lundi 4 janvier 2016

LE BARINE ET LE MOUJIK  CHAPITRE 3: ORENBOURG

     La neige assourdissait le galop des chevaux, les flocons glissaient comme une caresse sur le visage des deux hommes et la lumière pâle du soleil d'hiver nimbait l'ensemble d'une lueur magique. Le calme de la campagne les rendait à la vie, comme si la nature avait voulu les apaiser après les dures révélations de la matinée et les terribles images qu'elles avaient évoquées.
     Vania vit défiler des vallons, des forêts et des villages, se rendant compte que la propriété d’Orenbourg était loin d'être aussi petite que le château, somme toute assez simple, le laissait penser.
     Certes, il était difficile de juger de la qualité des terres, enfouies pour l’instant, sous un épais tapis blanc, mais le nombre de moujiks qu'elles nourrissaient était assez parlant.
     A chaque village traversé, la scène était la même; les moujiks sortaient en hâte de leurs isbas, les enfants tenant les jupes de leurs mères et tous saluaient respectueusement leur seigneur et maître.
    Parfois, Nikolaï faisait une halte pour parler au chef du village, le staroste; récoltes, réserves, travaux en cours, problèmes divers, tout l'intéressait. Vania sentait qu'il essayait de comprendre le fonctionnement de tout ce petit système, qu'il voulait aussi mieux connaître ses gens mais qu'il était loin de réussir.

     Il comprenait que Nikolaï ne s'était pas toujours comporté ainsi, et les paroles de son nouveau maître lui revenaient en mémoire; il avait dit qu'il s'ennuyait à mourir ici. Peut-être n'avait-il pas toujours vécu ici. Il avait peut-être, surement même, connu une vie plus intéressante.
    Cela semblait évident, la bague prouvait clairement qu'il était de sang royal, alors pourquoi restait-il enfermé dans son domaine, au lieu d'aller s'amuser à la Cour ?
     Tout en chevauchant à ses côtés, Vania l'observait et sous l'air de sérieux et d'autorité qui se peignait sur le visage de son maître, il voyait clairement l'éclat de la jeunesse. Cet homme ne devait pas avoir plus de vingt-cinq ans, il en aurait mis sa tête à couper.
     Une autre phrase du maître tournait sans fin dans la tête de Vania : " j'ai des choses à apprendre et à me faire pardonner ". Qui devait pardonner à son maître ? Ce ne pouvait être que quelqu'un de très haut placé : son père ou le Tsar lui même ?
    L'imagination de Vania était comme déchaînée, il avait remarqué le calme absolu de son maître, sa rapidité de riposte quand lui même avait voulu fuir, et il était certain que Nikolaï était un ancien officier.
    Seulement, cela posait d'autres interrogations; pourquoi avait-il pris sa retraite si jeune ? Avait-il été banni par le Tsar après une rixe où il y aurait eu mort d'homme ?
    Vania ne connaissait que peu de choses sur son nouveau maître, mais il avait pourtant une certitude; ce n'était pas un lâche et si mort d'homme il y avait eu, ce ne pouvait être qu'à la loyale. Or, les duels étaient autorisés en Russie à l'époque.
     
     - Arrête !
     Vania, perdu dans ses pensées, sursauta, faisant faire un écart à son cheval. Le jeu continuait, semblait-il :
   - Arrêter quoi, Seigneur ?
   - De réfléchir. Un de ces soirs, ce sera à moi de te raconter mon histoire.
   - J'en serai honoré, maître.
   - Pour l'instant, j'ai faim. Rentrons !
   Le château fut bientôt en vue, et les deux hommes, après avoir laissé leurs chevaux aux mains de Sergueï le cocher, pénétrèrent dans le vestibule. Là, comme à l'accoutumée, un fauteuil tendait les bras au prince pour qu'il puisse s'asseoir tandis que Boris, le deuxième valet, lui enlevait ses bottes.
   - Boris, nous avons désormais un invité. Un deuxième fauteuil ! Vite !
    Boris s’exécuta aussitôt, mais Vania sentait bien dans ce dos penché vers les bottes du maître, une grande hostilité à son égard. Il ne comprenait que trop bien; comment pouvait-on lui demander, à lui, serviteur irréprochable, de s'abaisser devant un voleur de poules ? Voilà, sans doute, ce que pensait Boris.
    Soucieux de ne pas l'irriter davantage, Vania se préparait à enlever lui même ses bottes, mais un geste impérieux de Nikolaï l'en dissuada.
    - Merci, Boris, occupe-toi de Vania à présent.
    Le ton était calme mais n'admettait pas de discussion. Boris, cachant sa colère naissante, se plia aux ordres. Le maître tenait à faire savoir quelle serait désormais la place de Vania dans sa maison.
   Le déjeuner était servi dans la plus petite des deux salles à manger. Les verres étaient en cristal, les assiettes en porcelaine et les couverts en argent mais la mise d'ensemble était simple. Seul un saladier, rempli de pommes et de noix mettait un peu de couleur sur la nappe blanche. Le maître ne devait pas souvent recevoir car cela sentait l'habitude calme, le plaisir simple loin de toute recherche en vue d'impressionner d'éventuels invités.

    La seule, très grande nouveauté était la présence d'une deuxième assiette, celle de Vania.

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