samedi 2 janvier 2016

DEUXIEME PARTIE CHAPITRE 6 : LE BOUT DE LA ROUTE

Quelques jours plus tard, la même scène se répétait comme tous les soirs mais cette fois pendant que Marie se serrait contre lui, Liova lui avoua qu’il avait quelque chose à lui expliquer. Sa bourse largement lestée faisait des merveilles en lui ouvrant toutes les portes et ils se trouvaient une fois de plus logés chez l’habitant ; il lui fallait donc rester le plus discret possible. Aussi quand la jeune fille, inquiète, voulut se relever, il l’en empêcha et continua à murmurer à son oreille.
« N’aie pas peur, ma chérie ; je suis là. Tu ne crains rien mais il faut que tu saches ; nous ne pourrons plus nous approcher des villages jusqu’à notre arrivée dans trois jours. Voilà, je …
- Pourquoi, Liova ? Ils nous ont découverts, c’est ça ?
- Non. Enfin, pas nous. Il y avait un autre garde en plus d’Ivan et de moi-même. Quand tu t’es changée dans la grange, j’ai gardé tes vêtements et je les ai remis à Ivan. Au départ, Jeanne devait les revêtir pour te ressembler et lancer d’éventuels poursuivants sur une fausse piste. Fédor a repris cette idée à son compte ; quand Ivan lui a remis les vêtements avant de se dépêcher d’aller prévenir Son Excellence, il a convaincu une paysanne de jouer ton rôle. Il m’a laissé une lettre dans le village où nous nous sommes arrêtés il y a quatre jours pour m’expliquer tout ça, il ajoutait qu’ils avaient été suivis et qu’il se débrouillerait pour me laisser un autre message ici, chez ce paysan. Pourtant, j’ai interrogé ce brave homme tout à l’heure ; il ne sait rien. Cela ne veut peut-être rien dire mais … ce n’est pas bon signe et par prudence nous allons nous faire discrets, disparaître en quelque sorte. »
Le faux « mari » pouvait sentir sa jeune épouse trembler entre ces bras et ce fut d’une voix blanche que celle-ci reprit la conversation.
« Liova … cette pauvre fille et … Fédor ; ils sont morts à cause de moi. Comme mes sœurs, mes domestiques, mes parents. Tout le monde meurt autour de moi. Je ne veux pas que toi aussi, tu … à cause de moi …
- Chut, Princesse, chut ! Ça n’arrivera pas, je te le promets. Dors maintenant, demain sera une longue et difficile journée. »
Marie se tut un instant, tentant vainement d’obéir à la voix de la raison, quand un détail lui revint en mémoire.
« Liova ? Liova ?
- Quoi, Princesse ? Je t’ai demandé de dormir. 
- Tu as dit que …Fédor t’avait laissé une lettre. 
- Oui, et alors ?
- Ça veut dire que … que tu sais lire.
- Quel esprit de déduction ! Félicitations ! Je …
- Arrête ! Tu sais comme moi que les moujiks ne savent généralement pas lire et …
- Tous les gardes de Son Excellence savent. Comme tu peux le constater, ça peut s’avérer très utile dans ce genre d’opération. Et c’est beaucoup plus sûr qu’un message oral. 
- Mais … je … j’étais presque sûre qu’il y a cinq ans … quand … quand tu m’as forcée à écrire, tu … tu ne savais pas. Je n’avais pas osé écrire autre chose, tu m’avais terrorisée, mais … je ne sais pas … je croyais … 
- Tu avais raison. Je ne savais pas.
- Mais alors, qui …
- Son Excellence.
- Oncle Piotr ? Mais … son travail, ses affaires …
- Il a pris le temps. Pour moi. Pour pouvoir me garder à ses côtés.
- Tu l’aimes beaucoup, n’est-ce pas ?
- Je lui dois beaucoup, Princesse. Bien plus que la vie ; le fait d’être redevenu un homme.
- Est-ce qu’il a changé depuis cinq ans ?
- Non, pourquoi veux-tu qu’il change ? Disons qu’il est devenu encore plus puissant si c’est possible. Il fréquente beaucoup le palais impérial maintenant.
- Voyez-vous souvent les autres … enfin, je veux dire … par exemple, êtes-vous retournés à Oblodiye ?
- Oui, plusieurs fois. Ils vont tous bien. Amaury Ivanovitch a eu un enfant, il s’appelle Sacha je crois. Son Excellence Ivan Sergueïevitch a décidé de se reposer, il a remis le domaine entre les mains de son fils Andreï qui le gère avec l’autre fils, plus jeune …
- Alexeï
- Oui. Maria Ivanovna, Maroussia …
- Liova ?
- Oui ?
- Arrête ! Tu sais de qui je voudrais que tu me parles.
- Non, je ne vois pas.
- S’il te plaît !
- Très bien, mais ça ne va pas te plaire ; Son Altesse Wladimir Nikolaïevitch a eu beaucoup de succès auprès des dames pendant ces cinq ans.
- Qu’est-ce que tu crois ? Ça, je m’en doutais, ça m’est égal … Pourquoi « a eu » ? Il lui est arrivé quelque chose ? Il n’est pas …
- Il va bien. Il va seulement se marier.
- Se marier ?
- Dans quelques mois. A la fin de l’été. Avec la fille cadette du Comte Mouroski. »
Un long silence suivit ces paroles. Visiblement, la jeune fille accusait le coup. Liova déposa un baiser sur ses cheveux avant de lui murmurer :
« Tu dois comprendre, Princesse ; il a de toi le souvenir d’une enfant de dix ans. S’il pouvait te voir maintenant, crois-moi qu’il regretterait amèrement d’être déjà fiancé.
- Mais … il … il me verra à Moscou. Enfin, peut-être, si …
- Il est toujours officier dans l’armée de Sa Majesté, ma chérie. Je ne sais pas quand il reviendra. Peut-être peu avant son marriage. Je suis désolé, je ne croyais pas que tu tenais encore autant à lui.
- Non, ce n’est rien. Je savais bien … je ne me faisais pas d’illusions. C’est juste que … Oublions tout ça, il y a bien plus important ; arriver en vie jusqu’à Oncle Piotr pour commencer.
- Voilà enfin une parole sensée ! Essaie de dormir un peu, ma princesse. »
Marie finit par capituler et s’endormit quelques minutes plus tard.

