LE BARINE ET LE MOUJIK  CHAPITRE 9 : LE PRINCE PAVELSKI

     Un mois après cette aventure, Son Altesse le prince Pavelski, oncle du Tsar de toutes les Russies, rentrait chez lui après un déjeuner mondain qui avait traîné en longueur. Il faisait presque nuit, car l'automne était déjà arrivé et le vent se faisait froid, ce qui poussa le prince à accélérer le pas. Il avait renvoyé son carrosse, préférant marcher pour s'éclaircir les idées après ce repas trop copieux. Seuls deux de ses valets le suivaient à pied aussi, car les rues de Moscou n'étaient pas renommées pour leur sécurité à la tombée de la nuit.

     Dès qu'il eut pénétré dans son immense palais, une armée de serviteurs se précipita vers lui, et en quelques minutes il se retrouva débarrassé de sa pelisse, installé dans son bureau avec un thé bien chaud et le courrier du jour. Parmi les divers plis qui se trouvaient devant lui, un, surtout, attira immédiatement son attention; il venait d'Orenbourg !

     Le prince s'en empara, bien plus avide de nouvelles qu'il ne l'admettrait jamais. Il tomba d'abord sur le bilan comptable que lui adressait son fils Nikolaï. Il décida de commencer par là, se réservant le plaisir de la lettre pour plus tard. C'était un bilan important car cela faisait un an que son fils avait pris en main la propriété en lieu et place du comte Kourov, l'intendant qui s'était toujours chargé de gérer le domaine. Quand Nikolaï était arrivé là-bas, le comte était resté auprès de lui quelque temps afin de lui faire redécouvrir le domaine et de lui expliquer son fonctionnement tout en lui montrant son bilan. Puis, il était reparti pour Moscou, rappelé par le prince qui lui avait confié la charge d'un autre de ses domaines. A l'occasion, il avait montré au prince son bilan, ce qu'il réservait d'ordinaire au seul propriétaire du domaine : Nikolaï.

     Le prince avait ainsi un bon élément de comparaison, et il fut agréablement surpris de constater que les résultats étaient au moins aussi bons voire même meilleurs dans certains domaines. Nikolaï semblait avoir eu plusieurs bonnes idées. Un bon point pour Nikolaï qui semblait comprendre que pour pouvoir dépenser de l'argent, il fallait d'abord le gagner. La partie concernant les moujiks était fort intéressante, aucun achat ni aucune vente, une belle stabilité agréable au prince. Dans la liste du personnel du château lui même, le prince découvrit des nouveautés : le nom des domestiques figurait à côté de leur fonction, sans oublier celui du nouvel intendant dont le prince avait déjà parlé avec le Tsar lui même. Une petite dernière ligne mentionnait un certain Piotr, sept ans.

     Intrigué, le prince passa à la lettre, le ton en était tout aussi respectueux que celui des précédentes, et semblait moins désespéré, comme si Nikolaï abandonnant la révolte des premiers temps avait commencé à se poser des questions sur l'utilité de la punition. Comme à chaque fois, il jurait avoir changé, mais le prince le prit au sérieux cette fois-ci. On sentait que le jeune homme ne disait pas ça parce qu'il savait que c'était ce que l'on attendait de lui, mais parce qu'il commençait à penser autrement.

     Pour appuyer ses dires, il racontait à son père certaines de ses conversations avec Vania, et parlait des questions qu'elles l'obligeaient à se poser. Au début quand Sa Majesté lui avait parlé de la curieuse demande de Nikolaï à propos de Vania, le prince s'était interrogé sur l'influence que ce voleur de poules pourrait avoir sur son fils. La première lettre après l'arrivée de Vania l'avait un peu rassuré, et depuis il suivait leur évolution mutuelle avec une curiosité amusée et admirative.

     La lettre se terminait par l'émouvante histoire du petit Piotr et par la demande habituelle de Nikolaï implorant une réponse. Jusqu'à présent, le prince lui avait refusé cette faveur, essayant ainsi de lui montrer par là qu'il n'était pas convaincu de son changement. Pour la première fois, il prit sa plume et rédigea un mot très bref : "Tu sembles enfin sur la bonne voie ".