dimanche 10 janvier 2016

LE BARINE ET LE MOUJIK DEUXIEME PARTIE CHAPITRE 29: NIKOLAI A FORT A FAIRE


    
     L'automne touchait à sa fin, le froid s'installait à Moscou et c'était le moment où ceux qui avaient un toit se rendaient vraiment compte de leur chance. De nombreux serviteurs du palais Pavelski étaient dans ce cas là, d'autant plus que, contrairement à ce qui se passait dans d'autres grandes maisons, ni le prince, ni la princesse n'élevaient jamais la voix et que l'ordre et l'harmonie régnaient sans partage.
     Tatiana se révélait en tous points conforme aux voeux de Nikolaï et la sévère mise au point de l'été n'était plus qu'un lointain souvenir. Cependant elle s'inquiétait, non pas de se mettre à nouveau dans son tort mais simplement de ne pas être à la hauteur, de décevoir Nikolaï.
     Pour l'instant, celui-ci avait poliment refusé toutes les invitations, hormis celles de son père, arguant du fait qu'il était préférable d'attendre que Tatiana ait été officiellement présentée au Tsar. La chose était prévue pour dans quelques jours et c'était cela qui angoissait la princesse au point, parfois, de la mener au bord du malaise.

     Au moment de partir, elle fut prise de panique et Yelena vint en toute hâte prévenir son maître que la princesse refusait de descendre. Nikolaï gravit quatre à quatre les marches qui séparaient le salon où il attendait de la chambre de sa femme où il entra en trombe. Tatiana, surprise, se retourna en implorant :
     - Pardon, Kolia, Pardon ! Ne vous fâchez pas !
     Mais Nikolaï restait sans voix. La robe commandée pour l'occasion au tailleur le plus en vue de Moscou et retouchée par Macha, la coiffure élaborée par Yelena, les bijoux que la mère de Nikolaï avait portés avec tant de grâce; tout contribuait à faire de la très belle Tatiana une déesse.
     Reprenant ses esprits, il s'avança vers sa femme, puis, tombant à genoux devant elle, enfouit son visage dans sa robe en murmurant :
     - Ne craignez rien ma douce ... Vous êtes si belle ! Je vous aime tant ! Aucune femme ne peut rivaliser avec vous, Tatiana! Je suis fou de vous !
     - Kolia, j'ai si peur !
     Nikolaï releva son visage vers sa femme :
     - Peur de quoi , mon amour ? Pas du Tsar, vous le connaissez déjà. Des autres femmes ? A vous voir si belle ce soir, ce sont elles qui devraient avoir peur.
     - Ce n'est pas ça, Kolia, j'ai si peur de vous décevoir.
     Nikolaï en eut la gorge serrée :
     - Mon Dieu, non, ma chérie. Jamais ! Jamais vous ne me décevrez!
     Et il enfouit de nouveau son visage dans la robe de sa femme. Tatiana commença à lui passer la main dans les cheveux lui arrachant un gémissement de plaisir. Ce fut elle qui se ressaisit la première :
     - Kolia, nous devons y aller.
     Lentement, à regret, Nikolaï se releva mais il ne put s'empêcher de s'emparer des lèvres de Tatiana en un long et langoureux baiser.

     Quelques heures plus tard, des dizaines de femmes palissaient d'envie tandis que Tatiana valsait au bras du Tsar lui-même. La jeune femme, grisée par les parfums, les lumières et le peu de champagne qu'elle avait bu, avait perdu toute appréhension. Sa Majesté semblait sous le charme et Nikolaï qui l'observait du coin de l'oeil tout en valsant le vit rire plusieurs fois. Il sentit son coeur s'enfler de fierté devant cette femme si belle et si astucieuse et qui était la sienne.
     Après ceux du Tsar, Tatiana retrouva avec bonheur les bras de son mari. Puis, les hommes se bousculèrent pour avoir une chance de partager quelques instants de bonheur avec elle. Au bout de deux heures, Nikolaï jugea qu'une pause s'imposait pour sa tendre épouse. Fendant la foule des danseurs, suivi comme à l'accoutumée du regard admiratif de la gent féminine, il s'inclina devant sa femme et lui offrit son bras, s'excusant auprès de celui qui aurait du être son cavalier :
     - Comte, pardonnez moi, mais ma femme a vraiment besoin d'un peu de repos.
     L'autorité naturelle du jeune prince associée à sa puissante carrure lui assurèrent, comme toujours, une capitulation totale de la partie adverse. Le comte s'inclina élégamment avant de s'éloigner. Tandis que Nikolaï entraînait sa femme vers les fauteuils alignés le long des murs. Après avoir veillé à ce que Tatiana soit confortablement installée, il partit lui chercher une coupe de champagne.

     Quand il revint, il faillit briser les verres qu'il tenait entre les mains tant le spectacle qu'il découvrit lui déplut. La princesse Oblonski se trouvait assise aux côtés de Tatiana qui était devenue aussi pâle qu'une morte. Nikolaï n'imaginait que trop bien le fiel qui venait de se déverser sur ce pauvre coeur pur. La princesse était l'une de ses anciennes maîtresses et Nikolaï comprenait que la jalousie l'avait poussée à se rapprocher de la douce Tatiana afin de la mettre au courant et certainement essayer de lui faire croire à une liaison toujours existante.
     Il devinait aussi quelque perfide réflexion concernant un détail de la toilette jugé démodé ou quelque gaucherie pointée innocemment, en apparence, du doigt. Il savait tout le mal que les mots peuvent faire et songea qu'il ne se défendait pas trop mal sur ce terrain. Il s'avança donc, un immense sourire aux lèvres, et s'adressa à la Princesse Oblonski :
     - Altesse, quel plaisir de vous revoir !
     La princesse pâlit à son tour, Tatiana était une proie facile mais Nikolaï plutôt du genre redoutable.
     - Altesse, bonsoir. Je faisais justement des compliments à votre charmante épouse sur sa magnifique toilette.
     Les larmes qui brillaient dans les yeux de Tatiana démentaient assez ces paroles. Nikolaï décida de frapper fort.
     - C'est fort aimable à vous, mais cette robe est une ineptie; porter de belles robes ne peut servir qu'à des personnes dont la beauté se fane ou ... n'a jamais fleuri. Pour les déesses comme Tatiana, seule la nudité rend vraiment justice à leur beauté; heureusement pour moi, je peux lui prouver nuit après nuit à quel point j'en suis conscient.
     Si Tatiana rougit devant cette déclaration, la princesse Oblonski, elle, faillit s'étouffer. Elle ne tarda pas à prendre congé, laissant les amoureux, les yeux dans les yeux, de nouveau seuls au monde. Tatiana avait retrouvé toute sa bonne humeur, aidée par la coupe de champagne apportée par Nikolaï et surtout par ses baisers. Elle retourna danser et ayant récupéré toute sa confiance en elle, elle brilla autant par ses réparties que par sa beauté.

     De retour au palais, brisée par tant d'émotions diverses, Tatiana s'endormit rapidement dans les bras de Nikolaï et n'entendit pas le bruit de querelle qui éclata juste au-dessus d'eux. Le prince, soucieux de permettre à Tatiana de se reposer, sortit en silence mais en toute hâte de sa chambre et se retrouva à l'étage des serviteurs.
     Il n'eut pas à aller bien loin, dans le couloir il se trouva face à l'une de ses servantes et à Milena. Honteuse d'être ainsi vue en chemise de nuit, la servante chercha à se cacher mais Nikolaï voulait comprendre.
     - Tu ne bouges pas d'ici, je veux une explication !
     - Maître, pitié. Pardon pour le bruit. Mais ... la petite n'arrête pas de pleurer, elle sanglote depuis des heures, je ne peux pas dormir. Je dois me lever tôt. Je voulais juste qu'elle se taise.
     - Et tu n'as pas cherché à savoir ce qu'elle a, au lieu de la violenter pour la faire taire ?
     - Je sais ce qu'elle a, Maître.
     - Quoi ?
     Nikolaï commençait à s'énerver sérieusement :
     - Peur de vous. Aujourd'hui, elle a cassé un vase et cette petite dinde ne veut pas me croire quand je lui dis que ce n'est pas grave.

     Le prince se retourna vers l'enfant, elle était à genoux et tremblait de tous ses membres. Le jeune homme se rendit compte qu'il avait beaucoup trop négligé celle qui était tout de même sa cousine. Certes, elle était à l'abri de la colère de son demi-frère, et la vie qu'il lui offrait était bien douce comparée à celle des moujiks mais il n'avait jamais pris la peine de vraiment lui parler.
     Il avait du renoncer à son projet de l'envoyer à Orenbourg, ou de l'emmener avec lui, car à l'époque il ne savait même pas si Vania était vivant. A son retour, lorsque Tatiana avait voulu rencontrer tous les serviteurs, il avait profité de l'occasion pour expliquer à Milena qu'il comptait l'envoyer à Orenbourg en compagnie de Dimitri. Mais pressé par le temps, il n'en avait pas dit plus et s'en voulait à présent.
     Peu soucieux de s'expliquer devant sa servante, il s'approcha de Milena, le coeur serré devant les larmes qui ruisselaient sur le petit visage. Il saisit la petite fille sous son bras gauche, la bâillonnant de son autre main afin d'éviter d'éventuels cris de peur qui auraient pu réveiller Tatiana. L'enfant était aussi légère qu'une plume, Nikolaï ne tarda donc pas à se retrouver dans son ancienne chambre, qu'il n'occupait plus que quelques heures par jour. Il réussit à ouvrir et à refermer la porte sans lâcher la fillette, un feu brûlait dans la cheminée et sa lueur lui permit de s'installer dans un fauteuil, l'enfant sur ses genoux.

     Il ne voulait pas allumer de bougies afin de ne pas avoir à lâcher Milena avant qu'elle n'ait compris qu'il ne lui voulait aucun mal. Une fois installé avec elle, il lui parla tout doucement :
     - Milena chérie, n'aie pas peur de moi, je t'en prie. Jamais je ne te ferai de mal, je ne te battrai pas ni pour le vase ni pour quoi que ce soit d'autre. Jamais. Il faut que je t'explique beaucoup de choses mais je voudrais d'abord pouvoir retirer ma main sans que tu te mettes à sangloter, d'accord, ma chérie ?
     Abasourdie à la fois par ce qu'elle entendait et par la situation incroyable dans laquelle elle se trouvait, la petite fille hocha la tête, elle était bien incapable de prononcer un seul mot. Elle ne parvenait pas à croire que ce terrible géant, si impressionnant à ces yeux d'enfant, qui ne lui parlait jamais et qu'elle avait à peine vu depuis son arrivée puisse s'adresser à elle avec tant de douceur.
     Nikolaï retira doucement sa main du visage de Milena et commença :
     - Tu as surement remarqué que tes yeux et les miens se ressemblent, n'est-ce pas, chérie ?
     - Oui, Maître.

     Le mot mit Nikolaï mal à l'aise, mais il poursuivit ses explications une bonne partie de la nuit et à l'aube Tatiana, inquiète de ne pas trouver son mari à ses côtés les découvrit endormis tous les deux dans le fauteuil.

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