Trois jours plus tard, le couple atteignait comme prévu les faubourgs de Moscou. Marie en avait été quitte pour quelques frayeurs vite surmontées grâce à sa confiance en Liova. Elle n’avait pas hésité à se plier au moindre de ses ordres, même le plus saugrenu, sachant bien que si le garde du corps multipliait les précautions c’était pour la protéger le plus efficacement possible. 
Ils longeaient la Moskova, se dirigeant vers le nouveau quartier où Piotr possédait son palais familial, celui que la jeune fille n’avait pas vu lors de son premier séjour à Moscou. Marie qui ne cessait de s’extasier sur la beauté du fleuve, la largeur des rues, la magnificence des bâtiments, se tut soudain. Devant elle, se dressait le plus beau palais qu’elle ait jamais vu. Depuis les proportions harmonieuses jusqu’aux sculptures qui ornaient l’entrée et les balcons en passant par l’or qui rehaussait la façade, tout imposait à la fois le respect et l’admiration.
Incrédule, elle vit Liova l’attirer vers le côté droit du bâtiment et se diriger vers le passage donnant sur la cour d’honneur.
« Liova, qu’est-ce que tu fais ? Où sommes-nous ? Nous n’avons pas le temps. Il faut aller chez Oncle Piotr.
- Nous y sommes, Princesse.
- Mais … mais c’est impossible. L’autre palais …
- Je sais, ma chérie mais … disons que Son Excellence est un homme plein de surprises.
- Ça fait deux fois que tu me dis ça. Je … il se pourrait que tu aies raison et qu’il me reste des choses à apprendre sur Oncle Piotr.
- Dis-toi que tu connais le véritable Piotr Ivanovitch, celui que bien peu ont réussi à approcher.
- Mais … »
Elle n’acheva pas sa phrase, des gardes s’avançaient vers eux, une chose n’avait pas changé ; on n’entrait pas dans le palais de Son Excellence Piotr Ivanovitch comme dans un moulin. Parvenus à leur hauteur, ils marquèrent un temps d’arrêt avant de s’exclamer :
« Liova ! Ça alors ! Ton déguisement est parfait et cette barbe te rend méconnaissable. Enfin le but de ta mission n’était pas vraiment de redevenir un moujik, n’est-ce pas ?
- Laisse-le, tu vois bien qu’il a réussi. Maria Petrovna, c’est un honneur pour nous que de vous rencontrer enfin. »
Pendant que Marie les saluait d’un signe de tête, les deux hommes reprenaient leur conversation avec Liova.
« Son Excellence était très en colère de voir que tu n’avais rien dit sur la route que tu allais suivre. Il voulait venir à votre rencontre.
- Grigor, tu sais bien que dans les cas graves je préfère prendre le plus de précautions possibles.
- Tu ne fais confiance à personne.
- Fédor est mort. Nous devions rester discrets.
- Fédor …
- Oui. Bon, assez maintenant. Maria Petrovna a besoin de repos. »
Les deux hommes s’écartèrent, laissant les valets faire leur travail. Apparemment des instructions avaient été données et Liova et Marie furent immédiatement conduits dans les appartements privés de la maîtresse de maison. La jeune fille en fut toute décontenancée; elle se rendait maintenant compte qu’elle avait toujours donné pour évident qu’à son arrivée au palais ce serait Piotr lui-même qui l’accueillerait et voilà que tout d’un coup elle comprenait que cette idée était absurde. 
La chose aurait tenu du miracle à cause de l’emploi du temps chargé du marchand, il était bien plus logique que ce soit Olga Wladimirovna qui se charge de la recevoir.
Seulement voilà, Marie se sentait mal à l’aise à l’idée de se retrouver face à quelqu’un qu’elle connaissait si peu et dont elle ignorait les sentiments à son égard. Elle avait finalement assez peu vu la femme de Piotr et l’avait même en quelque sorte privée de la présence de son mari.
Par la suite, il aurait fallu des circonstances exceptionnelles pour qu’une vraie conversation ait lieu entre la femme du marchand et celle qui n’était après tout qu’une enfant sans importance. 
