vendredi 1 janvier 2016

DEUXIEME PARTIE  CHAPITRE 2 : L’INCENDIE

Le voyage depuis Paris avait été interminable. La voiture elle-même, le coche qui reliait Paris à Bordeaux, était une véritable torture ; chaque ornière de la route était répercutée jusque dans les banquettes de cuir. Ensuite, alors qu’à l’aller la présence de deux jeunes couples avait permis une conversation légère, à la fois enjouée et fluide, au retour l’ambiance était plutôt fraîche. 
Une grosse femme, épouse d’un marchand de drap de la capitale, ne cessait de reprendre sa fille, adolescente ingrate et encombrée par son propre corps. Un temps amusée par le contraste formé par ce curieux couple, Marie s’était vite lassée des perpétuelles récriminations de la mégère.
A Tours, s’étaient joints à leur groupe un homme et une femme d’âge mûr qui se rendaient au mariage de leur fille à Bordeaux. Tout d’abord aimable, l’homme était vite devenu pesant et ses compliments ainsi que ses regards lourds de désir avaient fini par mettre Marie très mal à l’aise. A cela s’étaient rapidement ajoutés les regards glacials de la femme, mortifiée par cette nouvelle démonstration du sans-gêne de son époux.
Marie avait dû se résoudre à faire semblant de dormir, sachant bien qu’elle ne pouvait compter sur Jeanne, la jeune bonne qui l’avait accompagnée à Paris, pour tenir une conversation intéressante. Tout d’abord, avant ce voyage, Jeanne n’était jamais sortie de son village ou du château, ce qui limitait déjà les sujets pouvant être abordés et ensuite Marie souhaitait éviter le plus possible de parler de sa vie privée.

Ce fut donc avec un soulagement bien réel qu’elle descendit à Poitiers. Avant son départ, Pierre s’était mis d’accord avec le vieux Louis, un de ses métayers ; après le marché l’homme ramènerait Marie jusqu’au château. La jeune fille n’eut aucun mal à trouver le marchand, trônant au milieu de ses choux et de ses salades. Les halles bourdonnaient des allées et venues des uns et des autres, bruissant de mille conversations, ponctuées de rires ou d’altercations ; Marie comprit qu’elle ne trouverait pas là le calme auquel elle aspirait après son long voyage. 
Elle décida donc d’aller flâner dans les ruelles qui entouraient la cathédrale Notre-Dame la Grande. Elle aimait infiniment ces maisons à colombages, ces rues pavées, ces petites échoppes sombres. Après une longue halte à l’hôtel Fumé, elle retrouva le vieux Louis et grimpa avec bonheur dans sa charrette.
Assise au milieu des courges, des carottes et des navets invendus, Jeanne somnolait pendant que Marie guettait au détour du chemin, un village, un vallon, un ruisseau … Peu à peu, elle se rendait compte à quel point elle aimait cette campagne, SA campagne. C’était comme si son séjour à Paris par l’éloignement qu’il lui avait imposé lui permettait de mieux voir ce qu’elle ne percevait plus à force de l’avoir sous les yeux en permanence.
Tout comme son séjour en ville lui permettait de mieux apprécier la campagne, le fait de vivre entourée d’étrangers lui rendait encore plus nécessaire la présence de ses parents et c’était donc avec une hâte non dissimulée qu’elle attendait d’apercevoir les tours du château. 

La première chose qu’elle vit, juste après le vallon des Ouches, ce fut la fumée. Noire, épaisse, elle s’élevait dans le ciel comme un mauvais présage.
Le vieux Louis aussi avait compris, il ne cessait de lui jeter des coups d’œil inquiets tout en pressant son cheval. Il ne restait plus que quelques tournants et le chemin leur découvrirait la vérité. Pour l’heure, la route montait, colline après colline, vers le village de Souché d’où l’on avait une vue plongeante vers La Vesne, la rivière qui longeait la demeure familiale.
Dès que les premières maisons du village furent en vue, les trois occupants de la charrette comprirent qu’un cauchemar absolu s’était abattu sur le château. Un malheur qui avait atteint le village ; au milieu de l’odeur âcre qui prenait à la gorge, des paysans allaient et venaient, l’air hagard, hébété, de toute évidence sous le coup d’un énorme choc. 
Dès qu’ils aperçurent Marie dans la charrette du vieux Louis ; trois hommes se précipitèrent à sa rencontre.
« Non, Demoiselle, n’y allez pas ! Restez ici ! Un grand malheur est arrivé. 
- Il ne faut plus avancer. Il n’y a plus rien à faire. 
- Mais qu’est-ce que vous racontez ? Laissez-moi passer ! Je dois aller retrouver mes parents.
- Ils sont tous morts, Mademoiselle. Tous. Vos parents, vos sœurs, les domestiques, tous …
- C’est faux ! Vous mentez ! Lâchez-moi ! »
Il avait été impossible aux trois hommes de retenir Marie ; à vrai dire, elle était la fille du maître, la petite demoiselle du château, on ne pouvait pas la retenir de force. 

