samedi 2 janvier 2016

DEUXIEME PARTIE  CHAPITRE 7 : PREMIERE NUIT MOSCOVITE

La lumière du jour déclinant ne permettait pas de distinguer les traits de l’homme et ce fut avec un léger pincement au cœur que Marie le vit se lever. De toute évidence, il avait vu qu’elle était réveillée et s’apprêtait à s’approcher de son lit. Soudain, un voile se déchira dans l’esprit embrumé de la jeune fille ; comment avait-elle pu ne pas le reconnaître ?
« Oncle Piotr ! »
En un bond, elle fut sur ses pieds et dans ses bras l’instant d’après.
« Marie ! Ma chérie ! J’espère que je ne t’ai pas fait peur. Je voulais absolument assister à ton réveil. J’aurais voulu être là pour ton arrivée mais je ne pouvais pas rester ici en permanence. Tout ira bien maintenant. Je suis désolé pour tes parents. Je comprends à quel point ça a dû être difficile et terriblement éprouvant pour toi. J’aurais voulu pouvoir venir te rejoindre, te protéger …
- Vous avez envoyé Liova. Vous ne pouviez rien faire de mieux.
- Je … J’ai reçu un tel choc en prenant connaissance de ton message. C’est horrible !
- Oncle Piotr, le plus horrible c’est de ne pas savoir pourquoi. C’est moi qu’ils cherchaient. Moi ! J’aimerais tellement savoir. »
Piotr écarta doucement Marie afin de l’obliger à croiser son regard.
« Macha chérie, je te le promets, tu m’entends, je te promets que nous trouverons. J’ai les moyens de te protéger. Je te jure qu’ils paieront pour ce qu’ils ont fait. Viens maintenant, descendons dîner si tu le veux bien.
- Je vous suis. »
Piotr lui tendait déjà le bras quand il arrêta son geste et la maintenant légèrement à l’écart, ajouta :
« Tu es devenue une magnifique jeune fille, Marie. Vraiment !  Une courageuse, intelligente et belle jeune fille. »

Quelques instants plus tard, Marie se retrouvait installée à la table du marchand le plus connu de tout Moscou. Une petite dizaine seulement de convives se trouvaient réunis ce soir-là, car Piotr, prévoyant l’arrivée prochaine de Marie, avait souhaité réduire leur nombre pour ne pas la fatiguer. En plus des maîtres de maison et de leurs filles, venaient de s’installer autour de la table : le secrétaire personnel de Piotr, la dame de compagnie d’Olga, le précepteur des jeunes filles ainsi que quatre des marchands les plus importants de la ville. 
Lorsque Piotr et Marie s’étaient présentés au salon où patientait tout ce beau monde, un silence total s’était fait. Olga avait-elle laissé sous-entendre à ses hôtes qu’une surprise les attendait ce soir ? Etait-ce simplement l’effet de son regard d’ambre, si semblable à celui d’Anissia ? Ou le respect habituel qu’imposait l’arrivée du maître de maison ? Il était difficile de faire la part des choses, ce qui était sûr c’était que tous attendaient que Piotr leur présente la nouvelle venue. Ce qu’il fit sans tarder :
« Chers amis, voici Maria Petrovna, celle que ma très chère femme et moi-même considérons désormais comme notre fille aînée. Toute sa famille a péri en France et à partir d’aujourd’hui elle vivra avec nous. Je sais que vous ferez tout votre possible pour l’aider à s’intégrer à notre vie ici et à la Cour. »
Les « mais, bien sûr », « c’est évident », « absolument » fusèrent avant que Marie ne prenne la parole à son tour. 
« Je vous remercie tous du fond du cœur mais je … je ne pense pas … enfin, je n’imagine pas reprendre une vie sociale normale.
- Et pourquoi donc, ma chérie, s’il te plaît ?
- Mais parce que … vous savez bien. »
Hésitant à poursuivre devant de parfaits inconnus, Marie s’interrompit mais Piotr voulait que les choses soient bien claires.
« Marie chérie, nous ne cacherons rien à nos amis ni à personne d’ailleurs. Le fait que toute ta famille ait été massacrée par des gens qui sont toujours à ta recherche ne doit plus être un secret et chacun sera d’autant plus à même de te protéger que la chose sera publique. 
- Mais, ces gens sont si puissants. Ils seront peut-être là, tout près de moi.
- Il est fort possible effectivement qu’ils aient des espions à la Cour mais comme tu le sais ces gens-là n’attenteront pas directement à ta vie. La seule contrainte pour toi sera d’accepter la présence constante de gardes du corps à tes côtés.
- Je … je ne sais pas trop, Oncle Piotr. Je pensais … rester ici, cachée, à l’abri. Voir tous ces gens après ces moments si pénibles, c’est …
- Je comprends, ma chérie. Il est bien normal que tu prennes quelques jours pour te reposer. Seulement Sa Majesté tient à te voir en personne assez rapidement. Elle a signé les papiers qui font officiellement de toi ma pupille et veut maintenant faire ta connaissance.
- Votre pupille ?
- Oui, Marie. Il te faut un tuteur, c’est la loi. Sa Majesté elle-même m’a demandé d’endosser ce rôle. Si tu penses que ce n’est pas …
- Oh, si, Oncle Piotr ! C’est …c’est ce que je pouvais espérer de mieux. Ma vie ne saurait être entre de meilleures mains que les vôtres ! C’est juste que … je ne pensais pas que le Tsar en personne s’intéresserait à moi.
- Il est vrai que Sa Majesté, après avoir repris le pouvoir il y deux ans, l’a remis entre les mains de sa mère Natalia Narichkina pour mieux pouvoir profiter de sa jeunesse. Il se trouvait par hasard au Kremlin quand je m’y suis présenté pour exposer ma requête. Il a insisté pour te voir.
En entendant ces mots, Gorislav Ilitch, l’un des marchands, prit la parole.
« Si je puis me permettre, Piotr Ivanovitch, je dirais que cela montre à quel point Sa Majesté vous tient en haute estime.
- Il est vrai que Sa Majesté me fait beaucoup d’honneur. »
L’espace d’un instant, Marie crut voir flotter une sorte d’impatience, de contrariété sur le visage de celui qui était devenu son tuteur. Etait-il gêné de parler des marques d’estime que lui montrait le Tsar ? Pourtant chacun savait qu’il était l’un des plus puissants marchands du royaume, que son influence n’était plus à démontrer … Mais la jeune fille avait une autre préoccupation bien plus difficile à évoquer, en particulier devant d’autres personnes et surtout devant Olga.
« Oncle Piotr, je crois pourtant qu’il vaudrait mieux que je reste bien à l’abri, ici.
- Marie, je t’ai dit que …
- Je n’ai aucune envie de raconter mon histoire encore et encore. De parler de … mes parents. »
Contre toute attente, Marie surprit un regard complice entre Piotr et Olga.
« Ma chérie, depuis l’arrivée de ta lettre, nous avons eu le temps de réfléchir. Personne n’a oublié ta Maman et de toute façon, il suffit de te voir pour raviver immédiatement son souvenir. Nous avons déjà annoncé ton arrivée, sans rien dissimuler à nos amis. Les autres l’apprendront très vite, avant même ta première sortie.
- Ce jour-là, je ne te quitterai pas, Marie, et si quelqu’un se permet une réflexion déplacée, c’est moi qui me chargerai de lui répondre.»
La détermination d’Olga Wladimirovna ne faisait aucun doute. Emue, Marie la remercia chaleureusement tandis que les autres invités comprenant que les choses importantes avaient été dîtes intervenaient à leur tour et que la conversation commençait à porter sur les sujets les plus divers. 

Marie se sentait confuse. Pour la première fois depuis des semaines, elle se sentait enfin en sécurité et pourtant une sourde angoisse persistait en elle. D’autre part, le fait de se retrouver assise à table, en quelque sorte en famille, lui rappelait cruellement les dîners de son passé en France. L’idée que les pirojki, le bortch et l’ouchka remplaceraient désormais la poularde et l’agneau de son enfance suffisait à l’emplir de tristesse comme si le fait d’être enfin parvenue à destination rendait le drame plus définitif.
L’idée de remettre sa vie entre les mains de Piotr correspondait à son plus cher désir depuis ce lointain jour où elle avait compris qu’il représentait sa seule chance de survie et poutant quelque chose au fond d’elle-même s’insurgeait comme si ce geste avait représenté une trahison par rapport à Pierre et à Anissia.
Elle se raisonnait, sachant bien que leur choix à eux aussi ce serait porté sur lui et qu’ils auraient été heureux pour elle de voir à quel point elle avait été accueillie à bras ouverts. Les mots « notre fille aînée » résonnaient encore à ses oreilles comme un baume apaisant.
Il y avait cependant autre chose d’extrêmement perturbant dans ce repas ; le contraste saisissant qu’il formait avec ce qu’elle avait vu de Piotr cinq ans plus tôt. Selon Liova, il n’avait pas changé, cela voulait donc dire qu’il avait déjà à ce moment-là ce double visage ; opulent marchand vivant dans le luxe le plus total entouré de sa famille et de ses amis et en même temps personnage à la fois simple et secret du petit palais. 
Liova avait dit qu’elle connaissait le vrai Piotr, celui que peu de gens avaient pu approcher. En fait se disait-elle, le vrai Piotr était certainement une combinaison des deux ; celui qui se tenait à ses côtés, mangeant dans de la vaisselle incrustée d’or et servi par une armée de valets ne pouvait pas feindre sans cesse, une partie de lui devait aimer, rechercher cette vie-là. Après leur voyage en Russie, lors de moments passés à deux, Anissia avait parfois évoqué le souvenir de son mentor ; Marie savait donc qu’à l’époque Piotr ne possédait rien d’autre que son petit palais, qu’il se refusait même à envisager l’acquisition d’autres biens. Pourtant, dix ans plus tard, même s’il avait choisi de ne montrer que ce visage à Marie, il possédait déjà cette double apparence. D’où lui venait-elle ? De la nécessité d’avoir de quoi loger sa famille sans aucun doute mais peut-être aussi d’une désillusion, d’un abandon de certains principes. 
Plongée dans ses pensées, elle n’entendit pas ce que Wladimir Ivanovitch, assis à sa droite, lui demandait. Ce fut Piotr qui dut la ramener sur terre :
« Marie, Son Excellence, te demande si tu gardes un bon souvenir de ton premier séjour en Russie ?
- Mon … oh, je … je suis désolée, Excellence. Oui, bien sûr … »
La jeune fille s’était reprise et réussi à s’intéresser à la conversation jusqu’à une heure raisonnable où elle put enfin prétexter la fatigue du voyage pour se retirer.

En réalité, elle était bien trop tendue pour dormir. Elle se déshabilla et s’allongea pourtant mais, dès que la respiration calme et régulière d’Anna s’éleva dans la pièce, s’enveloppant dans un châle, elle se glissa hors de la pièce. Apparemment les invités étaient partis et les maîtres s’étaient retirés dans leurs appartements, les serviteurs semblaient tous occupés à remettre le palais en ordre pour le lendemain et avaient déserté l’étage où elle dormait. Guidée par son instinct, elle avait compris que Piotr lui avait certainement réservé une chambre tout près de ses appartements. Fidèle à une vieille habitude, elle décida donc tout simplement de suivre le couloir en … écoutant plus ou moins aux portes. Elle n’eut pas à faire beaucoup d’efforts pour trouver ce qu’elle cherchait ; le couloir faisait un coude et, juste en débouchant dans cette nouvelle portion de l’étage, elle entendit des éclats de voix. 
Le maître de maison semblait en colère. Certain que nul n’oserait le déranger, il n’avait même pas pris la précaution de refermer la porte de ses appartements. Poussée par son éternelle curiosité et par son désir de mieux comprendre qui était vraiment Piotr, Marie s’avançait prudemment quand elle s’immobilisa soudain : c’était d’elle que l’on parlait !
« Comment as-tu osé te faire passer pour son mari ? Qu’est-ce qui t’a pris ? Je … »
Liova venait visiblement d’interrompre son employeur, lui ne criait pas et la jeune fille imaginait aisément sa voix basse et tranquille, si froide et si sûre d’elle. S’il respectait et appréciait de toute évidence Piotr il n’était pas homme à se laisser impressionner.
« Oui, l’important c’est que tu aies réussi. Pourtant … »
De nouveau le maître fut interrompu. Marie doutait que beaucoup d’hommes aient jamais osé en faire autant. Aucun autre employé en tous cas et certainement bien peu de concurrents ou de clients. Cette fois, Liova dut être particulièrement convaincant car Marie n’entendit plus rien pendant un moment, preuve que les deux hommes en étaient revenus à une discussion beaucoup plus calme. Elle s’apprêtait à s’approcher sur la pointe des pieds pour essayer d’en savoir davantage quand de nouveau la voix de Piotr s’éleva. Infiniment nette. Il ne criait plus et Marie comprit que si elle l’entendait soudain aussi bien c’était simplement parce qu’il était tout près de la porte. Terrifiée à l’idée d’être ainsi prise en faute, elle se rua vers sa chambre. D’autant plus vite qu’elle avait distinctement entendu les ordres que le maître venait de donner :
« A partir de maintenant, tu ne la quittes plus des yeux. Tu deviens son ombre. Tu la suis toute la journée et la nuit tu dors au pied de son lit. Dès ce soir. »

Quelques secondes plus tard, elle se glissait entre ses draps. Dans la pièce voisine, Anna dormait toujours. Le cœur battant, Marie tenta d’imiter sa respiration pour ne pas éveiller les soupçons de Liova qu’elle venait de voir se glisser dans la pièce. Les yeux clos, elle tentait de deviner les mouvements du garde du corps mais aurait été bien incapable de prédire ce qui se produisit alors. Une sévère tape sur les fesses lui fit ouvrir les yeux. Liova se tenait debout, juste à côté d’elle.
« Aïe ! Qu’est-ce que … Liova ? Mais tu … tu es fou ou …
- Tu en mériterais une bonne dizaine. Et n’essaie même pas de me faire croire que tu dormais. Ta délicieuse odeur embaume le couloir et ta respiration ne trompe personne.
- Bon, je l’admets ; c’est vrai, je n’arrivais pas à dormir, mais tout de même, je ne pense pas qu’Oncle Piotr serait d’accord.
- Pour que je te brutalise ? Il est prêt à tout pour que tu restes en vie. Et moi aussi. Alors les balades nocturnes, c’est fini. Tu as traversé l’Europe pour venir ici, tu leur as échappé pendant des jours, des semaines et tu voudrais te jeter dans leurs pattes maintenant !
- Mais, Liova, ici, je suis en sécurité. Nous sommes chez Oncle Piotr !
- Princesse, ne fais confiance à personne d’autre que moi. La journée, il n’y a pas de problème ; il leur est impossible de parvenir jusqu’à toi. La nuit, les gardes veillent et la chose semble totalement improbable mais on n’est jamais trop prudent, un valet soudoyé, un faux message … Je ne sais pas mais je ne veux courir aucun risque. Regarde, ta servante dort juste à côté pourtant elle n’entend rien. Alors, plus un pas sans moi. Compris ? 
- Oui, compris. Liova ?
- Quoi ?
- Je t’ai dit merci pour m’avoir ramenée saine et sauve ?
- Tu n’as pas besoin de …
- Merci. Merci de prendre soin de moi. Je …
- C’est bon. Dors, maintenant. 
- Liova ?
- Quoi encore ?
- Où vas-tu dormir ?
- Sur ce divan. Je serai très bien.
- Prends ces coussins et cette couverture.
- Si tu veux. Bonne nuit, Princesse.
- Bonne nuit.

Résignée, Marie se décida enfin à passer sa première nuit moscovite sous bonne garde.

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