samedi 2 janvier 2016

DEUXIEME PARTIE  CHAPITRE 9 : GRIGOR ALEXEÏEVITCH

Trois semaines s’étaient écoulées depuis le bal du Kremlin et les choses avaient bien changé pour Marie. Ses angoisses s’étaient envolées ; aucune remarque déplacée n’était parvenue à ses oreilles et nulle mauvaise surprise ne l’avait effrayée. Elle sortait parfois en ville accompagnant Piotr ou Olga lors de leurs déplacements, d’autres fois c’était en quelque sorte la ville qui venait à elle avec les nombreuses visites de ceux que Natacha et Svetlana commençaient à appeler ses soupirants. La vie était facile chez Piotr Ivanovitch ; plus que les mets délicats ou les vêtements raffinés c’étaient les rires, les confidences, la tendre complicité qui s’établissait avec sa nouvelle famille qui comblaient la jeune fille.
La seule ombre au tableau c’était … la sienne ou plutôt celui qui avait endossé ce rôle : Liova. La présence constante du garde qui l’avait tant rassurée au début lui pesait maintenant. Plusieurs fois elle avait tenté de l’éloigner sous un prétexte ou un autre, seulement pour avoir un peu d’intimité lors de certaines rencontres. Toujours en vain. Liova refusait même d’attendre dans la pièce voisine ou de marcher plus d’une dizaine de pas derrière elle dans le parc.
Partagée entre l’intense reconnaissance qu’elle éprouvait pour lui et l’agacement qui la gagnait, Marie avait fait plusieurs tentatives pour résoudre la situation. Elle s’était adressée à Piotr, lui demandant de modifier ses ordres en rendant la surveillance moins intensive, mais son tuteur s’était contenté de lui dire que le danger existait toujours et que rien ne changerait. Elle avait également essayé d’en parler directement à Liova, profitant de leurs retrouvailles le soir dans le calme de sa chambre. A chaque fois, après l’avoir écoutée quelques instants, il lui avait opposé une fin de non-recevoir. Cela avait commencé dès le premier soir après le bal ; la jeune fille avait attendu que Liova soit confortablement installé puis l’avait interpellé.
« Liova, comment se fait-il que le Tsar te connaisse ?
-Qu’est-ce que tu dis ? Il ne me connait pas. Enfin, pas vraiment, il m’a juste vu avec Son Excellence.
- Non, il t’a appelé par ton prénom.
- Ce n’est pas vrai, il hésitait et …
- Liova ! Tu sais aussi bien que moi que non. Et ne me dis pas que c’est parce qu’il a entendu Oncle Piotr t’appeler ainsi. Le Tsar de Russie a autre chose à faire qu’à retenir le nom des gardes du corps de l’un de ses visiteurs. Depuis quand te …
- Ça suffit, Marie. Tu n’as pas à poser ce genre de questions.
- Mais …
- Moins tu en sais et mieux ça vaut. »
Le ton, sec et cassant, n’était pas celui d’un serviteur s’adressant à sa maîtresse mais ce ne fut pas ce qui dérangea Marie. Ce qui la mit mal à l’aise ce furent le mystère et le danger qu’elle entrevit dans ces paroles et surtout la colère de ne pas être autorisée, malgré tout ce qu’elle avait enduré, à vraiment comprendre sa nouvelle situation.

