dimanche 10 janvier 2016

LE BARINE ET LE MOUJIK DEUXIEME PARTIE CHAPITRE 34: LE POULAILLER



     La veille, Vania avait décidé d'aller passer une nuit dans sa propriété voisine. Il repoussait sans cesse ce moment qu'il savait décisif pour lui. Il voulait aller vivre là-bas avec sa famille car cela lui semblait la seule façon logique d'aller de l'avant : à son retour, dans un an, Nikolaï nommerait Igor comme intendant et lui pourrait vivre en tant que Comte Simonov. Mais, en même temps, il craignait que  le souvenir de son supplice ne lui permette pas de rester sur place plus de quelques heures.
     Il était en proie au doute car Nikolaï n'avait pas répondu à ses deux derniers courriers et il se sentait bien seul face à cette décision. Ce fut donc plein d'appréhension que le maître du domaine se présenta à ses nouveaux serviteurs. A son plus vif soulagement, le château n'évoqua rien pour lui; il remercia intérieurement le Comte Illiouchine pour le bandeau qu'on lui avait imposé en permanence. Conformément à ses ordres, l'écurie avait été rasée et reconstruite bien cachée derrière le château.
     Il s'avançait, voyant ployer devant lui les domestiques, quand il découvrit la petite silhouette qu'il cherchait sans même s'en rendre compte. Lui saisissant la main au moment où elle s'inclinait devant lui, il la fit sortir du rang :
     - Bonjour, Katia.

     Toute la journée précédente, les domestiques, prévenus de la visite du nouveau maître par l'intendant du Tsar avaient briqué le château mais surtout ... parlé. Encore et encore, des suppositions ...
     - Il doit être très bon car il a visiblement demandé à l'intendant de ne pas nous frapper.
     - Complètement fou, plutôt ! Tu comprends, toi, cette histoire d'écurie ?
     - Il doit habiter très loin, il ne vient jamais !
     Mais rien, non, rien, n'aurait pu préparer Katia au choc qu'elle reçut quand, éberluée d'entendre le nouveau maître l'appeler par son nom, elle leva la tête.
     - Vous ? C'est bien ... vous ? 
     Puis un sourire illumina tout son visage :
     - Vous êtes vivant ! Vivant ! Mais ... comment ?
     La réponse fut on ne peut plus surprenante pour les autres serviteurs; le maître ordonna :
     - Ferme les yeux !
     Et il déposa deux baisers sur les paupières de la jeune fille puis poursuivit la découverte de sa propriété en riant, laissant ses serviteurs médusés.

     Il était attablé pour son premier petit-déjeuner en tant que Comte Simonov, servi par une Katia remise de ses émotions quand un valet lui annonça une visite. Vania se dit que les nouvelles allaient vite mais qu'une visite de bon voisinage était tout de même prématurée. Il demanda cependant à ce que l'arrivant soit introduit rapidement.
     En voyant arriver Igor tout essoufflé, il se leva, pris de peur mais le garçon le rassura immédiatement.
     - Non, tout va bien à Orenbourg. Mais, Monsieur, il est arrivé un grand malheur à Son Altesse, il vient d'arriver au château et ...
     - Un malheur et il est au château ? Je ne comprends rien. Assieds toi, mange et raconte moi calmement.
     Et Vania comprit alors pourquoi il n'avait pas reçu de nouvelles du prince depuis plus de deux mois. Pendant l'été précédent, Nikolaï lui avait parlé de Milena et de son intention de l'amener vivre ici en lui en confiant la garde. Et lui aussi avait craint un scandale mais jamais il n'aurait imaginé que cela irait jusqu'au duel et à une tentative d'assassinat. Cela le confortait dans son idée qu'il avait bien fait de fuir la Cour quand il le pouvait et que vivre caché était la meilleure façon de vivre heureux.
     Il termina rapidement de déjeuner et convoqua l'intendant pour lui dire qu'il était satisfait du bilan qu'il lui avait présenté la veille et qu'il le maintenait dans ses fonctions pendant une nouvelle année. Il précisa que pour ce qui était de venir vivre ici, il n'avait encore rien décidé et que des évènements récents, indépendants de sa volonté allaient peut-être influer sur le cours de sa vie.
     Puis Igor et lui repartirent à bride abattue vers Orenbourg. Quand Nikolaï revint de sa promenade avec Tatiana en carrosse, il se trouva donc cette fois-ci face à Vania lui-même. Immédiatement des images affluèrent :
    Des promenades, une partie de dames, des discussions, un jugement, un fouet courant sur un dos barré de cicatrices, une remarque pleine de bon sens, une tragique partie de cartes, des rires, des larmes, un pendu, une accolade ...

     Le prince vacilla, porta la main à sa tête et ferma les yeux, pris de vertige. Tatiana et Vania se précipitèrent pour le soutenir.
     - Trop, trop d'images ! Je ne peux pas ! Vania, je n'y arrive pas. Ma tête !
     Vania sut ce qu'il devait faire.
     - Nikolaï, fais moi confiance. Garde les yeux fermés, donne moi la main et suis moi.
     - Quoi ?
     - Garde les yeux fermés ! Fais moi confiance ! Viens !
     Et l'étrange équipage avança sur une dizaine de mètres puis Vania demanda :
     - Kolia, reste là. Ne bouge pas. Garde les yeux fermés.
     Derrière eux, Tatiana, étonnée, amusée et pleine d'espoir attendait. Nikolaï entendit des bruits étranges, comme si quelqu'un essayait d'attraper une poule. Une vague lueur se fit jour dans son esprit, il sentit qu'il approchait de la vérité, qu'elle était à sa portée, là tout près ... Mais Vania reprenait:
     - Ecoute, fais travailler ton imagination : nous sommes en hiver, il neige, tu as ton gros manteau de fourrure. Tu as entendu des bruits de voix, tu t'es approché du poulailler, tu as trouvé trois de tes serviteurs face à un homme. Tu leur as demandé de reculer et c'est toi maintenant qui es face à lui. Tu y es ? Allez, ouvre les yeux!
     Devant les yeux de Nikolaï, se tenait Vania, une poule dans une main, un couteau dans l'autre. Puis, lentement, sans quitter Nikolaï du regard, Vania lâcha le couteau et s'agenouillant aux pieds de Nikolaï libéra la poule qui s'échappa en caquetant. Enfin, il articula lentement: 
     - Barine, je remets ma vie entre vos mains.
     Un voile se déchira devant les yeux de Nikolaï et toute la lumière envahit d'un coup son esprit . Son moujik ! Son intendant ! Son ami ! L'irremplaçable ! Le seul !
     - Vania ! 

     Nikolaï s'élança, Vania se releva et ils tombèrent dans les bras l'un de l'autre. Tatiana pleurait de joie et dès que Nikolaï libéra Vania ce fut elle qui se précipita dans les bras du Comte Simonov.

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