dimanche 10 janvier 2016

LE BARINE ET LE MOUJIK DEUXIEME PARTIE CHAPITRE 27 : LA MISE AU POINT



     Le mois qui suivit fut idyllique pour tous au château. Les jeunes mariés étaient dans leur petit monde fait de promenades et de tendres instants à deux. Les serviteurs semblaient être devenus invisibles à leurs yeux, ce dont personne ne songeait à se plaindre, et les rares moments où les deux tourtereaux remettaient les pieds sur terre étaient les dîners qu'ils partageaient avec Vania et Natacha. Les déjeuners avaient disparu pour eux car ils se levaient souvent fort tard et, ne voulant pas obliger Vania et Natacha à les attendre, les laissaient manger seuls.
     Si les serviteurs avaient eu au début quelque appréhension à l'idée de passer sous la coupe d'une nouvelle maîtresse, ces premières semaines les rassurèrent pleinement. Sur les conseils avisés de Nikolaï et de Natacha, Tatiana s'en remettait entièrement à Vania pour la gestion du château et la tranquille autorité de l'intendant continuait donc à régner sur tout le petit monde d'Orenbourg.
     Igor, laissant Vassili assurer seul le service désormais restreint de Nikolaï, avait recommencé ses cours avec Vania. Pour son plus grand plaisir et celui de son mentor, Piotr s'était joint à eux et, malgré ses difficultés, parvenait à acquérir d'utiles connaissances grâce à son immense bonne volonté.

     Mais les meilleures choses ayant une fin elles aussi, Septembre arriva et avec la chute des premières feuilles, commença la préparation du départ. Nikolaï passait de plus en plus de temps avec Vania et cet après-midi là devait faire avec lui le bilan qui servirait de point de comparaison avec les suivants. Il ne put donc pas accéder à la demande de Tatiana qui, soudainement angoissée par l'imminence du départ, voulait se promener à cheval afin de se détendre.
     Ne voulant pas priver sa jeune femme de ce plaisir si important pour elle, Nikolaï ordonna à Igor de l'accompagner. Tatiana essaya de protester, disant qu'elle n'avait nul besoin de chaperon ou de garde du corps. Mais Nikolaï demeura inflexible, lui expliquant que la pluie de la veille avait rendu certains sentiers glissants, que de toutes façons on était jamais trop prudent et que la Princesse Pavelski ne saurait être vue chevauchant seule telle une sauvageonne.
     Cette dernière remarque déplut fortement à Tatiana et ce fut donc en pestant contre les maris et leur stupide sens des convenances que la jeune femme se disposa à se promener ce jour là, suivie d'un Igor fort mal à l'aise.

     Quelques heures plus tard, les deux hommes furent grossièrement interrompus par Igor qui, sans même frapper, entra en trombe et se jeta aux pieds de son maître. Pensant au pire, Nikolaï s'empara du garçon et le secoua rudement :
     - Parle à la fin, que s'est-il passé ? Où est la barinia ?
     Igor sanglotait, répétant sans fin :
     - Pardon, Maître, pardon. Ce n'est pas ma faute, pitié !
     Vania comprit que l'inquiétude du maître ne pouvait qu'augmenter l'angoisse du serviteur. Il se leva et s'approchant de Nikolaï lui toucha doucement le bras.
     - Nikolaï, je t'en prie; il est terrifié, laisse moi faire.
     Une lueur d'incompréhension passa dans les yeux verts, puis Nikolaï acquiesça et retomba assis dans son fauteuil.
     Vania prit le jeune garçon dans ses bras, le laissant se calmer quelques minutes puis il saisit son visage entre ses deux mains et, plantant son regard dans le sien, lui ordonna:
     - Maintenant, raconte !
     - Monsieur, la barinia, je l'ai perdue. Ce n'est pas de ma faute, elle ... elle m'a demandé de rester sur place parce que ... parce qu'elle devait ... vous ... vous comprenez ...
     - Oui, continue.
     - J'ai attendu, attendu. Longtemps. La barinia était furieuse, je n'osais pas la chercher. J'ai appelé, appelé ... Puis j'ai cherché, mais elle avait disparu. Je suis revenu vous prévenir. Il a du lui arriver quelque chose.
    
