jeudi 7 janvier 2016

LE BARINE ET LE MOUJIK DEUXIEME PARTIE CHAPITRE 1 : L'ARRIVEE D'IGOR



      Aucun serf n'avait le droit ni la chance de pouvoir d'apprendre à lire sans l'autorisation et l'aide de son Seigneur et Maître. De toutes façons, la plupart d'entre eux, les moujiks, travaillaient les terres de leur barine et n'avaient même pas le temps de se poser la question. Il y avait le monde des barines et le leur, et savoir lire ne faisait même pas partie de leur monde; c'était aussi simple que ça.
     Pour certains, la chance souriait parfois; le Maître avait besoin d'un valet ou d'une servante et le moujik devenait domestique. C'était ce qui était arrivé aux parents du jeune garçon; leur chance avait même été très loin puisque leur maître les avait autorisés à se marier. Igor, c'était son nom, était donc, dès la naissance, favorisé, car destiné à être domestique. Il avait ainsi été confronté quotidiennement, dès sa plus tendre enfance à la différence entre la vie de plaisirs du barine et celle de travail et de servitude de ses parents.
     D'une intelligence supérieure et d'une vivacité d'esprit étonnante, le jeune garçon avait toujours admiré la supériorité que le fait de savoir lire donnait. Tout petit déjà, il suivait sa mère pendant qu'elle faisait le ménage et restait de longues minutes devant l'immense bibliothèque, complètement fasciné. Il espionnait souvent le prince lorsque celui-ci lisait ou écrivait et il enrageait à l'idée que ce savoir lui était interdit.
     Il lui avait pourtant bien fallu se résoudre à devenir valet, et il venait de commencer son service auprès du prince quand ses parents étaient morts. Fou de chagrin, il avait alors formé le projet de s'enfuir et voulait apprendre à lire et à écrire pour pouvoir falsifier un document et ainsi s'affranchir du servage. Il avait également volé à plusieurs reprises de petites sommes d'argent, afin de se constituer un petit pécule lui permettant de survivre quelque temps seul.
     Malheureusement, il avait été pris sur le fait et, loin d'implorer la clémence de Son Altesse qui, étant donné le chagrin de l'enfant était prêt à pardonner beaucoup de choses, il avait fièrement annoncé quel était son projet, s'était montré insolent et avait promis de tout faire pour réussir à fuir.
     Il ne restait plus qu'une solution au prince qui s'était toujours refusé à vendre ses serviteurs, renvoyer Igor sur la terre d'où étaient originaires ses parents pour qu'il redevienne un moujik . C'était un crève-coeur que de se priver des services d'un enfant aussi éveillé mais on ne pouvait le surveiller en permanence. Rien ne semblait pouvoir dompter le jeune rebelle, ni le fouet du maître, ni les conseils des autres domestiques, ni les diverses punitions qu'il s'était attiré.
      C'est alors que le prince et son fils avaient eu la même idée : Vania ! C'était pour cela qu'en ce doux matin de printemps, le carrosse de Nikolaï venait de délivrer dans la cour de son lointain château d'Orenbourg ce paquet plutôt remuant.

     L'heure n'était cependant pas à l'émotion; il fallait s'occuper de calmer ce jeune homme et vite. Vania s'empara de la corde qui entravait toujours les mains du jeune Igor et le tira à sa suite à l'intérieur du château. L'enfant fut bien obligé de le suivre et, impressionné par ce changement de décor, par le fait de ne plus avoir en face de lui un simple valet mais un intendant ou simplement fatigué de se débattre, il se retrouva dans les cuisines sans avoir fait le moindre esclandre.
     Vania l'avait entraîné jusque là car il savait y trouver un maximum de serviteurs à cette heure proche du déjeuner. Il voulait leur présenter le nouveau valet et les conditions un peu particulières de son arrivée. Il avait eu raison car presque tout le monde se trouvait réuni sauf Pavel qui finissait de s'occuper du carrosse et surtout des chevaux.
     L'intendant commença donc ses explications, mais comme il l'avait prévu Igor se sentit très vite mal à l'aise et voulut s'agiter. Vania tira d'un coup sec sur la corde ce qui fit chuter l'enfant sur les genoux, puis s'adressa à lui :
     - Si tu t'avises d'essayer de mettre des coups de pied à quelqu'un, je t'attache au pied de l'escalier pendant le reste de la journée. Si tu essayes de mordre ou si tu insultes quelqu'un, je te mettrai un bâillon. Si tu te comportes comme un animal, tu seras traité en animal, si tu te comportes correctement, tu seras traité correctement. J'invite tous ceux qui sont ici à me faire part au plus vite de tout problème qu'ils pourraient rencontrer avec toi et je me chargerai personnellement de te punir. Maintenant, je te conseille de te tenir tranquille quelques minutes de plus et ensuite nous irons discuter tous les deux dans le bureau.
     Impressionné et inquiété par le " nous irons discuter ", Igor décida d'attendre un peu et d'étudier l'homme qu'il avait en face de lui avant d'agir. Vania put donc terminer ses explications à loisir avant d'entraîner son jeune prisonnier vers le bureau.
     Igor s'attendait à être fouetté pour avoir tenté de s'enfuir à plusieurs reprises pendant le voyage, il s'y était préparé et se disait qu'il saurait ainsi à qui il avait affaire. Il n'avait toujours pas abandonné son projet de fuite ou de nuisance et voulait voir à quel genre de châtiment il s'exposerait en désobéissant au maître des lieux. Mais rien ne l'avait préparé à ce qui l'attendait.
     - Tu as faim ?
     Etonné par cette sollicitude, Igor tarda un peu à répondre:
     - Oui, Maître.
     - Je ne suis pas ton maître, tu m'as vu avec lui à Moscou, tu sais que je suis son intendant. Tu m’appelleras Monsieur.
     Après une pause, il reprit :
     - Ecoute ... je ne me souviens pas de toi chez Son Altesse ni de tes parents. Il faut dire que j'étais très occupé.
     Vania se souvenait maintenant avec émotion des longues heures passées auprès du Tsar. Il poursuivit :
     - Je suis désolé pour toi, c'est triste et injuste de perdre ses parents ainsi, tu es si jeune...
     Igor évitait de regarder Vania dans les yeux, il voulait rester maître de ses émotions, mais il était vraiment difficile de résister à cet homme. Vania venait même de s'agenouiller devant lui, l'obligeant ainsi à croiser son regard. C'était la première fois que quelqu'un semblait vraiment se rendre compte à quel point il souffrait. Il n'eut pas d'autre choix pour lutter contre les larmes :
     - Et alors, je m'en fous que soyez désolé, c'est votre problème...
     Mais au lieu des coups qu'il attendait, il n'y eut qu'un sourire un peu triste puis Vania se releva. Igor le vit chercher quelque chose dans le bureau, il se disait bien aussi que c'était un peu bizarre qu'il n'y ait aucun fouet nulle part. Pourtant ce ne fut pas un fouet mais un couteau que Vania sortit; intrigué, Igor attendit.
     - Tes mains !
     Igor sans comprendre, tendit ses mains et Vania trancha les cordes qui lui lacéraient la chair depuis des heures. Le garçon commença à se masser vigoureusement les poignets mais il s'arrêta vite car Vania reprenait :
     - Tu ne mangeras que quand tu auras reçu ta première leçon. Assieds toi.
     Il lui désignait une chaise juste devant le bureau. Igor hésitait un peu mais Vania aimait être obéi; il obligea  sans ménagement l'enfant à s'asseoir.
     - Tu veux apprendre à lire et à écrire ?
     Sous le choc, l'enfant faillit se mettre à pleurer, son rêve le plus cher mis à nu, il était prêt à mettre en pièces quiconque oserait se moquer.
     - Cela vous dérange ?
     - Tu veux apprendre oui ou non ? De toutes façons, tu n'as pas le choix, toi et moi nous n'irons déjeuner que quand tu auras fini ta première leçon.  
     En disant cela, il venait de placer devant un Igor abasourdi, une feuille de papier avec un modèle des premières lettres de l'alphabet.
     - Recopie ces lettres et applique toi. Regarde ça c'est un A et ça un B, B et A c'est le début du mot barine.
     La voix était douce et calme, l'intendant, penché par dessus son épaule, lui avait pris la main et lui montrait comment former ses lettres. Igor ne comprenait plus rien, il voulait être sûr :
     - Monsieur, vous vous moquez de moi, n'est-ce pas ? Vous n'allez pas vraiment m'apprendre ? Pas après ce que j'ai fait. Vous allez me dire qu'on arrête la plaisanterie et me battre ensuite. Je ne suis pas stupide.
     - Non, tu n'es pas stupide et tu mérites qu'on se donne du mal pour toi. 
     Puis, il reprit après une courte pause :
     - Je ne te battrai pas, Igor, je n'ai pas de fouet ici, et je n'en ai pas besoin. Mais, si tu recommences à être insolent avec moi, je ferai ce que je t'ai dit, je te ballonnerai toute la journée. De toutes façons, à part aux heures des repas et pendant nos leçons, tu auras les mains liées en permanence, tant que je ne serai pas sur de ton calme et de ton obéissance. Maintenant, on travaille, j'ai tous les pouvoirs ici, y compris celui d'exaucer ton rêve.
     Igor n'était pas encore sûr de tout comprendre, mais il opta pour essayer de faire ce qu'on lui demandait et le cours se déroula tranquillement.
     L'enfant était doué, cela ne faisait aucun doute, il progresserait vite s'il était possible de le convaincre ... Au bout d'une heure quand Vania arrêta la leçon, Igor ne put se retenir:      
     - Déjà ! S'il vous plaît, non !
     Il s'en voulut immédiatement de cette marque de faiblesse mais Vania reprenait déjà :
     - Seulement jusqu'à demain, je t'attendrai ici et nous travaillerons pendant deux heures, tous les matins. Ensuite, tu resteras en cuisine; quand il y aura des gens pour te surveiller, on te détachera, sinon tu resteras attaché sur une chaise. Allez, debout.
     Ils redescendirent tous les deux en cuisine où l'on fit déjeuner Igor, tandis que Vania rejoignait Natacha et Piotr dans la salle à manger.

     Après le déjeuner, Vania avait du travail et s'enferma dans le bureau mais il ne cessait de repenser à l'enfant dont il avait à présent la responsabilité, à son étonnement et à sa joie pendant la leçon, à ses pauvres provocations et à son immense désarroi.
     Il repensait aussi au moment où, croyant libérer encore un peu plus Natacha et Piotr de la servitude, il avait essayé de leur apprendre à lire après en avoir demandé l'autorisation à Nikolaï. Il ressentait encore l'immense déception qui s'était emparé de lui, quand il avait vu que malgré les efforts que tous deux déployaient pour essayer de lui plaire, l'intérêt qu'il ressentait pour les études n'était nullement partagé et quand les leçons étaient devenues des corvées, il avait abandonné, la mort dans l'âme.

     Alors que cet enfant vibrait tellement à la simple vision de quelques mots écrits qu'il était évident que son sauvetage passait par là. Ce que Vania ne mesurait pas encore, c'était la capacité de résistance de ce gamin.

13 -  Le code d'Oulojénié de 1649 permit la recherche illimitée des serfs en fuite après les recensements de 1626 et de 1646-1647.

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