dimanche 10 janvier 2016

LE BARINE ET LE MOUJIK DEUXIEME PARTIE CHAPITRE 22 : NIKOLAI ENFIN !



     Puis, Sa Majesté s'écarta à son tour, laissant Vania se diriger vers sa femme. Très pâle mais très digne, soutenue une fois de plus par Tatiana, Natacha cherchait à croiser le regard de Vania.
     Quand elle y parvint, elle fut rassurée : c'était bien le même regard tendre et déterminé. L'épreuve, loin de briser Vania, semblait lui avoir donner davantage d'assurance. Natacha en fut convaincue quand il la prit dans ses bras et l'embrassa tendrement, comme ce premier soir, à l'auberge, des années auparavant.
     Le monde s’arrêta pour eux, puis Vania se retrouva confortablement installé dans un fauteuil du salon, Sa Majesté prenant place dans le fauteuil voisin. Nikolaï et son père s'installèrent, puis le reste de l'assemblée fut autorisé à s'asseoir pendant qu'une collation était servie.

     Vania allait commencer son récit et répondre aux questions du Tsar quand il s'aperçut que ses deux sauveurs n'étaient pas dans la pièce. Il les chercha du regard, et finit par les découvrir sur le seuil du salon. Il les interpella :
     - Alexeï Dimitriovitch, Igor, approchez s'il vous plaît !
     Hésitant, Alexeï s'avança et en arrivant devant le Tsar mit un genou à terre puis le deuxième, imité en tous points par Igor. Sa Majesté s'adressa au jeune homme :
     - Pourquoi hésiter Alexeï Dimitriovitch ?
     - Votre Majesté a sans doute eu la bonté d'oublier ma désobéissance, mais je pensais qu'il ne lui serait pas très agréable de se retrouver en ma présence.
     - Je n'ai rien oublié du tout, Alexeï Dimitriovitch, ni la désobéissance, ni le fait que vous deviez la vie à Vania ...
     Puis il ajouta après une pause :
     - Ni le fait que vous avez largement payé votre dette et mérité votre pardon en nous le ramenant sain et sauf. Prenez place !
     Alexeï s’exécuta, laissant Igor seul face au Tsar :
     - Et toi, qui es-tu ?
     - Je m'appelle Igor, Votre Majesté.
     - Es-tu un des serviteurs du comte Kirinski ?
     - Non, Votre Majesté. De Son Altesse Nikolaï Vladimirovitch Pavelski. Je vis à Orenbourg.
     - Comment se fait-il que tu sois parti à la recherche de Vania ? 
     - J'étais tellement inquiet pour lui, je l'aime tellement, il a été si bon pour moi ...
     - Ton maître n'a pas pu t'y autoriser. Qui te l'a permis ?
     - Personne, Votre Majesté.
     - Tu n'as donc pas besoin de permission. Quel serviteur obéissant !
     - Jamais mon maître ne m'en voudra d'avoir aidé à chercher Monsieur l'intendant.
     - Tu crois connaître ton maître à ce point ?
     - Oui, Votre Majesté.
     Le Tsar commençait à être amusé par la belle assurance affichée par le jeune garçon, il se tourna vers Nikolaï :
     - Dîtes moi, cousin, vous ne m'aviez jamais parlé de celui-ci dans vos récits sur Orenbourg.
     Igor se mit à trembler, si son maître révélait au Tsar l'histoire qui l'avait mené jusqu'à Vania, il risquait gros. C'était pour cette raison qu'il avait donné le nom entier de Nikolaï, ne voulant pas que le Tsar s'adresse à l'autre prince Pavelski.
     - Il s'agit d'une acquisition ... récente ... disons que mon père était fatigué de sa désobéissance et que nous avons pensé que seul Vania pourrait en tirer quelque chose de bon.
     - Il a su touché son coeur c'est évident mais l'obéissance ... J'imagine que nous lui pardonnerons étant donné le résultat. Relève toi Igor, va t'installer à côté de ton maître et demande lui pardon. 
     Le jeune garçon obéit, mais quand il s'inclina devant Nikolaï en lui baisant la main, le prince ne vit qu'un immense merci dans les yeux noirs. De demande de pardon, point ! Il sourit et fit asseoir l'enfant sur l'accoudoir de son fauteuil en passant un bras autour de sa taille.

     Igor fut soulagé de voir que le Tsar reportait son attention sur Vania :
     - Vania, sais tu qu'il te ressemble énormément ce gamin?
     - Je suis heureux que vous ayez remarqué, Votre Majesté. C'est un très brave garçon qui a appris à obéir mais qui a su garder sa personnalité. 
     - Bien, alors maintenant, raconte !
     Et Vania raconta, en édulcorant énormément les sévices qu'il avait du subir par égard pour Natacha d'abord, pour Tatiana et la comtesse ensuite. Quand il eut fini, le Tsar lui rappela que le comte avait été arrêté et lui annonça qu'il devait être exécuté dans trois jours au poste de police voisin. Sa Majesté voulait savoir si Vania souhaitait quelque chose de particulier à ce propos et s'il souhaitait y assister.

     Vania se sentait partagé entre son désir de vengeance et sa volonté d'oublier. Voyant Vania hésiter, Alexeï emporté par la fougue de sa jeunesse intervint :
     - Fais le payer, Vania, demande la torture.
     Vania sourit à son ami mais refusa d'un signe de tête. Il se tourna vers Natacha et sut instinctivement ce qu'elle souhaitait; retourner au plus vite à Orenbourg, loin de tout ça. Un regard vert s'imposa alors à Vania, il se tourna vers Nikolaï :
     - Votre Altesse, je n'ai pas encore pu vous le dire, mais, si j'étais encore en vie quand Alexeï est arrivé, c'est grâce à vous. Je n'ai cessé de voir vos yeux et d'entendre votre voix me dire de tenir bon. Je suivrai votre conseil.
     Nikolaï réfléchit puis répondit :
     - Je suis très touché par ce que tu viens de m'apprendre. Mais ce que tu me demandes est très délicat ... voici ce que, moi, je ferai : j'irai voir son exécution afin de pouvoir mieux oublier. Sans plus.
     - Qu'il en soit ainsi, conclut Vania.
     - Qu'il en soit ainsi, conclut le Tsar.

     Et il en fut ainsi ! Quelques jours plus tard, Vania encadré de Nikolaï, d'Alexeï, du prince Pavelski, du comte Kirinski et du Tsar assista à l’exécution de son bourreau. Celui-ci fut trainé dans une cour au fond de laquelle se dressait la tribune des "spectateurs ". Il fut attaché à un poteau en forme de Y qui  permit à ceux qui lui faisaient face de voir son visage se tordre de haine quand le Tsar annonça à tous que Vania héritait de tous les biens et du titre du comte. Par la suite, ce fut la douleur qui se peignit sur son visage lorsque le " knout " fit son oeuvre. Mais le comte n'était pas aussi endurant que Vania et la douleur le fit s'évanouir assez vite. On le réveilla et l'on s'apprêtait à poursuivre le "knout" quand Vania demanda au Tsar de procéder à la pendaison le plus rapidement possible.
     - Tu es sûr ? demanda le maître de la Russie.
     Vania regarda les yeux du supplicié, le désespoir d'avoir tout perdu par sa propre faute et de voir Vania gagner de l'importance une fois de plus, était de loin supérieur à toutes les douleurs possibles.
     - Oui, Majesté.
     Le Tsar fit un geste et l'homme fut traîné jusqu'au gibet où il rendit enfin l'âme. Vania troublé, resta quelque temps à contempler le corps sans vie qui se balançait au bout de la corde. Les autres étaient partis, suivant le Tsar qui s'en retournait vers son carrosse. Soudain, un bras entoura les épaules de Vania et quelqu'un le serra très fort contre lui.

     La haute taille ne permettait pas le doute; Nikolaï était revenu sur ses pas ! Il s'écarta légèrement afin de croiser le regard de Vania :
     - Je crois que je l'aurais volontiers tué de mes propres mains si j'avais pu. Quand j'ai appris que l'on t'avait enlevé, j'ai eu tellement mal. Je n'ai jamais eu aussi mal depuis la mort de ma mère.
     Vania ne répondit pas, il luttait contre l'émotion; curieusement, lui, si fort jusqu'à présent, se sentait faiblir. Puis il comprit ! Il pouvait enfin se permettre de pleurer parce que là, dans les bras de Nikolaï, il avait vraiment le sentiment, absurde certes, mais bien réel d'être protégé du monde entier, de pouvoir cesser de penser par lui même.  Il avait remis sa vie entre les mains de cet homme des années auparavant et bien qu'il ait vieilli, mûri et pris beaucoup d'assurance, ce lien existait toujours.
   Nikolaï comprenait l'émotion de son ami, il reprit doucement :
     - Vania, j'ai autant besoin de toi que toi de moi. Pour commencer, je veux te demander une faveur, appelle moi Nikolaï et tutoie moi.
     Vania ne répondait toujours pas, la tête enfouie de nouveau contre la poitrine du prince. Désignant du menton le pendu, Nikolaï ajouta :
     - Cette pourriture a eu au moins un mérite; il t'a montré qu'il n'y a plus de moujik en toi quoi que l'on fasse. Il t'a aussi montré à quel point tu es fort; peu d'hommes auraient survécu, car j'ai deviné tout ce que tu as caché à Natacha. Viens, Sa Majesté nous attend.
     Vania réagit enfin, il s'écarta légèrement et fixant le regard vert qui l'avait tant soutenu, répondit :
     - Maître,
     Puis devant le geste de dénégation de Nikolaï il s'empressa d'ajouter:
     - Permettez, une dernière fois, que je vous appelle ainsi. Si vous avez raison, si je ne suis plus un moujik, je dois aussi me séparer de vous. Enfin, de celui que vous êtes toujours à mes yeux. Je viens encore de m'en rendre compte à l'instant. Vous voulez que je vous appelle Nikolaï, c'est le plus grand honneur que vous pourriez me faire, mais je dois d'abord me séparer du seul vrai maître que j'ai jamais eu, le seul dont j'aurais tout accepté.
     En disant ces mots, il se laissa glisser aux pieds de Nikolaï et lui baisa les mains. Avant que le prince ne se soit déterminé à répondre, Vania se releva un sourire aux lèvres:
     - Dépêche toi, Nikolaï, tu fais attendre ton auguste cousin. Et puis, cesse de dire des bêtises, si quelqu'un est au courant de tout ce que j'ai subi, c'est bien Natacha; elle, elle a vu les cicatrices.

     Nikolaï éclata d'un rire joyeux et ce fut en se tenant par les épaules et en riant que les deux compères tournèrent le dos au passé qui se balançait au bout d'une corde pour se diriger vers leur avenir immédiat : le carrosse du Tsar. 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire