dimanche 3 janvier 2016

DEUXIEME PARTIE  CHAPITRE 14 : DEPARTS ET CONFIDENCES

Le dîner qui eut lieu ce soir-là fut à la fois le plus triste et le plus étrange auxquels Marie eût jamais assisté. Piotr était parti à peine deux heures plus tôt et l’on sentait que Nikolaï aurait tout donné pour pouvoir faire de même. Marie se disait que ce soir-là elle découvrait à quel point ces hommes qu’elle pensait invulnérables pouvaient se montrer fragiles et capables de souffrance. Oui, Piotr et Nikolaï souffraient au plus profond de leur chair de savoir Vania en danger mais alors que le plus jeune pouvait agir en se rendant à Oblodiye, l’autre ne pouvait qu’essayer d’imaginer ce qui avait pu arriver à son meilleur ami. 
Marie se souvenait du récit que son tuteur lui avait fait des circonstances dans lesquelles son père avait hérité d’Oblodiye, du terrible acharnement du Comte Iliouchine et de l’enlèvement de Vania. Il était évident que ces mêmes affreuses images torturaient le prince qui se montrait taciturne voire même irascible sans raison aucune.
A vrai dire, les autres convives ne valaient guère mieux. Olga avait dû faire appel à tout son savoir-vivre et son courage pour se présenter à table et répondre de son mieux aux efforts déployés par la princesse Tatiana. Celle-ci était pratiquement la seule à parler, relayée seulement par le secrétaire de Nikolaï, l’intendant du domaine et bien évidemment le Comte et la Comtesse Mouroski. Leur fille Sonia ne semblait pas vraiment oser participer à la conversation et il suffisait de regarder son fiancé pour en comprendre la cause. Le visage fermé, totalement muet, Wladimir paraissait profondément peiné par le départ de Piotr et si Sonia trouvait cela un peu étrange, elle ne se risquait pas à en parler.
Si Grigor se ne montrait pas très bavard lui non plus c’était parce qu’il ne se sentait pas très à l’aise, invité par Nikolaï pour plaire à Marie, il se disait qu’il risquait de déranger le prince, que celui-ci aurait préféré se retrouver en famille pour affronter une nouvelle qui l’atteignait à ce point.
Marie, quant à elle, bien qu’infiniment affectée à la fois par le probable enlèvement de Vania et par le départ de Piotr, se demandait tout de même si elle n’avait pas sa part de responsabilité dans ce qui torturait Wladimir.
D’un commun accord, les convives se séparèrent de bonne heure, laissant chacun en proie à ses pensées. Marie s’apprêtait à rejoindre la chambre qu’elle occupait à Voradino en compagnie d’Anna quant un des serviteurs de Nikolaï s’inclina devant elle avant de lui tendre un billet. Intriguée, elle l’ouvrit rapidement et lut : « Ne l’épousez pas ! »

Ainsi, elle avait raison ! Wladimir n’était pas resté insensible à la scène à laquelle il avait assisté et son humeur sombre du dîner n’était pas due au départ de Piotr. D’abord heureuse de constater qu’elle avait toujours une certaine emprise sur le jeune homme, Marie fut ensuite indignée de voir qu’il se permettait de lui interdire ce que lui-même devait bientôt faire.
Profondément perturbée, elle se laissa déshabiller et coiffer par Anna comme un automate avant de s’installer dans un fauteuil mais, au lieu de lire comme elle en avait l’habitude, elle resta là le regard dans le vide. 
« Tout va bien, Princesse ? »
Liova venait de profiter du fait qu’Anna était occupée à ranger les vêtements et à préparer le lit à l’autre bout de la pièce pour s’approcher et s’inquiéter tout bas de son état de santé. Marie lui fut reconnaissante de cette attention sans faille et de cette discrétion même devant une servante.
« Oui, ne t’inquiète pas. Je suis seulement perturbée par le départ d’Oncle Piotr.
- Ecoute, je dois aller vérifier auprès des autres que tout est en place pour la nuit. Je n’en ai pas pour longtemps. Est-ce que ça va aller ?
- Oui, Liova. Merci. Ne t’inquiète pas.
- Promets-moi de ne pas sortir de là.
- Je te le promets. »
Un petit sourire acheva de rassurer le garde qui quitta la pièce. Anna s’approcha à son tour de sa maîtresse et lui demanda si elle pouvait faire autre chose pour l’aider. Marie avait appris à aimer cette brave fille, toute simple, attentionnée et discrète. Il paraissait pourtant difficile de se confier vraiment à elle ; comment parler à une servante de ses peines de cœur ou plutôt comment avouer qu’au lieu de s’inquiéter pour Piotr elle se tourmentait à l’idée de devoir choisir entre Grigor et Wladimir ? Elle s’apprêtait à l’envoyer se coucher quand elle l’entendit murmurer :
« Le mieux, c’est d’attendre le mariage de Wladimir Nikolaïevitch.
- Quoi ? »
Soudain effrayée, Anna se laissa tomber aux pieds de Marie.
« Pardon, Barinia, pardon ! Je ne voulais pas vous manquer de respect, c’est juste que …
- Comment savais-tu à quoi je pensais ?
- Barinia, voilà des semaines que je vous sers. Rien de ce qui vous touche ne m’est vraiment étranger.
- Tu … tu as compris ce que …
- Que vous aimez deux hommes ? Oui, Maîtresse. Que vous ne savez pas exactement ce que Son Altesse ressent aussi. 
- Pourquoi dis-tu qu’il faut attendre ?
- Vous n’avez pas à choisir maintenant. Prenez votre temps. S’il vous aime, il n’y aura pas de mariage. Après vous déciderez. »
Amusée par cette intuition qu’elle ne soupçonnait pas chez Anna et rassurée par son bon sens, Marie avait retrouvé le sourire et décida de prolonger un peu cette discussion qui s’avérait si bénéfique pour elle. S’emparant du menton de sa jeune servante, elle lui caressa doucement la joue avant de poser sa question :
« Et toi, Anna, tu es amoureuse ?
- Moi, amoureuse, Barinia, mais comment le pourrais-je ? Je n’ai pas le temps, je suis toujours avec vous. »
Une ombre était passée dans le regard de la servante, rapide comme l’éclair mais pourtant réelle ; Marie voulut en savoir davantage.
« Allons, Anna, il n’y a rien de mal à ça. Et puis tu as tout de même des moments de pause, tu ne m’accompagnes pas partout. Il y a beaucoup de valets dans le palais d’Oncle Piotr, ne me dis pas qu’il n’y en a pas un qui te plaise un peu plus que les autres. »
Le trouble d’Anna était maintenant manifeste. Elle se hâta de répondre, probablement dans l’espoir d’en finir au plus vite avec ces questions qui la mettaient mal à l’aise.
« Oui, Maîtresse. Il y a quelqu’un mais il ne m’aime pas, il ne me voit même pas. 
- Il en aime une autre ?
- Non … non, ce n’est pas ça. Il …
- Alors, c’est facile. Attire son attention ! Tu es jolie, jeune et intelligente, il va finir par te remarquer. Si tu veux, je peux te laisser libre à certaines heures où tu penses pouvoir le croiser et …
- Non, Barinia, non merci. Ce n’est pas … »
La jeune servante venait brutalement de s’interrompre. Rouge de confusion, elle se tordait les mains d’impuissance et suppliait sa maîtresse du regard. Ebahie par un tel changement d’attitude, Marie leva machinalement les yeux et ne comprit pas tout de suite. Ce ne fut qu’en reportant le regard sur Anna et en comprenant à quel point celle-ci cherchait à percevoir ce qui se passait dans son dos qu’elle réalisa : Liova venait de réintégrer la chambre. Incrédule, elle demanda confirmation du regard à Anna. Affolée, la jeune femme hocha imperceptiblement la tête. Il était temps de mettre fin à son supplice ; Marie lui demanda à voix haute de la laisser et d’aller se coucher et fut remerciée d’un rapide baiser sur la main. 