Echappant à leurs mains, elle était parvenue à descendre de la charrette et s’était ruée vers la place du village. C’était de là, à côté de la fontaine et de l’abreuvoir pour le bétail, qu’elle l’avait découvert : le squelette toujours fumant du château. Tout avait commencé à tourner autour d’elle ; la fumée, tous morts, le château là-bas … C’était Jean, le fils de la Mathilde, la fermière qui fournissait sa famille en volailles qui l’avait rattrapée avant qu’elle ne tombe.
Les autres vinrent l’aider et à trois ils parvinrent à l’arracher au sinistre spectacle avant de la conduire chez la fermière. Anéantie par ce qu’elle venait de voir et par l’horrible vérité qui peu à peu se faisait jour dans son esprit, Marie se laissait faire, telle une somnambule. Elle accepta sans broncher de s’asseoir et même d’avaler un peu de vin coupé d’eau avant de retrouver assez d’énergie pour poser la première des questions qui se bousculaient dans son esprit.
« Il faut retourner au château. Il y a sûrement encore des gens à sauver. Pourquoi ne faîtes-vous rien ? 
- Maîtresse, il n’y a plus rien à faire. Le château a brûlé toute la journée. Nous n’avons rien pu faire et …
- Pour empêcher le château de brûler, je comprends mais … mes parents, mes sœurs …
- On les a tous retrouvés dans la cuisine au rez-de-chaussée.
- Dans la cuisine ? Mais … mais je ne comprends pas, il y a deux grandes fenêtres, ils auraient pû s’échapper. Que …
- Ils étaient tous morts avant l’incendie, Maîtresse. »
C’était la toute petite voix d’un enfant qui venait de s’élever dans la pièce. Les adultes s’écartèrent et Marie aperçut le petit Toinet, le dernier né de Mathilde qui du haut de ses sept ans rendait déjà quelques menus services en apportant les volailles ou les légumes au château. 

« Comment … comment peux-tu dire une chose pareille, Toinet ? Ça n’a pas de sens, voyons !
- Je les ai vus. Tous morts. Les trois servantes, Louise, la cuisinière et son aide et les valets aussi et Jacques, le cocher et … »
Le petit garçon ne put achever, la voix brisée par les sanglots. Ce fut Jean, son frère, qui reprit à sa place.
« Maîtresse, il faut nous croire même si c’est difficile. Hier, à peu près à cette heure-ci, six hommes ont traversé le village au grand galop. L’Emile et moi, nous étions sur la place … la vérité, Demoiselle, ils nous ont fait froid dans le dos. A nous et aux femmes qui se trouvaient un peu plus haut au lavoir. Tous habillés de noir, des pieds à la tête, un grand manteau, des bottes, un chapeau enfoncé sur les yeux. Et puis, ils n’ont même pas ralenti en traversant le village. Ils ne ressemblaient pas du tout aux gens que vos parents fréquentaient habituellement. Enfin, bon, ce n’étaient pas nos affaires. Comme on ne les a pas vus repartir, on a pensé qu’après tout, peut-être bien que votre père les attendait et qu’il était prévu qu’ils dorment là. 
- On a commencé à se poser des questions ce matin. D’habitude, on voit la Louise ou la petite Manon, son aide aller et venir … les volets s’ouvrir … enfin le château se réveiller. Et là, rien. Alors, on a décidé d’envoyer le Toinet, voir s’il fallait des légumes ou autre chose. Juste aux cuisines. Pour ne pas déranger. Au bout d’une heure, il n’était toujours pas revenu. Alors … »
Cette fois, c’était Mathilde qui était obligée de s’interrompre. Jean intervint de nouveau. Marie, se taisait, son esprit oscillant au bord de la folie.
« Alors nous avons fait le tour des maisons du village, nous avons rassemblé les hommes et nous y sommes allés. Nous étions une vingtaine, armés de fourches, de couteaux, de tout ce qui nous était tombé sous la main. On avait compris qu’un malheur était arrivé et que les cavaliers y étaient sûrement pour quelque chose. On commençait à descendre vers le château quand on a vu les flammes. Elles sont parties de plusieurs endroits à la fois, à tous les étages en même temps en fait. Juste après, ils sont sortis. Ils étaient cinq, ils ont couru vers l’écurie où le sixième les attendait avec les chevaux sellés. Quand ils sont partis à cheval, ils nous ont vus mais ils savaient que nous ne pourrions rien faire, ils ont poursuivi leur chemin. Nous, on a couru de toutes nos forces. Dès qu’il nous a entendus, Toinet est sorti de sa cachette. Il était dans la resserre, derrière une pile de bois. C’est lui qui nous a dit pour … pour la cuisine. »
Réconforté par sa mère, Toinet avait cessé de pleurer et voyant Marie le chercher instinctivement du regard, en quête de la fin de l’horrible histoire, il reprit de lui-même.
« Quand je suis arrivé au château, j’ai entendu des voix dans la cuisine. C’étaient les hommes en noir. Ils parlaient comme … comme vous.
- Comme moi ?
- Oui. Quand vous parliez à votre maman. Je … je vous ai entendues parfois. Avec votre parrain aussi. 
- Russe. Ils parlaient russe ? Tu es sûr ?»
Marie avait presque crié sous le coup de la surprise ; le regard de Toinet vacilla ; il voulait si bien faire, il avait tellement honte d’être resté là, terrifié, paralysé par la peur. Il ne voulait pas se tromper … mais Marie se reprenait.
« Pardon, Toinet, je suis désolée d’avoir crié. Je te crois. Dis-moi ce que tu as vu. 
- Je ne voulais pas déranger. Je me suis caché derrière le laurier à côté de la fenêtre et … et j’ai regardé doucement. C’était … c’était horrible. Il y avait du sang partout. Je …
- Ils avaient tué … tout le monde ? C’est ça ? Je comprends, tu as dû avoir très peur.
- Oui. Enfin, non. Enfin, j’ai eu très peur, je … je ne pouvais plus bouger. J’aurais pu les sauver. »
Consciente de l’émotion qui submergeait le petit garçon, Marie maîtrisait la sienne afin de ne pas le brusquer.
« Qui, Toinet ? Qui aurais-tu pu sauver ?
- Vos parents et vos sœurs, Demoiselle. Les hommes les avaient attachés et ils les menaçaient avec des couteaux. Des couteaux pleins de sang.
- Le sang des domestiques. Eux, ils les avaient tous tués, n’est-ce pas ?
- Oui, Maîtresse. 
- Qu’est-ce qu’ils disaient ? »
Dès que la question avait franchi ses lèvres, Marie s’était bien sûr rendu compte de l’impossibilité pour Toinet d’y répondre et pourtant …
« Ils parlaient de vous, Demoiselle.
- De moi ? Mais …
- Maria Petrovna. Maria Petrovna. Ils répétaient ça tout le temps. Et votre père, il … il disait non, non. Et … et après, ils … ils ont … ils ont égorgé Mademoiselle Justine. Après, je ne sais pas. »

Marie s’était levée, précipitamment. Elle avait juste eu le temps d’atteindre la porte avant de se mettre à vomir. Pendant de longues minutes, elle fut secouée de spasmes, tentant d’évacuer toute l’horreur et la tension de ces dernières minutes en même temps que le contenu de son estomac. Finalement, la vie reprit le dessus et la jeune fille retrouva assez de courage pour écouter la fin de l’histoire. De nouveau ce fut Jean qui prit la parole.
« Après, Toinet est allé se cacher dans la resserre. Quand il nous a raconté son histoire, nous sommes tous entrés dans la cuisine. Il était trop tard, tout le monde était mort. Les hommes y avaient déjà mis le feu ; celui-là, nous avons réussi à l’éteindre mais le temps que nous sortions tous les corps sur la pelouse, les flammes des étages avaient atteint l’escalier et nous avons dû partir. Il n’y avait plus rien à faire.
- Ma famille … où sont-ils ?
- Dans la grange du père François, Maîtresse.
- Je veux les voir.
- Mais, Demoiselle … »
Une fois de plus, il fut impossible de retenir la jeune fille. Suivie de Jeanne qui jusque là était restée prostrée dans un coin de la pièce, elle se dirigea vers la maison du vieux François. Un attroupement semblait les y attendre ; certains évitaient soigneusement son regard, vaguement honteux de ne rien avoir pu faire, d’autres tentaient timidement de lui barrer le chemin, tous se découvraient humblement devant elle par respect à la fois pour la fille du maître qu’elle était toujours et pour le chagrin qui l’accablait. La jeune fille n’avait pas l’intention de se laisser faire et commençait à écarter sans ménagements le petit groupe quand quelqu’un fit de même depuis l’intérieur de la grange. Ce fut ainsi que Marie se trouva soudain face au Docteur Legrand. 

Loin de la caricature des médecins de Cour qu’elle avait eu le temps de côtoyer, le praticien allait vêtu le plus simplement du monde ; sans perruque, les cheveux au vent, les souliers et parfois même les bas crottés, il ne se souciait que de ses patients. Pierre de Fronsac avait été l’un d’entre eux, bien plus que cela même, un ami presque. Aussi le médecin n’hésita-t-il pas une seconde, il attira la jeune fille dans ses bras.
« Marie, je suis … je suis bouleversé par ce qui vous arrive. Vos parents étaient des gens merveilleux. Je … les femmes du village auront bientôt fini.
- Fini, quoi ?
- C'est-à-dire … fini … Disons que vous pourrez bientôt voir vos parents. Avant vous allez venir avec moi et avaler un peu du calmant que j’avais préparé à tous hasard pour les gens d’ici. Ensuite, vous viendrez chez moi. Anne, ma femme, s’occupera bien de vous et moi, je vous aiderai pour … pour tout ce qu’il y aura à faire ; l’enterrement, le notaire … 
- Oh, Monsieur, je … croyez bien que j’apprécie mais … les gens ne vous ont-ils pas dit ? Ce n’était pas un incendie. Ces hommes … c’est moi qu’ils cherchaient. Ils vont revenir. Ils … je ne veux mettre personne en danger. Je …
- Plus tard, Mademoiselle. Nous verrons plus tard. Venez maintenant. »



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