L’idée qu’Olga Wladimirovna puisse lui en vouloir de s’imposer de nouveau dans leur vie lui traversa même l’esprit alors qu’elle suivait le valet qui les conduisait Liova et elle à travers le dédale du palais. 
Aussi fut-elle quelque peu désarçonnée par l’accueil chaleureux de la maîtresse de maison et de ses deux filles. En effet, à peine le valet l’avait-il annoncée, que les trois femmes se précipitaient vers elle, la prenant dans leurs bras, l’assurant de leur affection et exprimant leur soulagement de la voir enfin entre leurs murs. 
Touchée par cet accueil, Marie accepta volontiers le thé proposé afin de se redonner une contenance. Avec tact, les trois femmes lui laissèrent reprendre ses esprits, en profitant pour remercier chaleureusement Liova avant que celui-ci ne se retire pour prendre un peu de repos et se changer. Quelque peu rassérénée, Marie fut enfin capable de faire un résumé de son voyage depuis Poitiers. Pudiquement, Olga Wladimirovna évoqua le drame qu’ils avaient tous découvert à travers sa lettre et lui assura qu’elle avait fait le bon choix en venant se réfugier à Moscou. Svetlana et Natacha ajoutèrent qu’elles ne remplaceraient jamais Pauline et Justine mais qu’elles s’emploieraient à la distraire de son chagrin et à lui rendre la vie douce et facile. Les larmes aux yeux, Marie les remercia de tout cœur avant de se retirer à son tour.
De nouveau, elle fut impressionnée par le luxe des escaliers de marbre, par les hauts tapis de laine et les riches tentures de soie qui ornaient les murs. Sa chambre dépassait de loin tout ce qu’elle avait pu voir jusqu’à présent. Les rideaux de velours bleu étaient frangés d’or et s’accordaient à merveille au capitonnage des fauteuils ainsi qu’aux draps de son lit, des chandeliers d’argent étaient disséminés dans toute la pièce et une large armoire de bois sculpté remplaçait le coffre généralement réservé aux vêtements. 
Ce qui émerveilla surtout Marie ce fut ce qu’elle découvrit dans l’une des deux pièces attenantes. La première servait comme prévu à loger une suivante, mais dans la seconde Marie trouva la plus gigantesque et la plus belle baignoire qu’elle ait jamais vue. Sur les étagères qui couraient le long des murs, des fioles et des flacons divers s’amoncelaient. Elle s’empara d’un premier flacon d’où s’échappa une divine odeur de roses, puis d’un second qui exhala un parfum beaucoup plus musqué, le troisième contenait des sels de bains au jasmin qu’elle versa dans l’eau d’où s’échappait une légère vapeur. 
De toute évidence, pendant qu’elle prenait le thé, des servantes s’étaient empressées de faire chauffer de l’eau et de remplir la baignoire. Refusant l’aide de la servante qui l’avait accompagnée depuis le salon et qui serait maintenant en permanence à sa disposition, elle se dévêtit et se savonna avant de se glisser dans l’eau apaisante.
Un long moment plus tard, elle se décida enfin à sortir de son bain et demanda à celle qui lui avait dit s’appeler Anna de lui passer les vêtements que Piotr avait achetés pour elle et qu’elle avait aperçus en entrant. Elle apprécia à la fois le contact soyeux du tissu et le coloris, un marron clair qui s’accordait à merveille avec ses yeux, tout en se demandant si ce choix était celui d’Olga ou de son mari. Elle opta pour la seconde hypothèse.
Fatiguée par les nuits passées à la belle étoile ou à l’abri sommaire d’une cabane à moitié en ruines, éprouvée par l’émotion de voir enfin le bout de la route et de mieux mesurer les dangers auxquels elle avait échappé et momentanément affaiblie par le bain ; Marie s’allongea un instant sur son lit. 

Anna se retira sur la pointe des pieds, la laissant se reposer. Au bout de ce qui lui sembla quelques minutes, Marie sentit de nouveau une présence dans la pièce. Elle ouvrit lentement les yeux : un homme se tenait assis dans le fauteuil près de la fenêtre.

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