     Vania se tourna vers Nikolaï, il voulait lui parler de la première visite de Tatiana à Orenbourg, mais il se rendit compte que le prince avait compris. Pâle comme un linge, Nikolaï serrait les dents : Vania ne l'avait jamais vu aussi en colère !
     Au bout d'un instant, Nikolaï, surmontant sa colère, alla au plus pressé, il se leva et prit doucement Igor dans ses bras à son tour. Maintenant le garçon contre sa poitrine, il trouva les mots pour le rassurer pleinement :
     - Tu n'as rien fait de mal, Igor. Au contraire, tu as fait exactement ce qu'il fallait. Je me suis inquiété, c'est pour ça que j'ai crié. Mais je ne suis pas fâché contre toi. Pas du tout.
     - Mais, Barine, et la Barinia ? Il lui est surement arrivé quelque chose ! Il faut aller la chercher. 
     - Non, Igor, nous allons attendre. Fais moi confiance. Reste ici avec nous. Ne t'inquiète pas ! Tu as fait ce qu'il fallait.
     Une heure s'écoula avant que le bruit du galop d'un cheval ne retentisse dans la cour. Quelques minutes plus tard, Tatiana pénétrait dans le bureau. Elle s'adressa directement à Igor :
     - Ah, Igor, tu es là. Je t'ai cherché partout. Tu n'aurais pas du t'éloigner. J'ai cru ...
     Tatiana s'arrêta net en découvrant le visage de Nikolaï, il était tellement fermé que la jeune femme eut l'impression d'avoir affaire à un étranger. Nikolaï se leva, la saisit par le bras et la faisant pivoter, la fit sortir de la pièce puis la poussa dans ce qui était devenu leur chambre. Tout cela dans le silence le plus complet.

     Igor était resté bouche-bée et reprenait lentement ses esprits, quand Vania, lui même impressionné par la colère de Nikolaï, referma la porte du bureau.
     - Monsieur, je ne comprends pas, je ...
     Vania passa une main affectueuse dans les cheveux du jeune garçon.
     - Cela veut dire que c'est toi que Son Altesse croit ... et que Tatiana Dimitriovna va apprendre que son mari n'est pas un pantin.
     - Le maître va la ...
     Mais le jeune garçon n'osa pas finir sa phrase.
     - Remettons nous au travail, Igor, je pense que quand Son Altesse reviendra, il appréciera de voir le travail terminé.


     Dans la pièce attenante, Tatiana faisait face à un étranger. Sur son visage toute trace de tendresse était effacée, le sourire qu'elle avait toujours connu dans ses yeux avait disparu et Nikolaï était si pâle qu'il en était effrayant. Pourtant, ce fut d'une voix posée que le jeune homme s'adressa à elle :
     - Tatiana Dimitriovna, vous m'avez désobéi, menti et ridiculisé. Vous avez en plus essayé de faire porter votre faute sur ce pauvre Igor après l'avoir effrayé au plus haut point.  Vous méritez d'être sévèrement punie.
     - Kolia, c'est une plaisanterie, voyons, vous n'allez pas ...
     - Réfléchissez bien, Tatiana, maintenez vous qu'Igor vous a abandonné ?
     Tatiana comprit, bien tard, à quel point elle avait été stupide. Consciente qu'elle ne pourrait échapper à la colère de Nikolaï, elle décida de ne pas aggraver son cas.
     - Non, Kolia. J'avoue, j'ai menti. Je suis si nerveuse, je voulais être seule, j'avais besoin de ... Oh, Kolia, pardonnez moi !
     - Ce serait trop facile, jeune dame, vous méritez une bonne fessée. Je pensais que vous aviez compris avec celle du lac que je ne plaisante pas avec le respect qui m'est dû. Croyez moi, celle d'aujourd'hui, vous permettra de vous en souvenir longtemps.
     Tatiana commençait à comprendre ce qui l'attendait, mais elle voulut cependant essayer d'attendrir son mari :
     - Kolia, vous m'aviez promis de ne pas ... être comme ... comme les autres. De ne pas me ... battre.
     Mais l'effet obtenu fut exactement l'inverse, le prince haussa le ton :
     - Et vous, vous m'aviez promis de me respecter, de m'obéir et de vous comporter en digne Princesse Pavelski ! Pensez vous sérieusement vous être comportée en digne épouse  ? Répondez !
     Effrayée par le ton comminatoire de son époux, Tatiana bégaya :
     - Non ... non, mais ...
     - Vous êtes-vous comportée en gamine capricieuse et méprisante envers Igor et moi-même ?
     - Oui, Kolia, oui. Pardon !
     - Non, vous ai-je dit ! Votre pardon vous devez le mériter! Pensez-vous sérieusement que je vais vous emmener avec moi à Moscou, vous introduire à la Cour pour vous laisser me ridiculiser à la première occasion ?
     - Que voulez-vous dire ? 
     - Que si ce que vous voulez, c'est passer votre temps à cheval par monts et par vaux sans vous soucier des convenances, je peux m'arranger pour que vous restiez ici. J'expliquerai à votre père que votre comportement ne me permet de vous emmener avec moi et que, étant donné que vous êtes mon épouse, vous devez rester là où je vous l'ordonne. Par exemple, dans ce domaine, sous son contrôle, car je ne voudrais pas embêter Vania avec ce genre de choses.
     - Kolia, ce n'est pas possible ! Vous ne pouvez pas penser à me laisser ici, je vous aime, je suis votre femme, je veux vivre avec vous pas vous voir une fois tous les deux ans !
     - Je vous laisse une dernière chance, Tatiana; recevoir dignement votre punition et vous comporter enfin comme ma femme par la suite. Réfléchissez vite !

