lundi 4 janvier 2016

LE BARINE ET LE MOUJIK  CHAPITRE 6 : L'OFFICIER DU TSAR


     - Alors, l'homme libre ? c'était ainsi que Nikolaï accueillait désormais son intendant.
     - Bonjour, Barine. Nous n'allons pas pouvoir sortir aujourd'hui, semble-t'il. 
     Effectivement, une pluie mêlée de grêle avait battu toute la nuit les volets du château et, si le vent semblait s'être calmé, un crachin tombait sans discontinuer depuis l'aube.
     A vrai dire, cela convenait à Vania, qui se lassait un peu des longues chevauchées à travers les plaines et les forêts d'Orenbourg. Une journée passée à lire au coin d'un bon feu lui semblait une bien meilleure source de plaisirs.
     Le bouillant Nikolaï n'était évidemment pas de cet avis, mais il sut faire contre mauvaise fortune bon coeur.
     - Tu as raison, le printemps veut se faire encore un peu désirer. Et bien, puisqu'il en est ainsi, nous allons nous installer confortablement et c'est toi qui vas écouter mon histoire aujourd'hui.
     
     Vania ne cacha pas sa joie, il allait enfin comprendre, mais Nikolaï voulait bien faire les choses, il prenait son temps. Il sonna Olga :
     - Du thé et des gâteaux.
    Olga se retira et revint rapidement un plateau chargé dans les bras. Spontanément, Vania se leva pour l'aider. Nikolaï soupira; il était incorrigible. Olga remercia d'un sourire chaleureux le nouvel intendant. Si tout le monde s'était accommodé de ce nouvel ordre des choses, y compris Boris, certains reconnaissant même à Vania de grandes qualités, aucun n'en était aussi ravi qu'Olga. Elle éprouvait pour Vania une tendre attirance, un doux sentiment qui faisait battre son coeur et flageoler ses jambes dès que le hasard les mettait en présence l'un de l'autre.
     Vania, lui, semblait ne se rendre compte de rien, se comportant envers tous avec la plus grande bonté et un respect total.
    - Je vais faire comme toi ... commencer par mon enfance. Moi aussi, je suis né au paradis puisque je suis né prince : beaux vêtements, nourriture exquise, excellente éducation. J’ai tout eu, ça ... et l'amour d'une mère.
     Vania sentit une fêlure dans la voix de son maître. Mais Nikolaï reprit :
    - Elle, elle m'aimait . Alors que le seul objectif de mon père était de faire de moi un prince Pavelski. Et pour lui, ça voulait dire tout le contraire d'une mauviette; donc tu imagines le genre d'éducation : à la dure! Elle seule savait me consoler après les dures leçons de Son Altesse ...
    Vania ne put s'empêcher d'intervenir :
     - Je suis sur que votre père vous aime, à sa façon, et puis, l'amour d'une mère peut beaucoup ...
     - Oui, mais elle est morte quand j'avais quinze ans. Je n'ai même pas eu le droit de pleurer à son enterrement.
     - Oh, je suis désolé, je ...
     - Cela n'a plus d'importance, le coupa Nikolaï, c'était il y a huit ans déjà. Depuis, je pense que je n'ai fait qu'essayer  d'oublier. Quand elle est morte, j'ai demandé à entrer dans l'armée du Tsar pour devenir officier.
      - J'en étais sûr, jubila Vania.
     - Oui, et crois moi que questions  brimades et coups, eux aussi ils s'y connaissaient. J'ai supporté ça pendant trois ans, après j'ai logiquement obtenu un commandement. J'ai mené des hommes au combat pendant deux ans. L'intérêt c'est que pendant ces cinq années, je n'ai pas eu le temps de penser.
    - Pourquoi avoir arrêté si jeune ?
    - Un jour, je me suis, en quelque sorte, réveillé; j'étais au milieu d'un champ de bataille, l'odeur de la poudre dans les narines, du sang sur les mains et les cris des blessés dans les oreilles. J'avais vu assez d'horreurs et j'ai décidé de vivre avant que mon tour n'arrive.
     - Vous êtes retourné à Moscou, chez votre père ?
     - Oui, exactement. Au début, il en était heureux, car j'ai commencé à mener la vie d'un jeune homme de mon âge : bals, chasses, dîners. Mais très vite il a déchanté, car , là-encore, j'ai surtout cherché à m'étourdir et la vie de fêtes est devenue une vie de débauche : alcool, femmes et cartes.
    - Cartes ?
    - Oui, j'ai commencé à jouer ... et à perdre. J'avais de l'argent. Le mien. Celui qui me venait de ma mère.
    - Votre père ne vous entretenait pas ?
    - Il me logeait, me nourrissait et m'habillait. Pour le reste, j'ai perdu une à une, toutes les propriétés qui me venaient de ma mère. Récoltes, terres, châteaux, moujiks, tout y est passé. Oh, je n'ai jamais été cruel comme ton deuxième maître, je ne me souviens même pas d'avoir battu un seul serviteur mais je ne valais guère mieux, pour moi, un moujik ne représentait qu'une somme d'argent potentielle, rien d'autre.
    - Alors, votre père a voulu vous arrêter.
    - Oui, tu commences à comprendre.
    - Il a demandé au Tsar ... de vous bannir.
    - Oui, ici, à Orenbourg. La seule propriété qui me reste de ma mère. Avec contrôle régulier par le commandant du poste de police.
    - Pour combien de temps ?
    - C'est le plus terrible. La réponse de mon auguste cousin a été : "Quand mon oncle jugera que tu as compris et changé ".
   - Je comprends mieux votre ennui et ... Mais pourquoi ne pas fréquenter les autres nobles ou aller à Krastnoïarsk ?
    - Les autres nobles étaient ravis de me voir arriver, c'était à qui m'inviterait le plus souvent . Mais ... nous n'avons rien en commun, ils sont vieux et n'attendent rien de la vie que de pouvoir boire et manger. Ils sont enfermés dans leurs préjugés provinciaux, ils m'ennuient tellement que je préfère encore être seul. Il n'y a que la veuve Poliakov qui ... enfin il y a certains avantages à fréquenter une veuve, si tu vois ce que je veux dire.
    - Je comprends, Barine. Mais, Krastnoïarsk ?
    - Trop petite ville, tout se sait. Il n'y a rien d'intéressant à y faire. Pas de vie culturelle, seulement quelques commerces.
     - Votre père voudra surement vous avoir bientôt près de lui, ne vous encourage-t'il pas dans ses lettres ?
     - Je lui écris chaque mois, mais il ne répond jamais.
     Vania ne trouva rien à répondre. En baissant les yeux, il constata que ni le barine ni lui n'avaient touché aux gâteaux.



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