précipitait dans les bras de Nikolaï.
     Celui-ci accueillait toujours ces manifestations d'amour avec le plus grand plaisir mais il n'était pas le seul, tous au château appréciaient la gentillesse du petit garçon qui se montrait soucieux de bien faire et de rendre un maximum de services. Piotr était très heureux et s'entendait bien avec tout le monde, et vouait une reconnaissance sans bornes à Nikolaï, mais ce qu'il ressentait pour Vania ressemblait à l'amour qu'un enfant aurait pu avoir pour son père.
     Heureusement pour lui, il avait vaincu sa peur et recherchait le contact avec le barine car Vania s'absentait souvent à présent. Nikolaï et lui avait établi un contact avec un marchand intéressé par le surplus des récoltes d'Orenbourg, le seul problème était que l'homme vivait assez loin, en dehors de la zone dans laquelle Nikolaï avait le droit de circuler. C'était donc Vania qui se chargeait des transactions, ce qui l'amenait à s'absenter deux fois par mois pendant trois jours à chaque fois. Il était  donc obligé de dormir à peu près à mi-chemin, dans une auberge appelée l'auberge des Trois Chênes.

     La porte était basse comme celle des isbas de paysans afin d'en préserver la chaleur en hiver et la fraîcheur en été. En entrant, Vania remarqua que les murs étaient noircis à la fois par les chandelles de suif qui brûlaient pratiquement en permanence et par le frottement répété des dos fatigués qui s'y appuyaient jour après jour. Mais, l'important n'était pas là; un feu brûlait dans la cheminée créant une douce chaleur dans la pièce et il commença à se détendre.
     Et il en avait bien besoin car il était un peu intimidé, c'était la première fois qu'il dormait loin du château depuis de longs mois et qu'il devait agir seul, en tant qu'intendant du prince Pavelski. Il n'avait jamais dormi dans une auberge et se sentait très maladroit. Le sourire de la servante d'auberge lui réchauffa le coeur, il illuminait son visage et lui donnait une grâce infinie. Il eut été difficile de la trouver vraiment belle, dans ses pauvres vêtements et avec son visage aux traits tirés par la dureté du travail. Mais la bonté qui transparaissait sous la fatigue qui se lisait sur son visage et sa voix douce mirent tout de suite Vania à l'aise.
     - Bonsoir, Votre Excellence, nous avons du bortch avec des koulibiaks aux légumes, des galoubtsys ou du porc en sauce avec des pommes de terre.
     - Le porc ça sera très bien. Avez- vous des chambres libres?
     - Oui, Votre Excellence, je vous prépare la plus confortable.
     - Je n'ai point droit à ce titre, jeune dame, je ne suis pas né noble et si je suis devenu l'intendant du prince Pavelski, je ne le dois qu'à son immense bonté.
     - Le prince Pavelski ? Le cousin du Tsar ? On ne le voit jamais mais il y a tant d'histoires à son sujet ...
     - Quand tu auras fini de bavarder, tu te décideras peut-être à venir travailler, sinon tu vas le regretter crois moi.
     Ils venaient d'être grossièrement interrompus par le maître de la jeune femme, l'aubergiste lui-même. Le coeur de Vania se serra devant les larmes qui brillèrent un instant dans les yeux noisettes qui lui faisaient face.
     Quand la jeune femme revint plus tard avec les plats et qu'il lui demanda s'il pouvait l'aider, un pauvre petit sourire fut la réponse. Vania refusa la vodka proposée et dîna sobrement, puis il rappela la jeune servante pour lui demander si sa chambre était prête. Il l'avait observée pendant le repas, admirant ses formes agréables et appréciant son efficacité dans son service. Il fut surpris de la réponse à sa question : 
     - Oui, elle est prête mais je vous en prie, dîtes à mon maître que vous voulez passer la nuit avec moi, par pitié ! Quand il est furieux après moi comme ce soir, il me bat si fort. J’aimerais tellement me reposer un peu cette nuit, vous avez l'air si bon, je ferai ce que vous voudrez, mais dîtes lui ...
     L'aubergiste arrivait, la fureur se peignait sur son visage, Vania prit les choses en main :
     - Ah, vous voilà, mon brave, j'ai fort bien dîné, et je ne manquerai pas de le dire au prince Pavelski, mais ... il y a quelque chose d'un peu particulier ... pour pouvoir dire que tout est parfait. J’ai beaucoup apprécié cette jeune femme et je voudrais finir la nuit avec elle, avec votre permission.
     Vania se félicita de ne pas encore avoir discuté avec l'aubergiste quand il entendit le respect avec lequel celui-ci s'adressait à l'intendant du prince Pavelski.
     - Votre Haute Noblesse, ce n'est pas dans nos habitudes, mais pour vous, nous ferons une exception.

     Ce fut ainsi que Vania se retrouva quelques instants plus tard dans la première chambre d'auberge de sa vie, avec la jeune servante. Une fois à l'intérieur, celle-ci se jeta à genoux devant lui et lui couvrit les mains de baisers. Vania la releva doucement, la fit asseoir sur le lit et s'adressa à elle :
     - Quel est ton prénom ? 
     - Natacha, Votre Excellence.
     - Appelle moi Vania, et écoute bien, je suis heureux d'avoir pu t'aider un peu. Tu ne me dois rien ! Au moins ce soir, il te laissera tranquille. Prends le lit, je m'installerai dans ce fauteuil.
     Natacha n'en croyait pas ses oreilles, elle s'était dit que Vania ne lui ferait pas de mal et qu'après avoir satisfait ses besoins sexuels, il la laisserait dormir quelques heures, mais elle ne s'attendait pas à un tel respect. Elle fondit en larmes. Tendrement, Vania les sécha une à une du bout des doigts. Sa douceur émut profondément Natacha, qui sans même s'en rendre compte lui rendit ses caresses. Elle effleura les pommettes, les sourcils puis les lèvres de Vania. Et ce qui devait arriver, arriva. Leurs lèvres se cherchèrent, puis s'unirent en un long et profond baiser.
     Puis, Vania se ressaisit, la voix rauque :
     - Non, Natacha, il vaut mieux arrêter. Je ...
     - Pourquoi...Vania ?
     - Je ne serai plus capable de m'arrêter après. Je n'ai pas ... fait l'amour depuis ... des années.
     Dans sa tête, passaient les images d'Ana, la jeune servante qu'il avait tant aimée, chez son premier maître. Celle qu'il n'avait pas pu protéger du deuxième ...
     - S'il vous plaît, Vania.
     Ses lèvres achevèrent de le convaincre. La nuit qui s'ensuivit fut la plus douce de toute leur vie. Leurs caresses furent comme un baume qui calma bien des blessures profondes que la vie avait infligé à ses deux êtres.
     Le lendemain, Natacha ne se sentait plus seule au monde, elle savait que quelqu'un l'aiderait. Elle avait appris avec bonheur que Vania serait amené à repasser régulièrement par l'auberge et qu'ils auraient le bonheur de se voir souvent.
     Vania, quant à lui, venait de découvrir que lui aussi pouvait aider quelqu'un. Il devait revenir le soir même après sa transaction, pour passer la nuit avant de repartir à Orenbourg. Il avait clairement fait comprendre à l'aubergiste qu'il reviendrait régulièrement et qu'il n'apprécierait nullement de découvrir que Natacha avait fait l'objet de mauvais traitements entre temps.
     Pendant qu'il payait royalement tout ce qu'il devait à l'aubergiste, il alla plus loin dans son raisonnement et une idée germa dans son esprit; cela faisait des mois maintenant qu'il était payé et ne dépensait rien, encore quelques mois, un an peut-être, et il pourrait racheter la liberté de Natacha. Après, il lui trouverait un petit travail à Krastnoïarsk, avant de ...
     Tandis qu'il galopait vers son rendez-vous, il avait du mal à se l'avouer mais son désir le plus cher était de présenter Natacha à son maître et d'obtenir de celui-ci la permission de l'épouser et de l'installer avec lui à Orenbourg.

     Le soir même, quand il lui fit part de son plan, Natacha le regarda d'abord avec incrédulité, puis, comprenant qu'il était sérieux et déterminé, elle fondit une fois de plus en larmes. La tendresse de Vania l'émerveillait et lui redonnait confiance en la vie. L'intendant, lui, ressentait un grand calme, comme si toutes ses angoisses le quittaient. C'était la première fois qu'il se sentait utile; il s'était déjà inquiété pour d'autres que lui, mais avait toujours du rester impuissant face à leur malheur. Là, il pouvait enfin aider quelqu'un. Une grande fierté lui gonflait le coeur. Et la tendresse, qu'il avait du si longtemps tenir cachée, et qui commençait à s'exprimer avec le petit Piotr, prenait ici toute sa place.

8 - bortch = soupe à base de betterave  
9 -  pâtés en croûte 
10 - galoubtsy = chou farci

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