Anna se releva et se dirigea vers le canapé qu’elle occupait dans un coin de la pièce. Liova, lui, allait et venait, tirant les fauteuils afin de s’en faire un lit comme à son habitude, vérifiant les fenêtres, la porte … Totalement indifférent à la présence de la jeune servante. Pour la première fois, Marie commença à se dire qu’il pouvait y avoir bien pire que d’aimer deux hommes ; vivre en permanence auprès d’un être aimé et demeurer invisible à ses yeux.

La nuit l’apaisa et ce fut à peu près sereinement qu’elle affronta la journée suivante qui s’avéra pourtant riche en évènements. Le premier fut l’annonce du départ de Grigor ; le jeune homme expliqua à l’assemblée que ses affaires l’appelaient de nouveau mais chacun comprit qu’il faisait simplement preuve de savoir-vivre. Une promenade dans le parc s’imposait ; main dans la main, Marie et Grigor se préparaient une fois de plus à se séparer.
« Nous nous reverrons très vite, ma douce. Il s’agit seulement de quelques jours. Vous retournerez bientôt dans votre palais et je demanderai à votre tante la permission de vous rendre visite. Je viendrai chercher ma réponse.
- Votre réponse ?
- Marie, se peut-il que le départ de votre tuteur vous ait fait oublier notre conversation ?
- Non, bien sûr que non. Seulement je m’inquiète pour mon oncle. Et …
- Ne vous inquiétez pas ; je suis sûr que tout ira bien pour Piotr Ivanovitch. Pour le reste, il vous faut un peu de temps. Je vous aime, ma chérie. C’est la seule chose qui compte. »
Marie savait qu’elle aurait dû assurer à son tour Grigor de son amour mais elle se sentait réellement confuse depuis la veille et son honnêteté naturelle l’empêchait d’affirmer quelque chose dont elle n’était pas tout à fait convaincue. Pourtant lorsque Grigor se pencha vers elle et s’empara délicatement de ses lèvres, elle ne put résister et s’abandonna à ses caresses en frémissant de bonheur. 
Elle profita de la fin de la matinée pour réfléchir un peu et ne put que constater … qu’elle était encore plus perdue que la veille. D’un côté, elle ne pouvait oublier la joie sauvage qui l’avait envahie lorsqu’elle avait constaté que Wladimir l’aimait toujours assez pour se montrer jaloux. D’un autre côté, elle ne pouvait nier la puissante attraction physique qui la poussait vers Grigor. Si le souvenir de la tendresse qu’elle avait lue dans les yeux bleus du prince lors de leurs retrouvailles la faisait fondre, celui des baisers du marchand la bouleversait totalement. 
Anna avait raison ; rien ne pressait, il suffisait d’attendre, et de faire attendre Grigor, jusqu’au mariage de Wladimir. Une fois le prince définitivement hors de sa portée, elle pourrait se concentrer sur ce qu’elle ressentait vraiment pour Grigor. Serait-elle prête à passer sa vie à ses côtés ? A devenir la femme d’un marchand ? Supporterait-elle ses absences ? Serait-elle jalouse des autres femmes qu’il rencontrerait fatalement ? Serait-elle une bonne épouse pour lui ? Et lui, serait-il un bon mari ? Saurait-il l’aimer, la comprendre, pendant des années ? Le désir durerait-il toujours ? La tendresse ferait-elle son apparition ?

Le déjeuner mit momentanément fin à ses questions tant la nouvelle qui y fut annoncée fit l’effet sur tous d’un boulet de canon. L’assemblée était à table quand un serviteur s’inclina aux côtés de Nikolaï, le prince lut le billet et tous purent voir ses mâchoires se crisper. Il se tourna ensuite vers le serviteur qui attendait toujours quelques pas derrière lui et lui demanda de présenter le billet à Wladimir. Comme tous les convives, Marie était suspendue aux lèvres du jeune homme, attendant avec impatience ses explications. 