     Tout en disant cela, Nikolaï s'était levé et après avoir fouillé quelque temps dans une armoire, venait de ressortir le petit fouet que l'on utilisait pour les enfants. Tatiana gémit à sa vue car elle savait, pour en avoir souvent tâté chez son père, que les lanières de cuir pouvaient s'avérer mordantes. Puis le prince s'installant sur une chaise, regarda sa femme d'un air interrogateur et lui ré-expliqua le choix qu'il lui donnait :
     - Soit vous sortez immédiatement d'ici et vous dormirez désormais dans la chambre verte jusqu'à mon départ. Par la suite, vous resterez ici dans les conditions dont je vous ai parlé tout à l'heure. Soit vous vous décidez à vous comporter comme votre rang l'exige et vous ne remettez plus jamais en cause mon autorité.
     Nikolaï n'avait évidemment aucune envie d'abandonner Tatiana dont il était éperdument amoureux. Il savait trop à quel point la jeune femme lui manquerait; le dernier mois avait été pour lui la réalisation de tous ses rêves et il ne s'était jamais senti aussi profondément apaisé qu'en sa compagnie . Mais il savait aussi à quel point la Cour pouvait être un nid de serpents selon l'expression horrifiée utilisée par Vania lors de son séjour à Moscou. Il ne pouvait se permettre, pas plus pour lui que pour Tatiana elle-même, de laisser la fantasque jeune femme laisser libre cours à ses impulsions.
     Il la regardait, la mort dans l'âme, pâlir à la vue du fouet et faisait un effort surhumain pour ne pas s'effondrer et la prendre dans ses bras. Il mourrait d'envie de la consoler, de la rassurer, de lui jurer tout son amour. Il aurait voulu lui dire que tout ceci n'avait aucune importance à côté de l'amour qu'elle lui donnait, qu'il lui pardonnait mais il savait qu'il devait, au sens figuré, frapper fort en lui faisant vraiment peur. Sinon, il s'exposait à mille déconvenues et très probablement devant un public bien moins indulgent que Vania. Visiblement, Tatiana avait pris son serment d'obéissance à la légère et une mise au point, pour sévère et désagréable qu'elle fut, s'imposait.

     La jeune femme résignée, venait de choisir et s'avançait timidement vers lui. Nikolaï ne voulant pas risquer de faiblir, l'attrapa immédiatement par les poignets et la coucha en travers de ses genoux. Il releva ses jupes et commença à frapper sans prendre le temps de vraiment regarder afin de ne pas être tenté de penser à tout à fait autre chose.
     Tatiana serrait les dents, essayant de se montrer le plus digne possible sous l'avalanche des claques . De longues minutes passèrent et la main de son mari continuait inlassablement à la fesser. Son postérieur était en feu et la douleur devenait intolérable quand Nikolaï fit une pause :
     - Allez-vous enfin cesser vos enfantillages?
     Une claque redoutable vint ponctuer la question à laquelle Tatiana s'empressa de répondre :
     - Oui, Kolia.
     - Devrai-je encore vous battre d'autres fois avant d'obtenir votre obéissance et votre respect ?
     Nouvelle et douloureuse ponctuation :
     - Non, je vous promets que non.
     - Voulez-vous vraiment me suivre à Moscou ?
     - Plus que tout, mon amour.
     Nikolaï vacilla et pour mieux se reprendre asséna une claque redoutable sur le charmant postérieur d'un beau rose soutenu. Tatiana hurla.
     - En assumez-vous les conséquences et les conditions ? 
     Tatiana se dépêcha de répondre par l'affirmative, espérant échapper à la ponctuation spéciale de Nikolaï, mais ce fut une salve de dix claques d'affilée qui suivit. La jeune femme se mit à sangloter :
     - Pitié, Kolia, pitié ! Ne me battez plus ! Arrêtez, pitié !
     - Je ne demanderai pas mieux que de cesser de vous battre ! Croyez-vous que cela me plaise ? Ne pensez-vous pas que je préfèrerais passer une soirée comme celles que nous avons vécues depuis un mois ? J'aurais voulu rester le mari doux, aimant, patient que vous avez connu jusqu'à présent !
     Une nouvelle salve accompagna ses paroles, ponctuée par les cris et les supplications de Tatiana qui dès qu'elle put reprendre son souffle murmura :
     - Que dois-je faire pour que vous le redeveniez ?
     Pour toute réponse, Nikolaï la releva et la faisant se pencher sur le lit, releva de nouveau ses jupes.
     - Pitié, non, Kolia, pas le fouet, pitié !
     - Le nombre de coups ne dépend que de vous. Racontez moi comment vous allez obtenir mon pardon.
    
 Sans attendre de réponse, Nikolaï cingla une première fois les fesses de Tatiana qui gémit. Elle devait réfléchir et vite car les lanières venaient de nouveau de mordre sa chair.
     - Pardonnez moi, Kolia, je vous en prie, je ne vous désobéirai plus jamais!
     Un nouveau coup lui arracha un sanglot.
     - Bien tenté mais insuffisant.
     - Je ne vous mentirai plus.
     De nouveau les mille petites aiguilles des lanières sur sa peau.
     - Toujours insuffisant.
     Ce qu'elle s'apprêtait à dire était une si grande nouveauté pour Tatiana et lui paraissait si étrange qu'elle laissa le fouet retomber de nouveau avant de s'y résoudre.
     - Je m'excuserai auprès d'Igor !
     Le coup qu'elle attendait ne vint pas, elle sut qu'elle avait visé juste.
     - Bien, ma chérie, nous commençons enfin à nous comprendre. Soyez courageuse, plus que cinq mises au point. La première; qui est le maître dans cette maison et à Moscou? 
      Une nouvelle morsure du cuir sur sa peau fit gémir Tatiana qui répondit :
     - Vous, Kolia.
     - Bonne réponse. La deuxième; êtes-vous autorisée à me mentir ou à défier mon autorité?
     De nouveau les lanières.
     - Non, Kolia.
     - Bonne réponse. La troisième; en aucun cas je ne veux vous voir accuser l'un de mes serviteurs pour vous couvrir, est-ce clair ?
     Le fouet, un gémissement et une réponse :
     - Oui, Kolia.
     - Bien. Quatrième mise au point : je vous défends d'ailleurs de punir ou de frapper mes serviteurs. Est-ce clair?
     - Oui, Kolia.
     La réponse avait été plus rapide que le bras du jeune homme.
     - Je vois que vous avez hâte d'apprendre votre leçon. cinquième et dernière mise au point : je veux que cette correction soit la dernière que j'aie à vous infliger. Est-ce clair?
     Un dernier coup de fouet cingla le postérieur de Tatiana qui articula entre deux sanglots :
     - Oui, Kolia.

     Dans la pièce voisine, Igor et Vania avaient bien du mal à se concentrer. Igor se sentait malheureux et malgré les paroles réconfortantes de Vania et du maître tout à l'heure il se croyait vaguement responsable. Vania détestait toute forme de violence et supportait mal les cris et les supplications de Tatiana. Plus d'une fois, il s'était levé, pour se rasseoir aussitôt, conscient de l'impossibilité pour lui de changer quoi que ce soit aux choses. Jamais il n'avait levé la main sur Natacha, pas plus que sur n'importe qui d'ailleurs. Il comprenait que le rang social de Nikolaï et le tempérament de feu de sa jeune épouse n'avaient rien de comparable avec sa propre situation mais parvenait difficilement à admettre la nécessité du fouet pour autant. Le silence qui revint dans la chambre du prince fut donc accueilli avec un grand soulagement de l'autre côté du mur.

