dimanche 10 janvier 2016

LE BARINE ET LE MOUJIK DEUXIEME PARTIE CHAPITRE 31 : LE DUEL



     Le lendemain, les témoins du prince Oblonski se présentèrent chez Nikolaï et furent reçus par deux des amis de celui-ci qui s'étaient proposés de l'assister dans ce duel.
     Nikolaï était auprès de Tatiana qui s'était alitée en rentrant de l'affreuse réception et qui n'avait pas réussi à se lever depuis. Le médecin, appelé par Nikolaï, les avait rassurés quant au sort de l'enfant à venir mais avait recommandé le repos.
     Le prince réussissait à faire avaler de temps en temps à Tatiana une poudre qui la calmait et lui permettait de supporter l'angoisse du duel à venir. Afin de lui épargner de souffrir en repensant à la scène de la veille, il décida d'éloigner Milena dès son réveil. Pénétrant dans le boudoir de sa femme, il s'agenouilla près du petit lit qui y avait été dressé pour elle :
     - Milena chérie, je voudrais que tu viennes avec moi.
     L'enfant était déjà éveillée depuis quelques instants, mais entendant beaucoup d'allées et venues dans la chambre de sa maîtresse, elle n'avait pas osé sortir. Elle vit l'inquiétude dans les yeux de Nikolaï et l'angoisse la reprit :
     - Oui, Maître.
     Nikolaï eut un petit sourire triste :
     - Milena, je t'ai demandé de ne plus m'appeler ainsi.
     Milena sortit de son lit, prit la main que lui tendait Nikolaï et en la portant à ses lèvres, se reprit :
     - Oui, Votre Altesse.
     Ils s'apprêtaient tous les deux à traverser la chambre de Tatiana en silence quand celle-ci se dressa sur son lit.
     - Kolia, Milena. Où ... où allez-vous ?
     Nikolaï ne sut quoi répondre mais Tatiana devina :
     - Non, Kolia, elle n'y est pour rien. Laisse la moi, je t'en prie. Elle me tiendra compagnie. Je t'en prie.
     Milena leva des yeux pleins de crainte vers Nikolaï.
    - Maître ... Altesse, est-ce que j'ai fait quelque chose de mal ?       
     Transpercé jusqu'au coeur par ce regard si semblable au sien, Nikolaï s'agenouilla et serra l'enfant contre sa poitrine.
     - Non, ma chérie, non. Bien sur que non.
     
     Puis il sortit retrouver ses témoins, il revint quelques instants plus tard, calme et même enjoué, et passa la journée avec Tatiana et Milena. Mais le soir il donna une double dose de somnifère à Tatiana et, quand elle s'éveilla, il était bien loin, sur un pré, une épée à la main.
     Il avait été convenu avec les témoins que le duel s'arrêterait au premier rang sauf avis contraire des combattants. Nikolaï et le prince Oblonski dos à dos comptèrent chacun dix pas puis se retournèrent. Nikolaï regretta de ne pas être allé à la salle d'armes l'hiver dernier; par la suite l'enlèvement de Vania, puis son propre mariage, son retour avec la présentation de Tatiana, tout cela l'avait trop occupé.
     Mais il avait confiance dans ces réflexes et se battit de son mieux. Le prince Oblonski était une fine lame mais son style, par trop académique, était prévisible. Par ailleurs, Nikolaï avait eu la chance de croiser le fer avec Pavel qui était l'originalité même. Il réussit donc à induire son adversaire en erreur en faisant semblant de se découvrir pour l'obliger à se fendre et le toucher au flanc.
     La blessure était assez profonde pour commencer à saigner abondamment mais pas assez pour mettre la vie du prince en danger. Les témoins crièrent  :
     - Premier sang, premier sang !
     Oblonski se coucha dans l'herbe sous l'effet de la douleur et fit signe qu'il abandonnait. Nikolaï se donna lui aussi pour satisfait, le duel fut terminé et l'affront considéré comme lavé: telles étaient les règles de l'époque.
     Nikolaï regagna son carrosse accompagné de ses témoins, de Vassili et de Dimitri. Il s'était dit que si quelque chose lui arrivait, le géant blond, lui, serait capable de le porter jusqu'à son carrosse.
    
