dimanche 3 janvier 2016

DEUXIEME PARTIE  CHAPITRE 17 : AZAT

Au bout d’une vingtaine de jours, Marie avait déjà renoncé à compter depuis quelque temps, un changement s’opéra : ses gardiens semblaient préférer la faire dormir le jour quitte à devoir la surveiller un peu la nuit. La jeune fille comprenait parfaitement ce que cela signifiait ; ils approchaient du Khanat de Crimée et donc de la frontière. L’armée russe ne devait pas se trouver très loin et les contrôles pouvaient devenir plus fréquents. Une jeune fille fatiguée par un si long voyage ; rien de bien extraordinaire, surtout quand dans la même voiture une beauté aux yeux d’un bleu incroyable vous demandait d’excuser sa jeune sœur.
A travers le brouillard qui s’était fait plus dense, Marie voyait défiler des villages en feu, des récoltes pillées, des gens en haillons fuyant des combats qui ne disaient pas leur nom et des soldats totalement perdus. 
De braves moujiks trop effrayés eux-mêmes pour lui venir en aide, des militaires incompétents et aveugles aux signes désespérés qu’elle leur adressait - ou croyait leur adresser – et pour finir des cavaliers vêtus de longues tuniques portées sur des sortes de vestes matelassées et des bottes à revers. La réalité s’imposa alors à elle ; elle venait de croiser la route des Tatars.
Ce qui l’impressionna le plus ce furent les immenses arcs qui ceignaient leurs épaules ; elle imaginait sans mal les dégâts qu’ils pouvaient causer ! L’image de Wladimir blessé, mort peut-être vint la hanter. Elle pouvait bien se l’avouer maintenant qu’il était trop tard, que les Tatars les avaient trouvés, dans le visage de chaque soldat russe qu’ils avaient croisé c’était celui de Wladimir qu’elle avait cherché. Comme une ultime chance, un petit miracle. Mais elle était bien seule. Définitivement. Irrémédiablement.
Les cavaliers Tatars encadraient le carrosse et Marie remarquait avec quelle vitesse tous s’écartaient maintenant devant eux. La crainte se lisait clairement sur le visage de tous ceux qui croisaient leur route, Russes ou Tatars. De toute évidence d’ailleurs, celle qui les effrayait le plus … c’était Alma. Marie ne pouvait s’empêcher d’être impressionnée par l’ascendant que la princesse exerçait sur tous ces hommes, pourtant si féroces. Le seul avantage de la présence des cavaliers était que désormais on ne la droguait plus et qu’elle pouvait observer ce qui l’entourait. Bien sûr, elle ne comprenait pas tout car les cavaliers et Alma communiquaient dans une langue qui lui était totalement étrangère mais le langage de la crainte était universel et c’était bien plus que du respect qu’elle lisait dans leurs yeux.
La craignaient-ils parce qu’elle était la fille du prince Azat ? Parce qu’ils connaissaient sa cruauté ? Il était difficile de le savoir mais ce qui était certain c’était que la nouvelle de son retour et de la présence à ses côtés d’une jeune fille russe s’était répandue à la vitesse de l’éclair. Les cavaliers se faisaient de plus en plus nombreux, rivalisant d’adresse pour approcher le carrosse, chacun semblant vouloir avoir le privilège d’apercevoir la prisonnière. Certains étaient même capables d’écarter le rideau des portières tout en maintenant leur cheval au galop d’une simple pression des genoux. Il était aisé de comprendre pourquoi l’Empire Ottoman se servait d’eux pour former leur cavalerie ; les dégâts qu’ils devaient être capables de causer avec leur arc ou l’énorme cimeterre qui ne quittait pas leur ceinture étaient évidents.
Les haltes n’étaient guère plus reposantes. La tente que l’on dressait à chaque fois pour Alma n’abritait qu’un seul lit au pied duquel on attachait Marie. Impossible de vraiment pouvoir se reposer, couchée à même le sol, les mains entravées et les rires gras des gardes dans les oreilles. Les hommes semblaient d’ailleurs sans cesse avoir quelque chose à dire à Alma. A peine pénétraient-ils dans la pièce que Marie sentaient leur regard peser sur elle, certains osaient même la frôler, la toucher. La jeune fille essayait de se maîtriser mais son regard angoissé n’échappait pas toujours à Alma qui ne ratait pas une occasion de se moquer d’elle. Comme ce jour-là.