     Quelques minutes plus tard, Nikolaï faisait son entrée. Instinctivement, Igor recula jusqu'au fond de la pièce sous le regard amusé de son maître. Celui-ci attrapant au passage la bouteille de vodka et les deux verres toujours présents dans un coin de la pièce, s'installa en face de Vania:
     - Bois, tu en as presque autant besoin que moi.
     Vania, surpris, ne se fit pourtant pas prier.
     Mais Nikolaï, contrairement aux apparences n'en avait pas fini avec la punition; il venait à peine d'achever le bilan avec Vania que l'on entendit frapper doucement à la porte. Autorisée à entrer, ce fut une Tatiana lavée, changée et peignée qui pénétra dans le bureau. Vania admira son courage et sa dignité; seuls ses yeux encore un peu gonflés et sa démarche un peu raide, trahissaient la correction qu'elle venait de supporter. L'intendant, pensant que Tatiana voulait s'entretenir à nouveau avec Nikolaï, fit un signe à Igor et se préparait à sortir avec lui, quand Natacha l'arrêta.
     - Vania, non, restez ! Je ne crois pas avoir grand chose à vous cacher ce soir, dit-elle avec un pauvre sourire, de plus je vous considère comme un véritable ami et j'ai bien besoin d'amis aujourd'hui. Igor, reste aussi, c'est à toi que je veux parler.
     Igor s'attendait à peu près à tout de cette étrange soirée mais pas à ce qu'il entendit :
     - Igor, je suis désolée pour ce que j'ai fait. Je voulais à tout prix être seule et je n'ai pas hésité à te faire peur en disparaissant sans prévenir t'obligeant à me chercher longtemps puis à retourner affronter la colère de ton maître. Je suis vraiment désolée.
     Tatiana avait débité son discours d'une traite et l'on sentait qu'il lui coûtait de faire une chose si peu naturelle pour elle. Igor, bouche-bée, totalement abasourdi par ce qu'il venait d'entendre, réussit à murmurer :
     - Non, Barinia, ce n'est pas la peine. Merci, merci, Maîtresse. Je...
     Profondément ému lui-même, Vania saisit le bras du jeune garçon, et s'inclinant devant Tatiana, lui dit :
     - Permettez nous de nous retirer, Altesse, je dois me préparer pour le dîner. 

     Nikolaï se leva à son tour et passant son bras sous celui de sa femme l'entraîna vers la salle à manger. Il ne fit aucun commentaire sur les excuses faites à Igor privant ainsi Tatiana des encouragements dont elle avait bien besoin. Vania profita de ses quelques instants de liberté pour mettre Natacha au courant de toute l'histoire. Quand ils passèrent à table, ce furent donc deux regards compatissants qui accompagnèrent Tatiana dans l'épreuve suivante qui consistait à se tenir assise pendant tout le dîner. 
     Le prince avait décidé de jouer le jeu jusqu'au bout et ne chercha nullement à rendre la tâche plus facile à sa femme en abrégeant le repas ou en la dispensant de parler. Il décida même de passer ensuite au salon pour y poursuivre la conversation. Tatiana qui souffrait le martyre depuis le début de la soirée, lui demanda alors la permission de se retirer.
     Nikolaï allait refuser quand Natacha vola au secours de son amie; elle se leva, vint s'agenouiller près du fauteuil du prince, et lui prenant la main, la porta à ses lèvres en disant:
     - Altesse, permettez moi de me retirer avec Tatiana Dimitriovna, nous avons tant de choses à nous dire avant son départ !
     Nikolaï regarda les yeux noisettes qui lui faisaient face et se revit quelques années auparavant dans une chambre d'auberge. Ce jour là non plus, il n'avait rien refusé à ces yeux là. 
     - Fort bien, Natacha, retirez vous ... toutes les deux ! A demain !
     - A demain, Altesse !

     Tatiana s'inclinant devant Vania et Nikolaï se retira à son tour. Une fois dans la chambre, elle se laissa enfin aller à sangloter dans les bras de Natacha. Elle bavarda un long moment avec son amie, puis se mit au lit après avoir quelque peu apaisé ses souffrances avec un baume que lui procura celle-ci.
     Mais le véritable apaisement lui fut enfin concédé quand, Nikolaï se glissant dans le lit, la prit dans ses bras, en lui murmurant :

     - Je suis fier de vous, ma chérie, pour vos excuses et pour le dîner. Je vous aime, Tatiana, je vous aime infiniment. Je ... je ne veux plus jamais vous faire de mal. C'est trop dur. Je m'en veux, mais je devais le faire, je ... Je suis sur que vous serez parfaite dans le rôle de ma femme à Moscou. Je suis fier de vous. Je vous aime plus que tout au monde. 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire