jeudi 7 janvier 2016

LE BARINE ET LE MOUJIK DEUXIEME PARTIE CHAPITRE 5 : LE COMTE KIRINSKI N' EST PAS CONTENT


      
     Le lendemain, Pavel et Mikhaïl se mirent en route à l'aube afin de prévenir le comte que sa fille se trouvait à Orenbourg. Tatiana fit la grasse mâtinée et, fort satisfaite de la façon dont elle était accueillie au château, profita au maximum du confort de sa chambre. Elle ne descendit au salon que peu de temps avant le déjeuner et eut alors la mauvaise surprise d'y découvrir son père.
     Le comte, qui venait lui même d'arriver, était hors de lui devant l'inconduite de sa fille. Il ne cessait de dire à Vania que sa fille aurait pu s'acheminer vers ses propres terres où ses moujiks se seraient chargé de la reconduire chez elle plutôt que d'importuner ainsi des voisins.
     Vania lui répétait qu'il n'y avait aucun problème, que c'était un plaisir pour lui que de revoir Tatiana, que l'orage était probablement plus impressionnant que le comte ne le pensait et que Tatiana s'était tout de même foulé la cheville.
     Mais l'intendant du prince Pavelski comprenait que le comte, soit parce qu'il connaissait le caractère curieux et fantasque de sa fille mieux que personne, soit parce qu'il se sentait mortifié qu'elle ait fait appel à un ancien voleur de poules, ne trouvait pas l'excuse de la cheville convaincante.
     Dès que sa fille parût devant lui, sa fureur redoubla et Vania en vint même à penser qu'il allait la frapper séance tenante. Mais, s'il y avait une chose que le comte Kirinski savait faire c'était de sauvegarder les apparences. Il ne pouvait décemment pas se donner en spectacle devant des étrangers. Il se contint donc et ce fut d'un ton fort calme qu'il lui annonça qu'elle serait fouettée le soir même pour son inconduite.
     Vania tenta d'intercéder en faveur de la jeune fille, d'abord parce que c'était en quelque sorte son devoir d'hôte mais surtout parce qu'il avait du mal à supporter l'idée que l'on veuille briser une telle spontanéité et une telle fougue.
     L' heure du déjeuner était arrivée, et les servantes attendaient les ordres; Vania continua donc à jouer son rôle d’amphitryon et convia le comte et sa fille à déjeuner arguant que s'ils s'obstinaient à refuser, ils n'arriveraient de toutes façons que peu de temps avant le souper et qu'une journée passée ainsi n'était guère souhaitable.
     Le comte aimait la bonne chère et la perspective évoquée par Vania l'effraya au plus haut point et lui fit surmonter les réticences qu'il éprouvait à déranger ses voisins selon ses dires, à partager le repas de domestiques selon certains de ses préjugés encore tenaces.
     On s'installa donc autour de la table. Vania, Natacha et les deux servantes qui devaient faire le service, Olga et Irina; tout le monde était très nerveux. Cependant, la vodka aidant, le comte commença peu à peu à se détendre.Tatiana qui s'était prudemment fait oublier pendant un temps, en profita pour poursuivre l'objectif qu'elle s'était fixé en venant ici. L'étape suivante consistait à faire comprendre certaines choses à son père, elle adressa son plus beau sourire à Vania :
     - Monsieur, je sais que je me suis montrée déjà bien curieuse...
     Elle évita soigneusement le regard de son père et poursuivit :
     - Mais, j'ai entendu dire que Sa Majesté vous avait anobli et que vous possédiez maintenant vos propres terres.
     Le comte faillit s'étrangler, comment sa fille pouvait-elle connaître autant de choses qu'il ignorait ? La nouvelle si l'intendant la confirmait, était de nature à faire changer d'avis un bon nombre de personnes sur sa situation; il deviendrait tout à fait fréquentable. Vania sembla lire dans ses pensées :
     - Vous avez raison, Mademoiselle, je suis moi aussi un barine... ceci devrait aider à faire disparaître pas mal de plumes de poules de la mémoire de certaines personnes.
     Le comte faillit s'étouffer cette fois, l'attaque était feutrée mais elle visait bel et bien à rappeler au comte que certains de ses amis s'étaient montrés plus qu'insultants envers Vania. Il se devait de répondre :
     - Il est vrai que je vous dois des excuses pour l'inconduite de certains de mes invités lors de cette malheureuse soirée d'il y a plus de deux ans. Je n'avais pas encore eu l'occasion de vous voir depuis.
     - Tout est oublié, Monseigneur, nous ne pouvons être responsables de tout et de tous, et puis cette soirée a définitivement guéri Son Altesse de sa passion pour les cartes. Qui sait si sans cela, il aurait obtenu le pardon de son auguste cousin ?
     Natacha jugea le moment opportun pour pousser son avantage un peu plus loin :
     - Monsieur, pourriez- vous montrer à mon père cette si belle médaille qui appartenait au Tsar et qu'il vous a confiée?
     - Mademoiselle, je ne pense pas que...
     Mais voyant l'air intéressé du comte et les yeux suppliants de Natacha, il s’exécuta. Impressionné, le comte comprit enfin où voulait en venir sa fille :
     - Monsieur, je suis votre débiteur pour ce repas et pour l'aide que vous avez apporté à ma fille. J'aimerais également vous faire oublier le mauvais souvenir que vous avez gardé de votre dernier séjour chez moi. Accepteriez-vous de venir déjeuner au château dans huit jours? J'aimerais vraiment que nous repartions sur de bonnes bases.
     Vania savoura ce moment qui avait un petit goût de vengeance ou du moins de revanche. Mais il se devait de rester réaliste, anobli ou pas, il n'était pas de leur monde, ne le serait jamais et ne le souhaitait même pas.
     - Je suis plus qu'honoré de cette invitation, Monseigneur, j'en suis profondément heureux mais je ne me sens pas de taille à affronter de nouveau un déjeuner mondain sans la présence de Son Altesse.
     - Affronter ! Comme vous y allez, Monsieur ! Puisque je vous dis que c'est pour nous l'occasion de changer tout cela. Venez, je vous en prie, sinon je croirai que vous m'en voulez toujours.
     Quand à Tatiana c'étaient ses yeux qui suppliaient Vania depuis un long moment. Celui-ci se tourna vers Natacha qui n'avait pas dit un mot depuis le début de cette discussion et il comprit qu'elle ne l'accompagnerait surement pas mais qu'elle l'encourageait à prendre à la fois un peu de bon temps et une petite dose de revanche. Il finit donc par accepter pour la deuxième fois de sa vie l'invitation du comte Kirinski.


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