« Sa Majesté semble ne pas pouvoir se passer de moi. On me rappelle en Crimée. »
L’émotion fut générale. Une émotion diversement exprimée. La princesse Tatiana se taisait, assimilant lentement le choc, laissant son regard se porter tantôt sur son fils tantôt sur son mari. Sonia, elle, n’avait pu réprimer un petit cri et, les larmes aux yeux, paraissait lutter contre l’imminence d’un évanouissement. Ceux qui se manifestèrent le plus ce furent ses parents ; le départ de Wladimir signifiait bien sûr le report du mariage et pour eux cela avait tout d’une insulte personnelle. 
« Altesse, il faut protester, réagir. Vous ne pouvez pas repartir. Pas si près du mariage.
- Et puis, pourquoi tant de hâte ? Depuis quand avons-nous besoin d’envoyer des militaires là-bas ? Notre dernière expédition remonte à deux ans. 
- Oui, avec le succès que l’on sait. De toute façon, même en dehors de ces périodes d’affrontement direct, la zone n’est pas sûre. Il y a sans cesse des villages brûlés, des pillages, des rapts. Nous devons protéger les pauvres gens qui vivent là-bas.  
- Excusez-moi, Altesse, mais vous ne semblez guère affecté par la nouvelle. Pourtant …
- Excellence, me reprocheriez-vous d’obéir sans discuter à mon souverain ?
- Certes non, mais songez à notre pauvre Sonia. Ne pourriez-vous …
- Voudriez-vous que votre futur gendre passe pour un lâche ? »
Marie observait la scène avec intérêt. Si au début la nouvelle l’avait anéantie en lui faisant craindre pour la vie de Wladimir, elle se posait maintenant trop de questions pour continuer à être aussi inquiète. Pourquoi Nikolaï restait-il silencieux, laissant Wladimir aux prises avec le Comte Mouroski ? Pourquoi le jeune officier semblait-il si calme ? Le sourire qu’elle avait cru voir flotter l’espace d’une seconde sur son visage était-il une illusion ? Le report de son mariage ne signifiait-il rien pour lui ? Comment le Tsar avait-il pu prendre une décision aussi injuste ? Etait-il seulement au courant ? N’y avait-il vraiment aucun moyen pour un homme aussi haut placé que Nikolaï d’annuler ce départ ou du moins de le reporter après le mariage ? Pourquoi ne le proposait-il pas à son fils ?

Le déjeuner se termina donc dans la plus grande confusion. Marie se retira et tenta de lire quelque temps dans sa chambre mais sans vraiment y parvenir. Elle regardait distraitement par la fenêtre quand elle fut le témoin d’une agitation soudaine ; des valets allaient et venaient, des chevaux puis un carrosse firent leur apparition et finalement les occupants suivirent. Le Comte Mouroski et sa famille quittaient les lieux !
Certes, une fois Wladimir parti, leur présence, surtout en un moment pénible pour le prince Nikolaï, ne se justifiait plus mais un tel départ était tout de même précipité et en disait long sur la frustration du Comte. Soudain inquiète à l’idée que Wladimir pourrait lui aussi partir rapidement et sans avoir le temps de lui dire au revoir, Marie décida de se rendre au salon pour y prendre des nouvelles. Elle se trouvait dans le couloir désert quand elle entendit des pas précipités venir à sa rencontre mais alors qu’elle s’attendait à un serviteur se hâtant d’accomplir l’une de ses tâches ce fut Wladimir en personne qui apparut soudain devant ses yeux. 
« Marie, je vous cherchais. Je … vous savez que je dois partir. L’armée m’appelle. Je ne sais pas quand je pourrai revenir. La guerre, même si elle ne dit pas son nom, est toujours la guerre et …
- Wladimir, je vous en prie ; soyez prudent !
- Ecoutez-moi, Marie. Je n’ai pas beaucoup de temps ; je pars dans moins d’une heure. Il faut que je vous le dise ; je vous aime ! Vous entendez ? Je vous aime ! Ne l’épousez pas, ma chérie ! Je vous en prie ! »
Le jeune homme semblait fiévreux, il s’était emparé de l’une de ses mains et la pressait nerveusement entre les siennes. Marie n’en menait pas large, elle qui avait presque réussi à se convaincre qu’il lui suffisait d’attendre, que rien ne pressait, se voyait soudain confrontée à la réalité du choix à faire. Profondément perturbée, elle se rendait compte qu’elle avait attendu cet aveu depuis le moment où elle l’avait revu. Pourtant les images du couple harmonieux que Wladimir et Sonia formaient s’imposèrent à elle.
« Comment pouvez-vous prétendre m’interdire ce que vous alliez faire dans moins de trois semaines ? Ce que vous ferez dès votre retour.
- N’avez-vous donc rien compris ? Il n’y aura pas de mariage. Je vous aime. Je vous l’ai dit.
- L’avez-vous dit à Sonia Ivanovna ?
- N’avez-vous pas remarqué le départ précipité du Comte et de sa famille ?
- Je … je croyais que … Il est vrai … N’était-ce pas un peu prématuré, un peu … violent ?
- J’y ai mis les formes et ai prétexté mon renvoi à la guerre pour proposer de lui rendre sa liberté. De toute façon, même sans vous, cela m’aurait semblé plus honnête ; la faire attendre, l’empêcher de rencontrer quelqu’un d’autre à cause d’une parole donnée, cela n’était pas digne.
- Elle aurait attendu. Elle vous aime.
- Moi, je ne l’aime plus. Marie, j’ai enfin ouvert les yeux. C’est vous que je veux. Je sais, je sens que vous m’aim … que je ne vous suis pas indifférent. Dîtes-moi …
- Wladimir, je veux être honnête avec vous. Je ressens toujours quelque chose de très doux en votre compagnie mais … je me suis habituée à vous voir avec une autre. Et puis, il y a Grigor Alexeïevitch et je ne puis nier qu’il m’attire, que …
- Non, vous ne l’aimez pas. Pas vraiment. Marie, je dois partir, dîtes-moi …
- Pourquoi partir, Wladimir ? Demandez à votre père d’intercéder pour vous. 
- Je ne peux pas, Marie. Le mariage …
- Wladimir, j’ai peur pour vous. Mariez-vous avec elle, je préfère vous savoir lié à une autre que mort.
- Vous voyez que vous m’aimez. Dîtes …
- Je ne peux pas. Renoncez à partir.
- Marie, douce et folle petite Marie, vous ne comprenez donc rien. Vous ne voyez pas que j’ai agi encore plus follement que vous, comme un homme désespéré. Et puis en voilà assez, tant pis pour moi ! Au revoir, petit lutin. Soyez heureuse ! »
Le jeune homme venait tout d’un coup de se séparer d’elle et, la laissant abasourdie, avait tourné les talons et s’éloignait de ses longues enjambées. Sous le choc, Marie resta d’abord muette puis, voyant qu’il était sur le point de disparaître dans l’escalier, se décida à crier.
« Je vous attendrai, Wladimir. Je promets de vous attendre. »
Etait-il déjà trop loin pour l’entendre ? Etait-il déçu qu’elle n’ait pas prononcé les mots qu’il attendait ? Ou bien, pressé par le temps et certain de ne rien obtenir de plus, s’en contentait-il et se préparait-il à affronter son destin avec plus de courage encore ? Quoi qu’il en fût, Wladimir ne s’arrêta pas et dévala l’escalier. Trop bouleversée par ce qui venait de se passer, Marie aurait été bien incapable de le suivre. Elle se laissa glisser contre le mur jusqu’au sol et demeura prostrée jusqu’à ce que la porte voisine s’entrebâille doucement.

Alertée par le léger bruit, Marie releva la tête et aperçut à travers le brouillard de ses larmes Olga qui lui faisait signe de s’approcher.
« Marie, ne restez pas là. Venez, ma chérie. Entrez, je vous en prie!»
La jeune fille obéit machinalement et accepta de s’installer dans l’un des deux fauteuils de velours bleu qui se trouvaient tout près de la fenêtre qui donnait sur le parc. Elle se sentait légèrement intimidée à l’idée de se trouver dans la chambre que le prince Nikolaï réservait toujours à son tuteur. Gênée aussi qu’Olga ait pu la voir dans un tel état, elle cherchait comment elle pourrait expliquer son comportement quand sa tante vint à son secours.
« Ma chérie, tenez, prenez cette tasse de thé. J’ai toujours un samovar prêt dans ma chambre. Je ne vais pas yaller par quatre chemins ; j’ai tout entendu. A vrai dire, je m’en doutais un peu ; appelons ça une sorte d’intuition toute féminine. Soit vous sentez qu’en parler peut vous faire du bien et je suis prête à vous écouter soit vous préférer boire votre thé tranquillement et retrouver votre calme par vos propres moyens et je vous promets de ne même pas aborder le sujet. »
Marie resta muette quelques secondes, totalement abasourdie par le comportement si direct de sa tante. Avant de finir par se décider :
« Je … je serais heureuse de parler avec vous. J’avoue que je me sens totalement perdue. Je ne sais plus quoi faire.
- Il suffit d’écouter votre cœur.
- Oh, ma tante, comment être sûre ?
- Un jour tu sauras que tu as trouvé le bon.
- Par exemple, vous, ma Tante, comment … comment avez-vous su pour Oncle Piotr ? »
Olga s’était mise à rire. Caressant doucement la joue de Marie, elle lui tendit une assiette de « baklavas » avant de répondre.
« Pour moi, tout a été très simple. Je l’ai su la première fois où je l’ai vu.
- Vraiment ?
- Oui, ma chérie. Il était dans ses bureaux. Quand on m’a introduite auprès de lui, il était affalé sur sa table, la tête entre les mains, totalement effondré. Pourtant quand je lui ai exposé la raison de ma venue, il m’a écoutée avec la plus grande attention. Sur son lit de mort, mon père m’avait fait promettre de rembourser les trente roubles qu’il devait à Piotr.
- Trente roubles, mais … ce n’était pas grand-chose, Oncle Piotr n’avait surement pas besoin de ça.
- Non, en effet, mais ce qu’il faut savoir c’est que Piotr était le seul à avoir refusé de mettre mon père à l’index dix ans auparavant quand tous s’étaient déchaînés contre lui. Ces chiens lui refusaient le moindre crédit au point que mon pauvre père était venu pleurer pour trente malheureux roubles auprès du seul à avoir accepté de lui ouvrir sa porte.
- Je comprends, pour votre père, ces trente roubles étaient bien plus qu’une dette. 
- Exactement.
- Mais … Oncle Piotr …
- Il m’a écoutée avec tant de douceur, nous a aidées ma mère et moi au moment de la succession de façon tellement désintéressée, alors qu’il était si visiblement malheureux lui-même, que j’ai su. J’ai su que jamais personne ne me donnerait autant d’attention. 
- Oui, mais l’amour ?
- L’amour peut prendre différents visages, ma chérie. Celui du désir, comme celui que peut vous inspirer Grigor Alexeïevitch, celui de la tendresse et de l’amour pur que vous porte Wladimir Nikolaïevitch. Pour moi, il a d’abord eu celui du respect, de l’attention, de la compréhension, des choses auxquelles nous autres femmes nous sommes peu habituées. Et puis les choses se sont faites peu à peu.
- Oui, mais comment avez-vous su qu’Oncle Piotr vous aimait vraiment ?
- Il me l’a d’abord fait sentir, puis il me l’a dit, il m’a demandé en mariage, il …
- Madame, pardonnez-moi mais le mariage n’est pas tout. Comprenez-moi bien, je vis sous votre toit depuis quelques mois maintenant et je vois bien à quel point mon oncle vous aime, ce que je voudrais savoir c’est à quel moment vous avez su qu’il vous aimait vraiment. 
- Vous avez raison, ma chérie, et j’entends aussi ce que vous ne dîtes pas. L’ombre de votre maman par exemple pouvait me faire peur. Elle aurait fait peur à n’importe qui. Pour répondre à votre question … j’ai su que Piotr m’aimait vraiment le jour où j’ai saccagé son bureau.
- QUOI ?
- Et oui, jeune Marie, vous me voyez sans doute comme une femme douce, réservée et toute dévouée à son mari mais … je ne manque pas de caractère.
- Pourquoi …
- J’avais découvert qu’il y conservait toujours des lettres … des lettres de votre maman. 
- Oncle Piotr a dû être très surpris.
- Surpris mais amoureux. Non seulement, il m’a pardonné mais il a brûlé les lettres devant moi. C’est ce que je voulais vous dire tout à l’heure, après me l’avoir fait sentir, après me l’avoir dit, il me l’a prouvé. Et sans vouloir vous influencer, Marie, je vous ferai remarquer que c’est ce que Wladimir Nikolaïevitch a fait pour vous.
- Il me l’a dit c’est vrai et il a annulé son mariage mais je ne sais pas si c’est une vraie preuve, les circonstances l’y ont aidé.
- Les circonstances ? Marie, vous n’avez vraiment rien compris ! C’est Wladimir Nikolaïevitch en personne qui a demandé son rappel à l’armée. Pour pouvoir se libérer de ses fiançailles justement.
- QUOI ? Mais comment pouvez vous le savoir ? Vous en a-t-il parlé ? C’est impossible.
- Marie, ne vous êtes-vous pas demandé pourquoi Son Altesse Nikolaï n’a pas protesté ? Lui aussi a deviné. Franchement, trouvez-vous que Wladimir Nikolaïevitch a eu l’air étonné en apprenant la nouvelle ? Quel autre moyen avait-il à sa disposition ?
- Oh, mon Dieu !
- Risquer de mourir pour avoir une chance, une simple chance de vous entendre dire que vous l’aimez. »
Marie ne répondit rien. De nouveau, des larmes coulaient le long de ses joues. Des larmes différentes. Des larmes de soulagement. Elle se jeta dans les bras d’Olga.
« Merci, ma Tante, merci, merci ! Je … tout est beaucoup plus clair maintenant. Je suis si heureuse de vous avoir parlé.
- Moi aussi, Marie, ça m’a fait plaisir. 
- Oh, Mon Dieu ! J’aurais dû lui dire …
- Courez, ma chérie ; Les écuries, vite ! »
Marie ne se le fit pas répéter deux fois. Jamais personne ne descendit plus vite les volées d’escalier du palais de Voradino. Hors d’haleine, elle passa devant un Liova médusé et vaguement inquiet, à qui elle eut juste le temps de glisser deux mots « Wladimir » « écuries ». Elle sortait du palais et commençait à longer la façade quand plusieurs cavaliers passèrent à toute allure dans l’allée à quelques mètres d’elle. De toute évidence, d’autres jeunes officiers étaient venus chercher Wladimir. Elle hurla :
« Wladimir, je vous aime ! Je vous aime ! »

Hélas, le galop des chevaux ne permettait pas au jeune prince de l’entendre. Désespérée, elle agita les bras. Les cavaliers sortaient maintenant de la propriété, elle essaya de courir en leur direction. L’un d’entre eux tourna la tête au moment de tourner dans le chemin. Trop tard pour s’arrêter. Etait-ce vraiment Wladimir ? L’avait-il vue ? Avait-il compris ? De tout son cœur, elle l’espérait.

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