samedi 9 janvier 2016

LE BARINE ET LE MOUJIK DEUXIEME PARTIE CHAPITRE 16 : MILENA



     Nikolaï avait eu une surprise ce jour là; un pli, plutôt urgent selon le porteur, venait de lui être remis et il constata avec étonnement qu'il venait de son oncle Fédor. Nikolaï n'avait jamais beaucoup fréquenté la famille de son père depuis ses quinze ans et le souvenir qu'il gardait de cet homme était plutôt vague.
     Etonné de la demande de visite immédiate qui lui était faite, le prince se décida, malgré tout à accéder au désir de son oncle. Celui-ci demeurait à quelques verstes de Moscou, en pleine campagne, et la promenade parut agréable à Nikolaï qui se présenta de fort bonne humeur au château.
     Mais quand il découvrit son oncle, il s'assombrit; il était en effet plus qu'évident que l'homme était malade et que la visite allait prendre la tournure d'un adieu définitif. Comme il s'y attendait, son oncle après quelques banalités, en vint au fait :
     - Nikolaï, tu dois avoir compris que j'ai quelque chose d'important à te demander afin de pouvoir partir en paix. Nous ne nous connaissons pas très bien, mais j'ai gardé un très bon souvenir du jeune homme que tu étais. J'ai aussi suivi, de loin, ta vie et j'aime assez ce que l'on dit de toi. 
     - Et que dit-on de moi, mon oncle ?
     - Que tu es un esprit original et un homme bon.
     - Vous me flattez, mon oncle.
     - Pas du tout, mon neveu, le temps presse trop pour continuer à jouer ainsi avec les convenances. Je voudrais te demander une faveur; comme tu t'en doutes, mon fils héritera de tous mes biens dans peu de temps. Non, ne proteste pas; tu as très bien compris que je vais mourir. Il deviendra le maître de tous mes serviteurs, mais je voudrais t'en confier deux qui me tiennent particulièrement à coeur. Non pas que mon fils soit un monstre mais il n'est guère patient et ce sont des cas particuliers.

     - Je suis effectivement à la recherche de nouveaux serviteurs, et si cela est important pour vous, je ne vois pas d'inconvénient à ...
     - Attends un peu que je te les présente. D'abord il y a Dimitri. Il est né sur mes terres et y a toujours vécu. C'est une sorte de géant, très calme mais très impressionnant, fort comme un boeuf. Il est intelligent mais ne sait pas forcément se taire quand il le faudrait, il peut devenir ... têtu et insolent.
     - Charmant portrait, mon oncle !
     - Comme valet, il n'est pas très ... doué. Il vaut mieux l'employer pour tous les travaux de force et, comme garde du corps, il n'a pas son pareil. Il m'a sauvé la vie il y a dix ans, Nikolaï.
     - Alors, j'ai hâte de faire sa connaissance.
     L'oncle de Nikolaï sonna et un géant blond entra dans la pièce. Il s'approcha des deux hommes et Nikolaï se dit qu'il valait effectivement mieux être son maître que son adversaire.
     Dimitri s'inclina puis osa :
     - Maître, je dois vraiment vous quitter aujourd'hui ?
     - Oui, Dimitri. Nous en avons déjà parlé. Je te présente ton nouveau maître, mon neveu, Nikolaï Wladimirovitch Pavelski.
     Dimitri s'inclina sans un mot devant Nikolaï qui lui demanda d'aller l'attendre à côté de son carrosse. Puis le prince se disposa à écouter la présentation du deuxième personnage, mais cela semblait beaucoup moins facile pour l'oncle Fédor. Enfin, il se lança :
     - Il y a onze ans, je me suis retrouvé veuf, comme tu le sais peut-être. Je me suis senti très seul et j'étais encore ... enfin ... pas trop vieux. J'ai eu plusieurs aventures qui n'ont pas duré, alors je suis allé au plus facile ... une de mes servantes. Pendant longtemps.Ce qui devait arriver ... est arrivé; elle est tombée enceinte. J'aurais dû placer l'enfant, une petite fille, en nourrice, dans l'un de mes villages. Et l'oublier. Comme ...
     - Comme le font la plupart des maîtres ... indélicats. Oui, je sais.
     - Nikolaï, tu es jeune, ne juge pas si vite !
     - Je ne juge pas, mon oncle, je vous assure.
     - Tu sais, Macha, c'était le nom de ma servante, était folle de sa fille. Quand je l'ai placée en nourrice, elle pleurait, pleurait sans cesse, ne mangeait plus, voulait mourir. Alors ... alors j'ai rappelé l'enfant près d'elle au château ... Et elle a été élevée ici, comme une servante de plus. Sa mère est morte l'an dernier. La petite a neuf ans et s'appelle Milena.
     - Mon cousin, votre fils, n'est pas forcément au courant. Sinon, je comprends que ce serait ... délicat. Vos serviteurs ... savent-ils ?
    - C'est le genre de choses plutôt difficile à cacher. Pour l'instant ils se taisent, je n'ai pas beaucoup de visites et puis, mon fils ne vient que deux fois par an, il me suffit de cacher Milena pendant ce temps. Mais, quand je serai mort, ils appartiendront à mon fils, et parleront forcément. Il est si ... jaloux ... la mémoire de sa mère ... et puis, il peut se montrer brutal ... et, de toutes façons, il comprendrait forcément ... en ... en la voyant.
     - Elle vous ressemble à ce point ?
     Fédor eut un pauvre petit rire qui mit à mal ses poumons fatigués.
     - C'est à toi qu'elle ressemble !
     - Quoi ?
     - Oui, ce que je te demande est vraiment une grande faveur, car on la prendra pour ta fille. Cela pourra peut-être être gênant, pour toi ...Mais je t'en prie ! Sauve la ! Protège la!
     Nikolaï avait compris :
     - Elle a les yeux de votre mère ? Ma grand-mère ? N'est-ce pas ?
     - Oui, Kolia, oui. Sauve mon enfant, je t'en prie ! Promets moi !
     Nikolaï ne voyait pas très bien comment il pourrait refuser cette dernière faveur à un mourant, mais la perspective d'avoir sa cousine comme servante le mettait mal à l'aise.
    - Je vous le promets, mon oncle, même si cela ne me plaît guère. Je vous promets de veiller sur elle.

     Fédor voulait en finir, parler lui était difficile et l'émotion était trop forte, il sonna et une enfant se présenta. Le coeur de Nikolaï se serra en voyant à quel point elle tremblait de peur en découvrant celui qu'elle savait être son nouveau maître. Elle supplia :
     - Maître, gardez moi, je vous en prie, je ...
     Fedor fit un énorme effort pour paraître sur de lui :
     - Je ne peux pas, Milena, tu dois partir. Aujourd'hui même. Plus tard, tu comprendras ... peut-être. Tu es vraiment en danger ici. Son Altesse va prendre soin de toi. Fais lui confiance, Milena.
     En disant ces mots, il attira l'enfant contre lui et déposa un baiser tout paternel sur son front. Nikolaï comprenait que prolonger l'entretien ne pourrait que faire souffrir son oncle, il se dépêcha donc d'y mettre un terme et prenant la petite fille par la main, l'entraîna hors de la pièce.
     En arrivant chez lui, il convoqua son intendant, lui dit la vérité et ils convinrent de cantonner Milena à la cuisine les jours suivants afin d'éviter au maximum les racontars. Mais ils savaient tous les deux que la ressemblance flagrante entre l'enfant et le prince ne saurait rester secrète longtemps.
     Nikolaï passa la nuit suivante à réfléchir. Cacher Milena dans l'un de ses villages était idéal pour lui mais ferait cruellement souffrir l'enfant qui venait de tout perdre. Faire passer la petite fille de la douceur relative de l'état de servante auprès de Fédor au travail des champs au milieu d'inconnus n'était pas digne de la promesse qu'il venait de faire.
     La garder au palais, au milieu des allées et venues et parmi autant de serviteurs était la porte ouverte aux commérages et aux problèmes éventuels avec son cousin. Qui plus est, Nikolaï, ému par l'angoisse de l'enfant et la peur qu'il semblait lui inspirer, doutait de la justesse d'une condition de servante pour celle qui était, malgré tout, de son sang.
     Une idée s'imposa à lui comme une évidence : Vania! L'incontournable Vania ! Il allait organiser tout cela au plus vite! 

     Mais il n'en eut pas le temps; un message d'une urgence extrême le contraignit à faire ses valises cette même nuit. Le lendemain, il était déjà parti en compagnie de Vassili, laissant Wladimir gérer au mieux ses affaires.

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