dimanche 3 janvier 2016

DEUXIEME PARTIE  CHAPITRE 11 : APRES LE CALME, LA TEMPETE

Deux semaines venaient de passer, d’un calme total pour Marie ; aucune sortie n’avait eu lieu et Grigor Alexeïevitch lui-même, obligé de s’absenter pour s’occuper de ses affaires, avait dû déserter le palais. Aussi la jeune fille accueillit-elle avec joie l’annonce d’une fête qui devait se tenir chez Sacha Petrovitch, le plus vieil ami de Piotr.
Son bonheur fut à son comble quand elle découvrit le matin même de la fête que Grigor Alexeïevitch se proposait de l’y conduire. Avertie de la présence du jeune homme, elle entrait dans le salon de réception au moment où il exposait sa requête.
« Nos deux carrosses se suivront. Vos gardes ne la perdront pas des yeux. Liova sera avec nous, bien évidemment. »
Marie surprit le regard interrogateur que Piotr posa sur le garde du corps qui attendait tranquillement dans un coin de la pièce. Profondément étonnée de voir que son tuteur demandait l’avis de son employé avant de prendre une décision, Marie reporta toute son attention sur Liova. D’une brève inclinaison de tête, celui-ci approuva, amenant un large sourire sur le visage de la jeune fille.

Quelques instants plus tard, le carrosse de Grigor Alexeïevitch roulait à travers la campagne moscovite. A l’intérieur, Marie vivait l’un des plus beaux jours de sa vie ; assise auprès du plus bel homme qu’elle ait jamais vu, elle se préparait à passer la plus grande partie de la fête pendue à son bras. Là-haut, à côté du cocher, Liova veillait tandis que trois autres gardes chevauchaient autour d’eux. La peur semblait avoir définitivement disparu ; peu à peu les affreuses images du château en ruines avaient cessé de l’assaillir jour et nuit et les hommes en noir paraissaient être totalement sortis de son esprit. Ce fut pour cette raison qu’elle ne comprit pas tout de suite ce qui se passait quand elle entendit les cris.
Grigor avait été plus rapide qu’elle ; après avoir passé la tête par la portière, il ordonna à son cocher de lancer les chevaux au galop avant de se réinstaller, non sans s’être emparé auparavant d’un pistolet jusque là dissimulé sous les coussins de la voiture. L’apparition de l’arme fit réagir Marie ; avant que Grigor ait pu l’en empêcher, elle se pencha à son tour à l’extérieur. 
Quatre cavaliers étaient en train d’attaquer le carrosse qui les suivait ; celui de Piotr. Soudain terrifiée, la jeune fille se mit à hurler.
« Liova ! Liova !
- Je suis là. Tout va bien. Rentre tout de suite à l’intérieur. »
C’était aussi l’avis de Grigor qui venait de l’attirer à ses côtés.
« Asseyez-vous, Maria Petrovna. Vous ne devez pas vous montrer. Restez à l’abri ici et tout ira bien. Je vous protégerai et les gardes ne vont pas tarder à s’occuper de ces hommes. »
Le carrosse avait pris de la vitesse les éloignant de celui de Piotr mais Marie eut le temps d’entendre des coups de feu retentir.
« Oh, mon Dieu ! Non ! Oncle Piotr ! Tante Olga !
- Calmez-vous ! Les gardes les protégeront. Pour l’instant, nous devons penser à vous mettre en sécurité. »

Ce qui fut chose faite une vingtaine de minutes plus tard. Le carrosse venait de s’arrêter dans la cour d’honneur de l’immense propriété de Sacha Petrovitch. Beaucoup d’autres étaient déjà arrivés et l’endroit grouillait de monde ; familles d’invités riant ou discutant joyeusement, serviteurs allant en venant. Dès qu’elle put mettre pied à terre, repoussant l’aide que voulait lui offrir Grigor, Marie se précipita dans les bras de Liova en pleurant.
« Liova ! J’ai tellement peur ! Ils … ils m’ont retrouvée. Liova, je …
- Calme-toi, Princesse. Tout va bien. Tu ne crains plus rien, ici. Tu es en sécurité, maintenant. Chut, Princesse ! »
Sidéré, Grigor regardait le garde caresser doucement les cheveux de la jeune fille pour l’aider à se calmer. En la tutoyant ! De toute évidence, Marie avait dit vrai : une longue histoire l’unissait à celui qui était tout pour elle sauf un simple valet fût-il formé pour devenir garde du corps.
 Des valets s’approchaient d’eux pour les mener jusqu’à l’endroit où se tenait la fête. Grigor s’apprêtait à en avertir la jeune fille quand il comprit que Liova avait anticipé son geste. Doucement, il repoussait la jeune fille en reprenant le vouvoiement qui convenait à sa position.
« Maria Petrovna, il est temps pour vous de rejoindre le maître de maison. Je suis sûr que Son Excellence ne vous quittera pas tant que Piotr Ivanovitch ne sera pas arrivé.
- Liova a raison, Maria Petrovna. Venez, suivons ces gens, ils … »
Il n’acheva pas ; trois cavaliers mettaient pied à terre à leurs côtés.
« Tout va bien, Liova ?
- Oui, Nikita. Mais vous trois, vous avez tardé.
- Au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, nous avons eu affaire à des importuns.
- Tu savais que ceux du carrosse, Vassili et Ladislas, suffiraient. Vous trois, vous deviez nous suivre.
- C’est ce que nous avons fait.
- Pas assez vite. Il faut qu’on améliore ça.
- C’est bon. Oui, d’accord. »
Conscients de la présence des valets de Sacha Petrovitch qui assistaient sans comprendre à leur échange, les gardes mirent fin à leur discussion. Laissant Grigor très impressionné par l’ascendant évident que Liova exerçait sur ses congénères. Il n’eut même pas le temps de proposer son bras à Marie ; Piotr arrivait à son tour. Devant les valets qui attendaient toujours, immobiles et silencieux, la jeune fille se précipita au devant de son tuteur.
« Oncle Piotr ! Est-ce que vous allez bien ? Et Tante Olga ? Je suis heureuse que Natacha et Svetlana ne soient pas venues. C’était si effrayant. Je …
- Calme-toi, ma chérie ! Tout va bien. Entrons maintenant !
- Entrer ? Mais … après … après …
- Justement, Marie. Nous devons être plus forts qu’eux. Ceux qui nous ont attaqués sont morts et nous, nous allons danser. C’est important, crois-moi. »
Olga qui s’était approchée pendant leur conversation, semblait plus pâle qu’à l’ordinaire, mais n’en soutint pas moins son mari.
« Oui, ma chérie, nous devons nous montrer. Ce soir plus que tout autre.
- Votre tante a raison. Acceptez enfin mon bras, Maria Petrovna, et allons danser. »
Grigor venait enfin de pouvoir se rappeler au bon souvenir de la jeune fille. Faisant taire les battements affolés de son cœur, et après avoir vérifié par deux fois que Liova se trouvait juste derrière elle, Marie se décida à obtempérer et à suivre les valets.

Une heure plus tard, entourée de Grigor et de ses amis, la jeune fille commençait à se détendre. Au point même de ne plus avoir envie de les quitter et de faire la sourde oreille quand un valet vint lui dire que Piotr voulait qu’elle vienne saluer un ami.
« Plus tard. Dis-lui que je suis très occupée pour l’instant, que je viendrai bientôt. Cet ami peut attendre que je …
- Est-ce ainsi que vous traitez vos amis, Maria Petrovna ? »
La voix avait un peu changé mais ses inflexions à la fois tendres et ironiques éveillèrent une multitude de souvenirs dans l’esprit de la jeune fille.
« Wladimir Nikolaïevitch ! Que … comment …
- Je n’ai pas eu la patience d’attendre auprès de Piotr Ivanovitch. J’ai suivi le valet et je vois que j’ai bien fait.
- Je … je suis désolée. Altesse, si j’avais su, jamais je … »
L’émotion était trop forte. Après l’attaque et la terreur que celle-ci avait fait ressurgir en elle, l’apparition de Wladimir si intimement lié à la fois à la découverte de son passé et à ces premiers émois avait eu raison de ses forces. Le visage du jeune homme commença à devenir flou, le bleu profond de ses yeux se voila d’inquiétude et bientôt ce fut toute l’assemblée qui se mit à tourner autour de Marie. Elle eut cependant conscience que Wladimir se penchait vers elle afin de l’empêcher de chuter. Au moment même ou quelqu’un d’autre se précipitait derrière elle pour la retenir. Grigor Alexeïevitch sans aucun doute. Une chaise apparut comme par enchantement et tandis que Marie se remettait doucement de ses émotions, deux hommes s’agenouillaient devant elle. Bruns et de haute taille tous les deux mais si différents pourtant ; cheveux courts contre cheveux longs, yeux couleur saphir contre regard de jais, charme plein de noblesse et de franchise contre sensualité sauvage.
Pourtant c’était un autre homme que Marie voulait voir.
« Liova ! »
Une main se posa sur son épaule. Evidemment, il était là, juste derrière elle. Rassurée, la jeune fille commença à se rendre compte de l’aspect à la fois amusant et un peu gênant de sa situation ; deux hommes qui ne se connaissaient probablement pas étaient à ses genoux.
« Messieurs, je ne sais pas si quelqu’un vous a présentés l’un à l’autre. Altesse, je …
- Ne vous inquiétez pas, Maria Petrovna, même si je ne le connais pas personnellement, je sais qui est Grigor Alexeïevitch.
- Quant à moi, je suis flatté de rencontrer pour la première fois celui que je devine être le plus jeune fils de Son Altesse Nikolaï.
- Alors tout est pour le mieux. Aidez-moi à me relever, voulez-vous? »
Deux bras se présentèrent aussitôt sous ses yeux. Heureuse de voir que son malaise s’était dissipé, Marie comprit qu’il lui fallait tout de même renoncer à l’un de ses chevaliers servants. Du moins momentanément.
« Grigor Alexeïevitch, je vais vous demander de me pardonner mais il y a cinq ans que je n’ai pas vu Son Altesse et …
- Je comprends tout à fait. Nous nous verrons plus tard. »
Aucune trace de jalousie, de dépit ou même d’agacement ; Grigor était un homme du monde et un beau joueur. Après l’avoir de nouveau remercié, Marie s’éloigna avec Wladimir.

Tout en marchant, la jeune fille observait l’homme qu’était devenu celui qui avait éveillé tout son être aux choses de l’amour. Wladimir était encore plus grand bien sûr mais surtout plus large d’épaules, plus musclé, plus sûr de lui. Son visage aussi paraissait plus mûr, plus carré, plus sérieux, traversé pourtant par instants par le reflet de la candeur de l’enfance. La jeune fille sentait son cœur s’affoler de nouveau à chaque fois que la tendresse du regard bleu du jeune homme se posait sur elle. Comment le destin pouvait-il lui jouer un tel tour : remettre sur sa route son tout premier amour alors que le plus bel homme du monde s’intéressait à elle ? A quoi pouvait bien lui servir de s’avouer que Wladimir lui plaisait toujours puisqu’il était fiancé à une autre ? 
Le jeune prince, quant à lui, eut vite fait de leur trouver un endroit tranquille ; ils s’installèrent sur un banc à l’arrière du palais dans le merveilleux jardin à la française du maître de maison. Assez près cependant du château pour rassurer Marie. D’ailleurs Liova, après avoir jeté un œil aux alentours, retourna s’asseoir sur le perron.
« Voilà qui est curieux.
- Quoi donc, Maria Petrovna ?
- Marie. Maintenant que nous sommes seuls, pourquoi ne m’appelez-vous pas comme il y a cinq ans ? Ce qui est curieux c’est que Liova s’éloigne ainsi. Surtout aujourd’hui.
- Il doit penser que vous êtes en sécurité avec moi. Même après ce qui vous est arrivé en venant ici. Oh, Marie, je voudrais que vous sachiez à quel point j’ai été bouleversé en apprenant le malheur qui vous a frappé ! Vos parents avaient l’air si heureux à leur départ, si apaisés. Je garde d’eux l’image du parfait bonheur qui flottait sur leurs traits ce jour-là à Orenbourg.  
- Merci, Altesse. Je me souviens moi aussi avec émotion de mon séjour à Orenbourg.
- Wladimir, pour vous, petit lutin. Ou êtes-vous trop adulte maintenant pour ce surnom ?
- Disons que j’ai beaucoup vieilli ces derniers temps et que je vous imagine assez mal m’appeler ainsi en société. Devant votre future femme par exemple. »
Une ombre glissa sur les traits du jeune homme. 
« Je vois. Vous êtes toujours aussi directe, Marie. D’ailleurs, vous avez raison, j’imagine que Sonia ne verrait pas d’un très bon œil cette marque de familiarité entre nous. Elle aurait bien du mal à croire que je puisse ne voir qu’un petit lutin là où tout le monde découvre une merveilleuse jeune fille à la beauté ensorcelante. »
Le cœur de Marie s’était mis à battre si fort qu’elle s’étonnait presque que Wladimir ne le remarque pas. Il venait de lui faire un compliment. Détourné, certes mais tout de même, il venait de dire qu’il la trouvait belle. Ressentait-il quelque chose lui aussi ? Non, c’était impossible. Pour lui, elle était ce petit lutin, cette petite fille un peu folle, si effrontée et si fragile. Il l’avait pourtant embrassée cinq ans auparavant. Pour qu’elle cesse de pleurer, d’être triste. Oui, mais quand même, pas vraiment comme on embrasse une enfant.
« Vous voici bien songeuse, jeune fille. A quoi rêvez-vous donc ?
- Au baiser que vous m’avez donné il y a cinq ans.
- Marie ! »
Wladimir ne put en dire plus. Marie éclata de rire avant de reprendre.
« Pardonnez-moi, mais c’était trop drôle ! Je vous promets que je ne suis pas devenue folle et que j’ai appris à mentir suffisamment pour bien me conduire en société. J’avais seulement envie de ne pas gâcher le plaisir que j’ai à vous revoir par un mensonge, même anodin. Je veux aussi croire que quand nous sommes seuls, et je suis bien consciente que ceci est sans doute la dernière fois, je peux me comporter avec vous comme avec un ami très proche. Un ami avec qui on peut plaisanter ou au contraire tout dire.
- Je suis flatté, Marie. Oui, je veux être cet ami-là. Vous parliez de tout dire ; que me racontez-vous à propos de Grigor Alexeïevitch ? Il m’avait l’air très empressé et il semblerait que vous soyez venue en sa compagnie ce soir. L’aimez-vous ?
- La vérité, Wladimir, c’est que … je n’en sais rien. Je crois que oui. Enfin peut-être. Sûrement. Je suis flattée. Il est très beau, très riche, très … 
- C’est un beau parti mais …
- Mais ?
- Vous êtes si jeune. Ne vous précipitez pas ! Attendez d’être sûre. 
- Et vous êtes-vous sûr ?
- Je suis fiancé, Marie.
- La belle réponse que voilà.
- Marie, … »
La jeune fille ne sut jamais ce que Wladimir s’apprêtait à lui dire. Il venait de se relever, deux hommes s’approchaient d’eux : Piotr et Nikolaï. Bras dessus, bras dessous, le Barine et son ancien serviteur, l’enfant et son sauveur, le riche marchand et le cousin du Tsar, les anciennes ombres du passé d’Anissia étaient maintenant devenues les protecteurs de sa fille. Le prince et son fils étaient attendus ailleurs et Nikolaï venait le rappeler à Wladimir ; la conversation prit donc rapidement fin et les deux hommes laissèrent Piotr et Marie rejoindre la fête. Le clin d’œil amusé et le sourire approbateur que Nikolaï adressa à la jeune fille n’échappèrent pas à son tuteur qui ne put pourtant rien obtenir de la feinte ignorance de la petite rusée. 

De toute façon, Piotr avait une nouvelle à annoncer à Marie.
« Ma chérie, Sacha veut absolument que nous restions dîner et ensuite il sera trop tard pour rentrer avant la nuit. Nous allons dormir ici.
- Dormir ? Ici ? Mais comment Liova pourra-t-il me protéger ? Il y a tant d’allées et venues. Il ne connait pas les lieux, les gens … 
- Du calme, Marie. D’abord, Liova connait très bien cet endroit. Ensuite, il n’est pas seul, cinq autres gardes nous accompagnent. Enfin, nos deux chambres seront côte à côte, tout près de celle de Sacha lui-même, dans la partie la plus sûre du palais. »
Rassurée aussi bien par les propos de Piotr que par le calme absolu qui émanait de lui, la jeune fille se plia d’autant plus volontiers à sa requête que cela lui permettrait de passer plus de temps avec Grigor. En effet, elle se sentait vaguement coupable vis-à-vis du jeune marchand, comme si sa conversation avec Wladimir avait été une sorte de trahison. Elle ne comprenait toujours pas vraiment comment un être aussi parfait pouvait la préférer, elle, à toute autre et se disait qu’il finirait par se lasser, par découvrir qu’elle n’en valait pas la peine. Si, en plus, elle lui laissait croire que d’autres hommes pouvaient lui plaire …
De fait, quand Piotr et elle retrouvèrent le jeune homme, il était entouré d’une véritable Cour presque exclusivement féminine. Un pincement au cœur, Marie s’approcha. Et fut très vite rassurée ; dès qu’il la vit, le visage de Grigor s’illumina littéralement. Plus aucune femme ne sembla trouver grâce à ses yeux et il passa le reste de la soirée à devancer le moindre désir de sa jeune compagne. 
Le dîner terminé, il la raccompagna jusqu’à sa chambre. Profitant du fait que Liova inspectait la chambre avant d’y laisser pénétrer Marie, Grigor attira la jeune fille dans un renfoncement du couloir.
« Douce amie, concédez-moi une chose.
- Quoi donc, Grigor Alex… ?
- Grigor seulement, ma douce. Je vous en prie. Reconnaissez que je ne suis pas rancunier et que j’ai pris grand soin de vous, même après avoir découvert que d’autres hommes comptaient plus que moi dans votre vie.
- Excellence …
- Grigor.
- Grigor, comment pouvez-vous dire cela ?
- L’un de vos serviteurs vous tutoie et moi, je dois supplier pour que vous acceptiez d’utiliser mon prénom.
- Je connais Liova depuis cinq ans et vous depuis moins d’un mois. Je lui dois la vie, plusieurs fois même, et vous … je vous dois seulement de très agréables moments. 
- Marie, ce n’était pas une critique. Juste une boutade. Laissez-moi au moins vous appeler Marie en privé. Et par pitié, dîtes-moi que je ne suis pas pour vous que … de bons moments. »
Le visage de Grigor, dont la lueur des bougies accentuait encore la sauvage beauté, s’approchait dangereusement du sien. Marie sentit une douce chaleur s’emparer de tout son être, calmant les battements affolés de son cœur. Oui, elle le voulait, son premier baiser de femme amoureuse. Elle désirait les lèvres de Grigor sur les siennes. Pour oublier la peur de tout à l’heure. Pour faire taire l’impossible rêve de retrouvailles avec Wladimir. Pour dire oui à une vie différente. A la vie tout simplement. La main du jeune homme commença à caresser sa joue. Marie ferma les yeux. Quand elle sentit sur ses lèvres celles de Grigor, elle ne put réprimer un frisson. Percevant sans doute l’anxiété qui la gagnait, Grigor abandonna un instant ses lèvres pour l’embrasser avec la plus grande douceur dans le cou puis sur ses paupières toujours closes. Avant de s’emparer de nouveau de ses lèvres, beaucoup plus voluptueusement cette fois. Marie crut perdre la raison quand le jeune homme se mit à alterner ensuite les baisers profonds et les caresses légères sur les lèvres. Tremblante, elle sentait ses jambes se dérober sous elle. Inconsciente désormais de tout ce qui n’était pas Grigor, elle souhaitait que l’instant ne finisse jamais. Pourtant, au bout de quelques secondes, elle le sentit s’éloigner doucement et se résolut à regret à ouvrir les yeux. Le jeune homme était en train de s’incliner devant elle.
« Bonne nuit, douce Marie. 
- Bonne … bonne nuit, Grigor. »
Il s’éloignait déjà, la laissant reprendre ses esprits. A quelques mètres de là, appuyé contre le chambranle de la porte, Liova attendait. Gênée et vaguement honteuse, la jeune fille passa devant lui, sans un mot, tête basse. 
« Je reste devant la porte. Viens me prévenir quand tu seras prête. »
Pour la première fois, le tutoiement la gêna. Parce que Grigor venait de lui en faire la remarque ? Parce que le tutoiement suggérait une intimité qu’il était étrange d’envisager après un tel rapprochement avec Grigor ? Elle n’aurait pas su l’expliquer mais se dépêcha de se préparer afin de dissiper au plus vite ce sentiment de malaise et vint chercher Liova avant de se glisser dans son lit. Le garde du corps s’installa dans les deux fauteuils qu’il avait approchés du pied du lit. 
Marie souffla la bougie qui se trouvait à son chevet. Alors qu’elle s’attendait à s’endormir calmement, bercée par le souvenir du merveilleux baiser qu’elle venait d’échanger avec Grigor, ce furent les images de l’attaque du carrosse de Piotr qui resurgirent. Bientôt suivies de celles du château en ruines de ses parents. Pour finir par celles des hommes en noir. Profondément perturbée par ces visions de cauchemar, elle commença à se tourner et se retourner indéfiniment dans son lit et sentit même au bout d’un moment les larmes envahir ses joues. Le vent jouait dans les branches des sapins tout proches, poussant même certaines branches à frôler les volets. Ce bruit si banal et qui ne l’aurait absolument pas effrayée dans le palais de Piotr, l’emplit de frayeur.
« Liova ! Liova ! Est-ce que tu dors ?
- Je ne vois pas comment je pourrais le faire avec le bruit que tu fais à tourner comme ça.
- Je … je suis désolée. Je …
- Tu pleures ? Qu’est-ce qui ne va pas ? Tu devrais être heureuse après ce que j’ai vu.
- Liova, j’ai tellement peur. Je t’en prie, viens près de moi.
- Quoi ? Dans le lit avec toi ? Moi, un serviteur ? Marie, tu es folle, si quelqu’un …
- entrait ? Je crois que ton travail consiste à empêcher que ça se produise. La porte est fermée à clé et tu as mis un fauteuil derrière. Je t’en prie, viens ! J’ai tellement peur. Je … »
Comprenant que Liova hésitait vraiment, Marie s’interrompit, secouée par d’incompréhensibles et incoercibles sanglots. Jusqu’à ce qu’elle sente son ami se glisser contre elle. 
« Je reste jusqu’à ce que tu t’endormes. 
- Je t’en prie, prends-moi dans tes bras.
- Marie !
- S’il te plaît ! J’ai si peur.
- Je suis là. Chut ! Dors maintenant. Pense à ton beau Grigor.
- Liova ! Pourquoi est-ce que tu ne l’aimes pas ?
- Je n’ai pas à l’aimer. C’est toi qu’il aime, pas moi.
- Arrête ! Tu es injuste. Par exemple, tu ne lui fais pas confiance. Pas comme à Wladimir. Tu nous as laissés seuls …
- Arrête, Princesse ! Dors, maintenant ! »

Consciente que Liova n’en dirait pas plus et qu’une bonne nuit de sommeil leur ferait le plus grand bien à tous deux, Marie se décida à se taire. Vaguement étonnée d’avoir à ce point besoin de la présence de Liova, elle sentit le calme revenir en elle et finit par s’endormir, consciente de l’étrangeté de sa situation qui faisait qu’elle se trouvait maintenant dans les bras d’un homme, alors qu’elle venait d’en embrasser un autre et de comprendre qu’elle en aimait toujours un troisième. 

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