Le premier vrai choc eut lieu lors du bal chez le Comte Kirinski. Le beau-frère de Nikolaï se trouvait lui aussi au bal du Kremlin et lorsque sa route avait croisé celle de Piotr et de Marie, il les avait invités à le retrouver chez lui trois semaines plus tard. Piotr, d’ordinaire peu friand de ce genre de festivités, fit un effort pour inciter la jeune fille à dominer sa peur et accepta l’invitation.
Ce fut donc avec sa « famille » au grand complet que Marie se présenta au bal. Beaucoup plus à l’aise désormais elle acceptait la plupart des demandes des jeunes gens qui se pressaient autour d’elle et commençait vraiment à s’amuser.
Elle venait juste de revenir s’asseoir entourée de toute sa petite cour quand elle sentit comme une sorte de flottement parmi ses admirateurs. En observant ceux qui se trouvaient devant elle, elle comprit que leur attention venait d’être attirée par quelque chose -ou quelqu’un- qui se trouvait dans son dos. Curieuse de comprendre ce qui pouvait bien les impressionner à ce point, elle tourna la tête. 
Et remercia le Ciel d’être assise. Devant elle, se tenait le plus bel homme qu’elle ait jamais vu ; grand, de larges épaules mais une taille fine, de longues mains à la fois fines et puissantes et un visage d’une beauté à couper le souffle. Ses longs cheveux noirs légèrement ondulés cascadaient sur ses épaules, encadrant son visage aux mâchoires carrées mais au nez fin, aux lèvres délicatement dessinées et aux pommettes hautes.
Marie nota tout cela comme dans un rêve car elle ne voyait qu’une chose ; les yeux de l’inconnu posés sur elle. Ourlés de longs cils fins qui leur donnaient une douceur inattendue, ils brillaient d’un noir désir. La jeune fille se sentit comme aspirée, plongeant malgré elle dans les deux lacs sombres qui la fixaient intensément. 
Déjà fascinée par le regard de feu que l’inconnu braquait sur elle, elle fut comme hypnotisée par son sourire. Une brève fulgurance de lucidité fit apparaître dans son esprit l’image d’un loup noir. Son sourire était celui d’un carnassier : des dents d’une insolente blancheur, prêtes à charmer, à séduire mais aussi à mordre. 
« Grigor Alexeïevitch Zitaïev, pour vous servir, belle dame » avait-il dit. Cela avait suffi ; sans comprendre comment, Marie s’était retrouvée debout devant lui, en train d’accepter le bras qu’il lui tendait, prête à retourner danser. 
Tandis qu’il l’entrainait vers le salon de réception où avait lieu le bal, la jeune fille se sentait flattée par les regards envieux que les femmes jetaient dans leur direction. Vêtu d’un pantalon blanc pris dans des bottes de cuir noir et d’une chemise blanche elle aussi mais rebrodée de fils du même bleu que celui de son gilet, son cavalier alliait à merveille élégance et simplicité.

« Dîtes-moi maintenant où vous vous cachiez. Ou plutôt : où vous cachait-on ? Quand j’ai demandé comment se nommait celle qui illuminait ainsi le bal de sa présence on m’a répondu Maria Petrovna ; j’ignorais que Piotr Ivanovitch avait une troisième fille, j’en déduis donc qu’il vous avait cachée au fond d’un couvent jusqu’à aujourd’hui. Ce que je ne comprends pas c’est … »
Le reste se perdit dans le brouhaha du bal ; les figures de la danse les rapprochaient puis les éloignaient tour à tour rendant difficiles les explications de Marie.
« Je ne suis pas sa fille. Je me nomme Marie et mon père …
- Alors qui …
- C’est mon tuteur et …
- Vos parents sont …
- Tous morts, oui. Je suis venue …
- Vous le connaissiez …
- Oui mais c’est une longue histoire et … »
La danse prenait fin, Grigor attira Marie à l’écart.
« Dans la pièce voisine, il y a de quoi nous rafraichir un peu. Voulez-vous m’y accompagner ? Nous pourrons parler plus facilement. »
Totalement subjuguée, le cœur battant, Marie ne souhaitait qu’une chose ; prolonger au maximum l’instant présent. Ce fut donc avec plaisir qu’elle suivit son beau cavalier et accepta la boisson qu’il lui tendit quelques instants plus tard. Malheureusement pour elle, l’été approchait et les soirées n’étaient plus aussi fraiches ; beaucoup de danseurs ressentaient eux aussi le besoin de faire une pause. Entourée d’oreilles indiscrètes, Marie s’en tint donc au strict minimum et ne put en retour apprendre que quelques bribes de la vie de celui qui lui faisait tourner la tête. Il était marchand, tout comme Piotr Ivanovitch, mais s’était spécialisé dans le commerce avec la lointaine Chine, important en particulier de merveilleuses soieries comme celle que l’on avait utilisée pour confectionner la robe que portait Marie. Célibataire, il avoua à demi mots avoir bien profité de ses vingt-huit années de vie en insistant sur le fait qu’aucune femme n’avait jamais conquis son cœur … jusqu’à ce soir. 
Consciente de la part de jeu, d’apparence, de simple politesse d’homme du monde qui se cachait derrière ces paroles, Marie n’en eut pas moins le cœur qui battait la chamade. En ce qui la concernait, il était inutile d’avouer ses sentiments ; elle sentait avec horreur ses joues s’empourprer, ses jambes flageoler et sa voix trembler. Mortifiée à l’idée qu’elle, qui avait réussi à tenir le marquis du Breuil et les autres, puisse se comporter aussi naïvement, elle tentait désespérément de penser à autre chose qu’au désir qui menaçait de la submerger. 
Ce fut ainsi qu’elle découvrit Liova appuyé contre le chambranle de la porte. Elle se rendit alors compte que, pour la première fois depuis son arrivée à Moscou, elle avait complètement oublié sa présence. Celui qu’elle considérait toujours plus comme son ami que comme son garde du corps arborait comme de coutume un visage impassible pourtant, pour quelqu’un le connaissant aussi bien qu’elle, quelque chose d’imperceptible dans son maintien trahissait une certaine tension.

« Maria Petrovna ? Tout va bien ?
- Je … oui. Bien sûr.
- Je vous demandais si vous accepteriez de sortir quelques instants avec moi dans le parc. Alexeï Dimitriovitch possède là une petite merveille et l’ensemble est assez vaste pour nous permettre d’avoir un peu plus de calme … et de fraicheur. »
Cette dernière remarque qui semblait motivée par l’état de ses joues acheva de la convaincre ; dans l’obscurité, il lui serait plus facile de dissimuler son trouble.
Ils se dirigeaient tous deux vers le fond de la pièce et le valet en faction devant l’immense porte-fenêtre s’apprêtait à en ouvrir les deux battants devant eux quand quelqu’un s’interposa.
« Excusez-moi mais Maria Petrovna ne peut pas sortir.
- Comment … Comment oses-tu ? Tu ignores qui je suis mais tu ne …
- Je n’ignore rien, Excellence. Et Maria Petrovna reste à l’intérieur. D’ailleurs, elle ferait bien de ne pas oublier qui elle est, elle.
- Liova, qu’est-ce qui te prend ?
- Dois-je comprendre que vous connaissez cet homme, Mademoiselle ?
- Oui, Monsieur. Il s’agit de mon garde du corps. Je … je vous ai dit que toute ma famille … Enfin, disons que mon tuteur me fait protéger en permanence. Je suis désolée. Si vous saviez, vraiment, je …
- Non, c’est moi qui suis désolé, Maria Petrovna. Je comprends. Je ne voulais pas vous mettre mal à l’aise mais franchement je trouve l’attitude de … de cet individu insultante. Quel danger pourriez-vous courir dans le parc ? Il y a d’autres promeneurs, je serai là et puis votre … garde peut nous suivre. A moins que ce ne soit moi le suspect ? »
Liova ne répondit rien mais tout dans son attitude montrait qu’il n’excluait pas du tout cette hypothèse. Leur altercation commençait à se remarquer et déjà quelques curieux ralentissaient le pas, prêtaient l’oreille. Marie sentait la colère, l’émotion, la honte l’envahir. Le plus bel homme de la soirée, le plus bel homme qu’elle ait jamais vu, s’intéressait à elle et Liova se permettait de l’humilier ! Elle fit une dernière tentative.
« Liova, laisse-nous voyons ! Il n’y aucun danger.
- Aucun danger ? Vraiment ? Il fait nuit, il y a beaucoup d’allées et venues ; je ne peux pas garantir votre sécurité dans de telles conditions. 
- Ecoute, l’homme, tu prends ton rôle très au sérieux et personne ne peut te blâmer de vouloir prendre soin d’une aussi charmante jeune fille mais …
- Il n’y a pas de mais, Son Excellence m’a donné tout pouvoir pour protéger sa pupille et je suis prêt à tout. »
En un éclair, Marie entrevit le face à face sous un angle étrange ; le jeune loup noir affrontait le vieux loup gris qu’elle connaissait si bien. Pour quel enjeu ? Pour sa sécurité ? Pour elle ? Elle se planta devant Liova ; il ne céderait pas, c’était évident. Elle capitula.
« D’accord, Liova. Je reste ici. Je ferai ce que tu veux. »
Puis, se tournant vers Grigor :
« Je suis désolée, Excellence. Liova m’a déjà sauvé la vie plusieurs fois. Au péril de la sienne. Je lui fais confiance. Je … Ne m’en veuillez pas, je vous en prie. »
Après un dernier regard en direction du garde, Grigor céda à son tour. S’inclinant vers la main de Marie, il s’en empara, la porta à ses lèvres avant de lui proposer son bras.
« Et bien, retournons danser, voulez-vous ? Votre cerbère semble vous y autoriser. Allons, ne prenez pas cet air désolé ; je comprends qu’après ce que vous avez vécu, votre tuteur et vous soyiez tentés de prendre un maximum de précautions. Avec le temps, tout redeviendra normal. »

Danse après danse, Grigor prouva à sa jeune compagne qu’il ne lui tenait nulle rigueur pour le moment désagréable qu’il venait de passer. En proie à toutes sortes d’émotions, Marie gardait suffisamment de lucidité pour s’étonner de la passivité de ses autres soupirants qui ne s’étaient plus manifestés depuis l’invitation du jeune marchand. Quand elle lui fit part de sa surprise, il commença par s’en amuser.
« Votre Liova, là-bas, dirait sans doute que je leur fait peur afin de les éloigner de vous pour vous rendre plus vulnérable. 
- Grigor Alexeïevitch, je vous ai dit combien j’étais désolée pour …
- Je plaisantais, douce amie. Je pense qu’ils ont eu le plaisir de votre compagnie toute la soirée avant mon arrivée et qu’ils ont compris que vous aviez besoin de changement. Je pense aussi que la plupart ne veulent pas me contrarier ; sans être aussi influent que Piotr Ivanovitch, je peux me vanter de compter la plupart de ces gens parmi mes clients. Donc, à moins que vous ne vous lassiez de ma présence, la nuit est à nous.
- Peut-être vous lasserez-vous de moi le premier, Monsieur. A vrai dire, je m’étonne qu’un homme aussi important que vous n’ait pas de gens à saluer, de femmes à courtiser, d’affaires à …
- D’abord, Maria Petrovna, je n’ai personne à courtiser à part vous. Ensuite, ce bal n’est pas le lieu pour traiter des affaires et enfin avant de venir vous retrouver j’ai pleinement rempli tous les devoirs que m’imposait la politesse.»
Les deux jeunes gens continuèrent ainsi pendant une heure environ, alternant danses, repos auprès des rafraichissements et discussions animées. Peu à peu, Marie prenait confiance et était de plus en plus capable d’apprécier, en plus du physique de son cavalier, son humour et sa conversation. Ils étaient en train de promettre de se revoir très vite quand Natacha pénétra dans la pièce ; la jeune fille se dirigea droit vers eux.
« Marie, Père te demande ; nous devons partir maintenant.
- Je te suis. Grigor Alexeïevitch, je dois …
- Laissez-moi vous accompagner, Maria Petrovna. Cela me permettra de demander à votre oncle la permission de vous rendre visite.
- J’en serais ravie, Monsieur. »
Ce fut donc encadré des deux jeunes filles que Grigor Alexeïevitch fit sa demande à Piotr qui attendait dans l’un des salons voisins. Marie qui guettait avec appréhension la réponse de son nouveau tuteur fut soulagée de l’entendre répondre positivement à son jeune confrère. Ce qu’elle ne put s’empêcher de noter ce fut la pointe d’agacement qui faisait vibrer sa voix et l’ombre de déplaisir qui passa sur son visage. Etait-ce là la marque d’un homme un peu trop protecteur, encore inquiet pour sa sécurité ? Ou celle d’un père craignant que son enfant ne grandisse trop vite ?
Elle espérait de tout cœur que c’était ainsi que Grigor Alexeïevitch l’avait perçu et qu’il ne renoncerait pas à elle malgré le zèle de Liova et le peu d’empressement de Piotr. Le jeune homme s’empressa de la rassurer ; s’inclinant devant elle, il murmura :

« Si vous le voulez bien, belle dame, nous nous reverrons donc après-demain. »

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