     Tatiana hurla littéralement de joie, effrayant la petite Milena pendant un instant : le carrosse revenait et elle avait vu Nikolaï penché à la portière. Soulagée, elle se laissa retomber sur ses oreillers. Quelques minutes plus tard, Nikolaï pénétrait en trombe dans la pièce, puis, mettant une main sur les yeux de Milena, il embrassa sa femme avec fougue.
     A la demande de Tatiana, il raconta ses exploits mais la jeune femme en apprenant que le prince était toujours vivant sentit un frisson la parcourir :
     - Nikolaï, je n'aime pas ça.
     - Je n'y peux rien, ma chérie, c'est la règle du premier sang.
     - Kolia, promets moi d'être prudent, sors toujours accompagné de Dimitri, je t'en prie !
     - A une condition, Tania chérie, que tu ailles mieux.
     Pour toute réponse, Tatiana sortit de son lit et poussant Nikolaï dehors, lui dit :
     - Je dois m'habiller pour le déjeuner Dehors ! Monsieur !

     Le lendemain, Nikolaï était convoqué par le Tsar qui avait eu vent à la fois du scandale et du duel. Sa Majesté aurait voulu convoquer les deux combattants, mais le prince Oblonski était toujours alité. Devant l’inquiétude de Tatiana, Nikolaï s'était montré rassurant :
     - Tania, les duels sont autorisés et le Tsar sait qu'Oblonski a insulté Milena, il ne peut pas rester indifférent.
     - Sois prudent, Kolia, reste calme.
     Nikolaï promit et se retrouva quelques heures plus tard à genoux devant son auguste cousin.
     - Nikolaï Wladimirovitch ! Que signifie tout ceci ?
     - Majesté, les duels sont autorisés et puis il a insulté Milena!
     - Que les duels soient autorisés n'empêchent pas que les gens les plus hauts placés sont ceux qui doivent donner l'exemple de la modération ! Quant à cette fille, vous saviez qu'il y aurait des racontars, vous auriez dû la cacher à la campagne, en attendant de l'envoyer à Orenbourg.
     - Et lui faire à nouveau tout quitter, la terroriser pour plaire à des courtisans !
     - Ce n'est qu'une servante !
     - C'est votre cousine !
     Le Tsar resta sans voix devant tant d'insolence, puis, il se ressaisit :
     - Comment osez-vous ? Voulez-vous que je vous bannisse de nouveau ? Vous croyez-vous en position de provoquer ma colère ?
     Nikolaï était tellement furieux de voir que le Tsar refusait d'assumer ce qu'avait fait leur oncle, qu'oubliant toute prudence, il poursuivit :
     - Après tout, pourquoi pas, j'y serais avec ma femme, Vania et tous ceux qui se sont toujours montrés loyaux envers moi ! Loin de toute l'hypocrisie de cette Cour ! De tous ces gens qui me dégoûtent ...
     Il s'interrompit car le Tsar venait de le saisir par le col de sa chemise, l'obligeant à croiser son regard. Ils s'affrontèrent un instant, éclair vert contre éclair vert, puis Nikolaï se reprit:
     - Pardonnez moi ! Je suis désolé, Majesté ! Pardonnez moi!
     Le Tsar resta pensif un instant, mesurant sa part de responsabilité dans l'affaire et la bonne foi de Nikolaï, puis il lâcha le col de chemise de son cousin  pour s'emparer de son menton :
     - Je te pardonne, Kolia, mais ne recommence jamais ! Je sais que tu as raison en grande partie mais les choses ne sont pas aussi simples que tu le crois. Je vais réfléchir à la suite mais je t'ordonne de te faire discret.
     Profondément ému par l'emploi du diminutif et par le pardon du Tsar, Nikolaï lui baisa les mains avant de se relever et de se retirer.

     Il était sur le chemin du retour, Dimitri sur ses talons, quand il entendit une voix de femme qui suppliait :
     - Altesse, Altesse, par pitié ! 
     La voix venait d'une petite ruelle sur sa droite, sans hésiter une seconde, il s'y précipita, suivi de Dimitri. A peine y avait-il mis les pieds qu'un coup de feu retentit; Nikolaï fut projeté contre le mur avec une grande violence et quand il reprit ses esprits, ce fut pour découvrir Dimitri gisant à terre, l'épaule couverte de sang. Il comprit immédiatement que le géant blond venait de lui sauver la vie, et se pencha sur lui pour vérifier l'état de ses blessures. Il se relevait, rassuré, quand une douleur effroyable transperça son crâne le faisant sombrer dans l'inconscience. Un autre homme tapi dans l'ombre venait de surgir derrière lui, lui fracassant le crâne d'un coup de crosse. Il s'apprêtait à lui donner le coup de grâce quand des cris retentirent venant de la rue toute proche.
     Les trois hommes de main du prince Oblonski s'éloignèrent, presque certains d'avoir parfaitement rempli la mission qui leur avait été assignée : en finir avec Son Altesse Nikolaï Wladimirovitch Pavelski. Après leur départ, la jeune fille qu'ils avaient soudoyée pour attirer le prince dans le piège, s’approcha doucement des deux hommes qui gisaient toujours à terre. Des passants s'emparèrent d'elle, la police fut appelée, Dimitri se réveilla et ne voulut laisser à personne le soin de transporter son maître au palais.
    
     En arrivant, il fit transporter Nikolaï dans sa chambre et pendant que le médecin que quelqu'un s'était occupé d'envoyer au palais arrivait et que les servantes s'affairaient autour du maître qui gisait dans son lit au milieu d'une mare de sang, Dimitri se posta devant la porte.
     Tatiana, alertée par le remue-ménage, n'avait pas tardé à sortir de sa propre chambre où, sur les conseils de son médecin, elle se reposait tous les après-midis. Elle se précipita vers Dimitri et essaya d'entrer dans la chambre de Nikolaï, mais c'était comme si un mur l'en empêchait :
     - Ecarte toi, tu m'entends, laisse moi voir mon mari !
     - Non, Maîtresse, le maître me tuerait si je faisais ça ! Vous le verrez quand il ira mieux, le médecin est auprès de lui.
     Sans même se rendre compte que Dimitri était lui-même blessé,Tatiana, folle de rage et d'inquiétude tambourinait de ses petits poings sur la poitrine du géant qui supportait l'avalanche de coups avec patience, détournant seulement les plus agressifs. Hors d'elle, Tatiana hurlait :
     - Je te ferai donner le fouet, je te jetterai dehors !
      - Je le mérite, Maîtresse, mais je ne veux pas que vous voyiez mon maître pour l'instant !
     Puis, il ajouta avec douceur :
     - Pour vous et pour le bébé, Barinia, soyez raisonnable ! Je vous en prie ! Je vous promets de venir vous appeler dès que le médecin m'y autorisera.
     Vaincue, Tatiana regagna sa chambre. Peu de temps après, le médecin l'y rejoignit, il l'incita d'abord à boire un médicament qu'il venait de préparer pour elle. Mais c'était compter sans le caractère de feu de la princesse, elle balaya le verre du revers de la main et hurla :
     - Je veux la vérité ! Je ne suis plus une enfant ! Je suis la princesse Pavelski et j'ai le droit de savoir ce qui est arrivé à mon mari, je déciderai ensuite de ce qui est bon pour moi ! Est-ce que c'est bien clair ?
     
     Impressionné, le médecin capitula et expliqua à Tatiana qu'il avait réussi à stopper l'hémorragie mais que Son Altesse ayant été touchée à la tête ne pouvait être déclarée hors de danger. Il fallait attendre que le prince reprenne connaissance ou ne sombre à jamais, l'issue était encore incertaine. Il conclut en disant que si Son Altesse passait la nuit tous les espoirs lui seraient permis. Il conseilla, sans se faire d'illusions, à Tatiana de dormir et lui dit qu'elle pouvait se rendre auprès de son mari.
     Sans attendre la fin de la phrase, Tatiana se rua dans la chambre de Nikolaï. Le géant blond lui céda immédiatement le passage cette fois-ci et la jeune femme découvrit son mari, pâle comme un linge et la tête entourée de bandages qui reposait sur un lit dont les draps venaient juste d'être changés.
     Tout ce que les serviteurs, soucieux de ménager leur maîtresse, avaient pu faire, avait été fait. Tatiana s'installa dans le fauteuil et veilla son grand amour toute la nuit sans cesser une seconde de prier. Au matin, vaincue par la fatigue, elle somnolait quand une voix la fit sursauter :

     - Mais ... qui êtes-vous ? Où suis-je ?

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire