vendredi 1 janvier 2016

DEUXIEME PARTIE : LE RETOUR EN RUSSIE

CHAPITRE 1 : MARIE A PARIS

Les invités passaient de salon en salon ; au gré de leurs besoins ou de leurs envies. Tout avait été pensé pour leur plaisir ; mets raffinés servis à profusion, musique de chambre, petites tables pour les jeux de cartes … Peu intéressée par le cribbage, ce nouveau jeu venu d’Angleterre ou par le jeu de Lindor et vite écoeurée par la pâte de coings ou par les tartes en tous genres, Marie s’était rapidement installée dans le salon de musique et s’émerveillait de la virtuosité des violons et de la maitrise du claveciniste. Elle plongeait avec délices au milieu des arpèges et des staccati, avec une sorte d’urgence même. Elle savait en effet que dès que le bal commencerait, cela signifierait la fin de sa tranquillité. Les uns après les autres, ses prétendants viendraient la chercher et il lui serait impossible de refuser de danser.
A vrai dire, tout ce qu’elle voulait c’était pouvoir jouir d’un instant de paix et de calme avant de plonger dans le tourbillon de la fête. Elle aimait danser avec passion et se voir entourée d’autant d’admirateurs la flattait mais elle était ainsi ; duelle, goûtant autant le charme tranquille d’un concert que l’agitation frénétique d’un bal.
De l’agitation, il y en avait autour d’elle ! Sa cousine, la Comtesse de Nanteuil, chez qui elle logeait aux environs de Paris, avait coutume de dire que son arrivée était comme un coup de pied dans une fourmilière. Et c’était vrai que son apparition provoquait toujours une effervescence parmi les hommes présents. Ils se retournaient sur sa taille fine, ses petits seins bien fermes, son visage aux traits délicats mais ce qui les captivait c’étaient ses yeux. Grands, ourlés de longs cils soyeux, le marron extrêmement clair de leurs iris accrochait la lumière de façon spectaculaire donnant à son regard aussi bien la douceur du miel que la couleur changeante de l’ambre. 
Les autres femmes, jalouses de sa beauté et de sa jeunesse, avaient beau insister sur l’aspect un peu trop hâlé de son visage, laissant entendre que la jeune fille devait certainement vivre comme une paysanne dans son lointain Poitou, rien n’y faisait ; le regard des hommes restait posé sur Marie. Pourtant si les courtisanes avaient pu savoir à quel point elles avaient raison, comme elle aimait encore, à quinze ans révolus, battre la campagne, allant même jusqu’à grimper aux arbres, sans se soucier le moins du monde de sa tenue ou de sa coiffure, elles auraient vraiment eu de quoi se moquer d’elle et de ses mœurs si rustiques.  
C’était peut-être cette façon si saine de vivre qui faisait que Marie ressortait du lot ; tranchant par son caractère de petite fleur sauvage et parfumée sur le groupe de lys sans odeur ni saveur. Avant son départ, Pierre, son père, l’avait mise en garde contre les jalousies et les médisances que sa différence ne manquerait pas d’engendrer. La jeune fille avait tellement envie de ce voyage à Paris qu’elle n’avait pratiquement rien écouté, passant son temps à chercher des arguments pour vaincre la résistance de celui qu’elle chérissait tant.
L’un des effets du voyage en Russie était cet amour décuplé qu’elle ressentait pour celui qui lui avait tant donné. Une autre conséquence était la paix qui régnait désormais sur le domaine ; plus une seule dispute n’avait éclaté entre Marie et Anissia. Bien au contraire, une véritable complicité les unissait maintenant au point que Pierre avait parfois du mal à imposer ses vues.
Quand Marie de Nanteuil, la femme de son cousin François, avait proposé d’emmener celle qui portait le même prénom qu’elle à la découverte de la capitale, Pierre avait commencé par refuser, effrayé par le jeune âge de sa fille et par l’éloignement. 
Son cousin et sa femme avaient pourtant su le rassurer et quand Anissia et Marie avaient fait front commun pour le convaincre que la jeune fille ne courrait aucun risque et qu’il était temps pour elle de découvrir le monde, il avait cédé. Tout comme il céderait pour le voyage en Russie, Marie en était sûre. 
Elle avait commencé par convaincre Anissia, en lui expliquant que dans un an, elle aurait juste le même âge que celui auquel elle-même avait fait la connaissance de Piotr et décidé de prendre sa vie en main en se lançant dans les affaires. Si Anissia s’était réconciliée avec son passé, acceptant par exemple de parler de nouveau russe, ni elle ni Pierre n’envisageaient de refaire le voyage. Pourtant la présence de Sacha et le fait de savoir qu’aucune mauvaise surprise n’attendrait sa fille avait fini par décider la belle Mme de Fronsac. En ce qui concernait Pierre, Marie comptait surtout sur la force de persuasion de son parrain pour emporter la décision finale.
En effet, à la surprise générale, Alexandre Ivanovitch avait décidé de repartir pour la France en même temps que Marie et sa famille. Laissant derrière lui son passé et sa famille, le jeune homme avait repris ce qui était devenu sa vie : voyager pour ses affaires. Il n’avait pas pu se résoudre à redevenir l’héritier, à retrouver une existence de grand propriétaire terrien. Une vie d’une intense tranquillité, dépourvue de problèmes financiers mais manquant aussi cruellement d’imprévus, de défis à relever, de voyages, d’exaltation … Bien évidemment, il ne s’interdisait pas de retourner en Russie et avait même décidé de venir rendre compte en personne à Piotr de l’évolution de leurs affaires une fois tous les deux ans.  
Conscient de l’amour que sa filleule portait à ce pays qui était aussi un peu le sien, il lui avait proposé de l’accompagner lors de son prochain voyage. A charge pour elle de convaincre ses parents. Pour l’heure, il se trouvait en Italie, à Florence, là où le destin, ou plutôt la volonté de Piotr avait envoyé Sonia et lui à sa suite. La ville avait enchanté le cœur des deux amoureux et dès qu’ils l’avaient pu, ils y avaient construit une partie de leur vie. Veuf depuis de longues années maintenant, Sacha n’en continuait pas moins de maintenir vivante la flamme de leur amour dans les deux villes où Sonia et lui avaient vécus ; Paris où se trouvaient les principaux bureaux de la compagnie de Piotr et Florence.
Marie avait donc un an devant elle pour convaincre ses parents de la laisser partir pour plusieurs mois, six peut-être. Ce séjour de quelques semaines chez sa cousine s’avérait être la meilleure des préparations à cette future séparation. Elle devait bien se l’avouer également ; l’éloignement de la maison familiale lui convenait en lui permettant de se sentir plus libre lors des multiples occasions de se divertir qui se présentaient à elle. Pour l’instant, le quintette venait de marquer une pause et la jeune fille comprit que les musiciens étaient en train de laisser les jeunes gens se retrouver avant le début du bal.
Instinctivement, elle tourna les yeux vers la porte ; parmi la dizaine d’hommes qui se trouvaient déjà là, elle reconnut trois de ses soupirants les plus assidus : le Vicomte de Breteuil, le Comte de Senlis et le marquis du Breuil. Perruques poudrées et bouclées, habits ornés de nœuds de satin et chaussures ridiculement pointues ; les deux premiers ressemblaient à tout ce qu’elle était tentée de fuir en temps normal. Prétentieux, sûrs d’eux, plus préoccupés de leur apparence que des gens qui les entouraient, ils lui inspiraient tantôt du mépris, tantôt de la pitié, tantôt une certaine forme de répugnance. Seulement, Marie était à Paris pour profiter de la vie et ces deux hommes étaient aux petits soins pour elle. Jeunes, plutôt bien faits de leurs personnes, il était agréable d’être vue en leur compagnie et elle prenait plaisir à jouer avec eux à l’amour galant. 
Il en allait tout autrement avec le marquis du Breuil ; plus vieux que les deux autres, il possédait l’assurance que donne l’approche de la trentaine et ne s’en laissait plus conter. Bien au contraire, sous les vêtements de l’homme de Cour, Marie devinait un corps rompu à toutes sortes d’exercices physiques et derrière le sourire affable qu’il affichait volontiers, une volonté de fer. 
Avec lui, il n’était nullement question de marivaudage ; il y avait bien plus de sérieux et d’autorité que de légéreté dans la façon dont il l’enlaçait. Les yeux d’un brun intense qu’il posait sur elle se faisaient impérieux et Marie comprenait aisément que sa réputation de séducteur n’était pas usurpée. Les autres badinaient, lui faisant des compliments pour le simple plaisir de la conversation, lui, lui faisait sentir à quel point il la désirait. 
Car c’était bien de cela qu’il s’agissait ; Joachim de Bellefont, marquis du Breuil avait de multiples maîtresses mais concentrait tous ses efforts, toute son attention sur une fille de quinze ans, presqu’une enfant encore ; une jeune vierge. Pour lui, Marie représentait un défi ; loin d’être l’une de ces jeunes oies blanches auxquelles il était habitué, béates d’admiration devant son titre ou sa prestance, elle gardait la tête froide et ne se privait pas pour le remettre à sa place. 
Pourtant, elle ne restait pas insensible à son charme, il le sentait bien à la façon dont elle rougissait parfois, rapidement, presque imperceptiblement, lors d’un contact un peu trop prolongé ou quand elle le cherchait du regard sans même s’en rendre compte. Séduite peut-être mais bien décidée à résister. Le marquis ne cessait de se demander d’où pouvait bien venir une telle détermination, une telle force ; d’une éducation provinciale sans doute, de principes moraux bien intégrés, éventuellement d’une volonté d’indépendance comme il en avait parfois rencontrée …
Jamais il n’aurait pu deviner que ce qui maintenait Marie hors de sa portée était un souvenir vieux de presque cinq ans. Des yeux d’un bleu profond se posant sur elle, des bras solides l’enserrant tendrement, un chaste baiser déposé sur ses lèvres closes ; l’instant où Wladimir était reparti d’Oblodiye était à jamais gravé dans le cœur de la jeune fille. Prise dans le tourbillon des jours précédant et suivant le mariage d’Amaury Ivanovitch et de Nina Nikolaïevna, Marie avait à peine vu passer le temps et malgré tous ses efforts pour profiter au maximum de la présence du jeune homme son départ l’avait bien plus profondément perturbée qu’elle n’aurait pu l’imaginer. 
L’été avait rapidement pris fin et les voyageurs étaient repartis au milieu de l’automne dans un curieux mélange d’émotions ; joie de s’être retrouvés, d’avoir fait la paix avec le passé, déchirement d’une nouvelle séparation, de l’évidence du temps qui passe inexorablement. Chacun avait vécu le départ de façon différente, comme un adieu définitif après une mise à plat du passé pour Pierre et surtout Anissia, un choix douloureux mais mûrement réfléchi pour Sacha, un déchirement pour Vania et une surprise pour Andreï qui devenait l’héritier en titre … Marie était restée à l’écart, laissant les adultes gérer au mieux leurs émotions. Pour elle, les choses étaient en quelque sorte plus simples ; son très jeune âge l’autorisait à penser qu’elle reviendrait un jour, que cette séparation n’était pas un adieu. 
Pour autant, certains instants n’en avaient pas été moins douloureux ; dire au revoir à Piotr ou bien encore à Liova par exemple c’était avéré extrêmement éprouvant. La fillette en larmes, s’était réfugiée dans le fond du carrosse et n’avait pratiquement rien mangé pendant deux jours. Puis, peu à peu, la raison avait fait entendre sa voix et elle s’était calmée. « Macha, tu seras toujours ici chez toi à Oblodiye et je suis sûr que tu reviendras me voir un jour. Ne tarde pas trop car je me fais vieux. »
« Ne pleure pas, Machenka. Tu es jeune, tu as toute la vie devant toi. Tu reviendras me voir, plus longtemps cette fois. Sinon, c’est moi qui viendrais. »
« Princesse, viens là. Ecoute-moi, je te promets, tu m’entends ? Je te promets que nous nous reverrons. »
« Dîtes-moi, est-ce ce visage chiffonné que vous voulez me voir garder comme souvenir de vous ? Allons, Marie, soyez la jeune fille courageuse qui a osé m’affronter. N’avez-vous pas encore compris que la Russie fait partie de votre vie depuis toujours et pour toujours ? Vous reviendrez, c’est l’évidence même. »
Les encouragements de tous l’accompagnaient pendant le voyage et le souvenir de leurs voix et de l’évidente tendresse qui les faisait toutes vibrer la consolait lentement mais surement. Les péripéties du voyage avaient fait le reste et une fois de retour dans le château familial, Marie avait apprécié chaque instant de sa nouvelle vie, l’esprit tranquille, heureuse d’avoir obtenu les réponses à ses questions. 
Elle n’avait pourtant jamais pu se défaire de l’intense désir de retourner en Russie et comprenait parfaitement que, parmi tous ceux qu’elle souhaitait y retrouver, Wladimir occupait une place bien à part. Elle était bien consciente qu’il avait cinq ans de plus qu’elle et qu’elle n’occupait certainement pas autant d’espace dans son esprit que lui dans le sien. Sa beauté, son charme, sa prestance, son uniforme, tout devait lui garantir de nombreuses conquêtes féminines. Le cœur de Marie se serrait à cette pensée mais elle avait trop de lucidité pour vouloir s’aveugler en niant l’évidence.
En ce qui la concernait, elle savait qu’elle ne se donnerait qu’à lui ou à quelqu’un qu’elle jugerait à sa hauteur, quelqu’un qui la séduirait à la fois par son physique, sa classe naturelle mais aussi par le respect qu’il lui montrerait. Et c’était sans doute cela qui la retenait face au marquis du Breuil ; il la désirait, la trouvait belle, intéressante mais digne de respect ? Rien n’était moins sûr. 
A défaut de savoir qu’il se battait contre le fantôme d’un prince russe, Joachim de Bellefont comprenait que son intelligence était sa meilleure arme. Il fut le premier à se porter à la hauteur de Marie et en profita pour la surprendre.
« Cher amour, réservez-moi votre dixième danse, voulez-vous ?
- Que … comment ? La …
- Dixième. Oui, belle dame. Je vous laisse d’abord à vos admirateurs. Je saurai vous attendre. »
Ce que le marquis ne disait pas c’est qu’ainsi il l’obligeait à penser à lui, en comptant les danses par exemple, pendant qu’elle serait dans les bras des autres … Ce qu’il taisait c’était qu’ainsi il passerait après les autres, qu’il aurait le dernier mot en quelque sorte, qu’il pourrait proposer une autre danse ou au contraire profiter d’un premier moment de fatigue pour l’entrainer vers un salon plus tranquille.  
Amusée par l’originalité de la demande, Marie accepta immédiatement. Elle continua de sourire en voyant ses deux autres soupirants s’approcher en essayant de comprendre pourquoi le marquis se retirait en leur laissant visiblement le champ libre.
Quelques dizaines de minutes plus tard, elle souriait toujours, aux dépens du marquis cette fois-ci. Il venait de lui affirmer qu’elle finirait bien, tôt ou tard, par succomber à son charme et que pour commencer elle ne pouvait pas refuser de l’accompagner le lendemain au bal de la Comtesse de Verneuil. La réponse le laissa sans voix :

« Je repars demain à la première heure, Monsieur. » 

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