« Ne t’inquiète pas, petite mijaurée, aucun d’entre eux ne te violera. Ils ont bien trop peur d’Azat. C’est à lui que tu es destinée.
- Alma, dis-moi … quel genre d’homme est ton père ?
- Un homme respecté de tous. 
- Oui, mais …
- Tu n’as rien à craindre de lui. Il sait se montrer aussi doux qu’un agneau avec les femmes.
- C’est … c’est vrai ? »
Alma avait alors éclaté de rire.
« Mais non, pauvre idiote. Azat le Cruel aime faire souffrir. Il n’est pas respecté, il est craint ! Il les terrifie tous ! Tu auras vite fait de comprendre. »
Désespérée et meurtrie par la cruauté d’Alma, Marie n’avait plus rien dit.

Enfin le voyage prit fin. Marie le devina quand leur escorte les abandonna comme si le plus petit danger était désormais écarté. Elle savait qu’elle allait maintenant devoir affronter le père d’Anna et que sa vie ne tiendrait qu’à un fil, que si on ne la tuait pas rapidement ce serait la dure existence d’esclave qu’on lui ferait mener qui y parviendrait, pourtant elle se sentait soulagée de ne plus avoir à fuir. Peut-être même aurait-elle la réponse à la question qui la torturait depuis des jours ; qu’y avait-il dans cette boîte à bijoux ? 
Quand elle descendit de la voiture, son regard se porta immédiatement sur une immense tente ronde. Le tissu qui semblait de cuir clair était éclairé de dizaines d’oriflammes rouges. L’un des pans était relevé indiquant l’entrée. A vrai dire, il aurait été difficile de la manquer ; le chemin qui y menait était bordé de poteaux en bois auxquels étaient attachés des prisonniers. Hommes et femmes mêlés, vêtements déchirés, dos zébré par les coups de fouet ; ceux qui ne gémissaient pas étaient soit évanouis soit mourants. De toute évidence, Azat aimait punir lui-même ceux qui lui avaient déplu. Et ils semblaient nombreux !
L’effet était sans aucun doute très dissuasif et tous ceux qui y pénétraient, même s’ils n’étaient pas prisonniers comme Marie, ne pouvaient que se sentir emplis de crainte à l’idée de se trouver face au maître des lieux. Crainte qui ne faisait que s’amplifier à la vue du prince ; un visage taillé à la serpe, de longs cheveux sales, une moustache tombante, d’épais sourcils et surtout des yeux d’un noir profond donnaient au personnage un aspect à la fois inquiétant et repoussant.
Le plus effrayant pourtant restait sa carrure ; bien plus grand que la plupart des autres hommes, le prince paraissait presque aussi large que haut tant sa musculature était développée. Ce fut du moins l’impression qu’il fit à Marie pendant les quelques secondes où elle put l’observer tandis qu’il se dirigeait vers elle. 
Derrière lui, assis à une table de bois se trouvaient plusieurs hommes, des sortes de lieutenants probablement. Azat venait d’abandonner momentanément son déjeuner pour venir accueillir sa fille. Il était pourtant difficile de considérer ce geste comme une manifestation de tendresse, tant l’étreinte qu’il imposa à Alma était brutale. Enfin, il sembla s’intéresser à Marie, la désignant du menton, il demanda en russe à Alma :
« Alors c’est elle ? La Française ?
Alma se contenta de hocher la tête, attendant qu’Azat reprenne.
« Le coffret ? »
Cette fois-ci, toujours sans prononcer un mot, la fille sortit de sa poche la précieuse petite boîte avant de l’exhiber sous les yeux de son père. 
« Intact ? »
Un nouvel hochement de tête. Marie commençait à se dire que l’économie de mots semblait la règle dans cette famille quand Azat insista provoquant le dépit d’Alma.
« Tu en es sûre ?
- Si tu ne me crois-moi pas, Père, vérifie toi-même.
- Attention !
- Je les ai ramenées, elle et sa foutue boîte. J’ai pris tous les risques, fait tout ce chemin, risqué de rester esclave toute ma vie. Tout ça pour protéger ces chiens !
- Tais-toi ! Ces chiens comme tu dis nous servent bien. Le commerce …
- Oui, bien sûr. C’est bien plus important que ta propre fille. »
La gifle qu’Alma reçut aurait terrorisé n’importe qui avant de le réduire au silence mais la jeune femme, sans doute habituée à ces mauvais traitements depuis l’enfance, se contenta d’essuyer le petit filet de sang qui perla soudain aux coins de ses lèvres avant de reprendre.
« De quoi vous plaignez-vous ? Votre nouvelle esclave ne vous plait pas ? Vous pourrez même vérifier auprès d’elle l’histoire de la boite. Je suis sûre que vous prendrez plaisir à la questionner. A votre façon. »
Un frisson glacé courut le long du dos de Marie : finalement, le plus dangereux des deux semblait bien être la frêle jeune femme aux yeux bleus et non l’impressionnant guerrier tatar.

Quand le regard d’Azat s’était posé sur elle, Marie avait frémi de la tête aux pieds. A la sauvagerie presque normale chez un guerrier de sa trempe, s’ajoutait le désir brûlant d’un homme pour une jeune fille mais surtout l’inquiétante certitude d’un absolu pouvoir sur les êtres et les choses.
Maintenant qu’Alma les avait laissés, allant prendre place à la longue table derrière eux, Azat venait de l’attirer plus près de lui. Très vite, elle sentit sur elle ses mains avides qui tiraient, déchiraient, palpaient tandis que des lèvres brutales se posaient sur les siennes. Il n’y avait aucun doute, elle était bel et bien devenue sa chose à l’instant où elle était entrée sous sa tente et Azat était tout sauf un homme patient.
Consciente que son seul moyen de rester en vie était de surmonter le dégout qui l’envahissait, elle tentait de rester le plus passive possible mais quand elle le sentit remonter ses jupons et commencer à caresser ses cuisses, elle ne put résister davantage et se mit à se débattre et à le repousser de toutes ses forces. 
Alors qu’elle s’attendait à recevoir le même traitement qu’Alma, elle découvrit qu’Azat se contentait de la maitriser puis de l’éloigner légèrement de lui. Avant d’éclater de rire.
« Enfin ! Tu y as mis le temps ! S’il y a quelque chose que je déteste chez une femme c’est la passivité. Si tu ne veux pas que je t’égorge cette nuit comme un petit veau tétant encore sa mère, bats-toi comme une tigresse. Pour l’instant, suis-moi ! »
Il s’était emparé de sa main et l’entrainait à sa suite vers sa place au centre de la table. D’un coup de pied, il renversa le tabouret juste à côté du sien sur lequel était assise Alma. Déséquilibrée, la jeune femme serait tombée si son voisin ne l’avait pas retenue.
« Dégage ! »
Sans un mot, Alma alla s’installer plus loin, en bout de table, pendant que Marie, obéissant à Azat, prenait sa place. Encore sous le choc à la fois de la réaction d’Azat et surtout du regard meurtrier que venait de lui lancer Alma, Marie dédaigna le ragout qui se trouvait devant elle et se contenta d’avaler quelques bouchées de pain. 
« Avale ça ! »
Azat venait de verser une rasade de vodka dans le gobelet qui se trouvait devant elle. Tentée dans un premier temps de refuser, Marie se ravisa ; l’alcool lui donnerait peut-être un peu du courage qui commençait à lui manquer. Elle vida le verre d’un coup et faillit étouffer tant le liquide lui brûla la gorge. Les larmes aux yeux, elle tentait de reprendre son souffle sous les rires des guerriers tatars réunis ce soir-là quand leur chef l’attira sur ses genoux. Aussitôt, elle sentit ses lèvres sur les siennes et dut rapidement lutter contre la nausée, Azat s’emparait de sa bouche comme il la posséderait probablement plus tard ; profondément, violemment, brutalement. 
Elle commençait à étouffer mais désespérait de jamais pouvoir se libérer de son emprise tant il lui tenait fermement les poignets d’une seule de ses énormes mains quand elle se rendit compte que l’on venait de servir du thé brûlant devant eux. Elle utilisa son coude droit pour faire basculer le liquide sur la table en espérant qu’il atteindrait l’avant-bras dénudé du prince. A vrai dire, ce fut plutôt sur ses vêtements à elle que le thé se répandit mais légèrement surpris Azat la relâcha tout de même. Elle voulut en profiter pour s’emparer du couteau qui se trouvait à sa droite mais alors qu’elle était en train d’y parvenir une lame se posa sur sa gorge. 
« Tu veux jouer avec moi, petite garce ? Ne crois pas pouvoir le faire à armes égales. »
De fait, le poignard dont il la menaçait était impressionnant. De toute façon, même s’il avait tenu un simple canif, elle n’aurait pas insisté ; son but était seulement de détourner son attention, en aucun cas de tenter de le blesser. C’est ce qu’elle tenta d’expliquer. En vain. Azat dégagea brutalement ce qui se trouvait sur la table devant eux avant de l’obliger à s’y allonger.  
Habitués sans doute à ce genre de choses, les hommes qui les entouraient étaient restés impassibles, se contentant de mettre à l’abri leurs verres. Ils s’apprêtaient maintenant à regarder le spectacle qu’Azat ne manquerait pas de leur offrir.
Celui-ci venait de basculer Marie sur la table et tenait ses mains prisonnières au-dessus de sa tête. A moitié couché sur elle, il avait entrepris de lui caresser les seins, de les meurtrir plutôt de son énorme main. Ses jambes emprisonnaient celles de la jeune fille et elle pouvait sentir le désir animal qui montait en lui. La panique commençait à l’envahir, plus rien ne semblait pouvoir empêcher Azat de la pénétrer pourtant une seule idée l’obsédait : elle survivrait peut-être à ses assauts mais pas à l’humiliation, à la détresse, à l’horreur d’un viol public.
Consciente du pouvoir de ses yeux fauves, elle s’obligea à le regarder bien en face. Au lieu d’implorer sa pitié comme il devait s’y attendre, elle le provoqua.
« Allez-y, violez-moi ! Dans cinq minutes vous aurez fini. Quel plaisir aurez-vous eu ? Ne comprenez-vous pas qu’il vous en faut toujours plus ? Que votre violence, tous ces viols, ces meurtres ne vous suffisent plus ? Au début peut-être mais … »
Le poing d’Azat s’abattit à quelques centimètres de son visage.
« Comment oses-tu ? 
- Un jeu.
-Quoi ?
- Je vous propose un jeu. »
Le regard d’Azat hésitait entre fureur, désir et … étonnement. Ses mains s’étaient faites moins brutales.
« Au lieu de me soumettre, obligez-moi à le faire.
- Quoi ? »
Cette fois, il l’avait carrément lâchée, se redressant à moitié. Prudemment, Marie resta couchée avant de répondre. 
« Jouissez du plaisir de me voir m’humilier devant vous avant de me posséder.
- T’humilier ? Crois-moi, question humiliations, je peux t’en imposer beaucoup. Certaines que tu n’oses même pas imaginer.
- Je voulais dire m’humilier volontairement devant vous. 
- Pourquoi voudrais-tu … »
Il venait de la relever. Leurs regards s’affrontèrent de nouveau.
« Pour comprendre. Comprendre pourquoi j’en suis là. Pourquoi ma famille est morte. »
Autour d’eux, le silence s’était fait. Tous les regards étaient braqués sur eux. La partie était trop inégale avec un tel public.
« Mais avant débarrassez-vous d’eux. Un chef doit avoir des privilèges. Il n’est pas obligé de tout partager avec ses subordonnés.
- Me donnerais-tu des ordres ?
- Jamais. Je voulais seulement que la chose soit plus … excitante. »
Azat scrutait son visage. Qui cherchait-il ? La trace de la peur, du mensonge ? Soupesait-il le pour et le contre ? La satisfaction d’un désir immédiat ou une possibilité de vivre autre chose pour une fois ?
« D’accord. Tous dehors. »
Les hommes se levaient déjà. Furieux sans doute d’être privés du spectacle qui s’annonçait prometteur mais résignés et habitués à obéir. Quand une voix s’éleva. Nette et froide.

« Non. »

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