mercredi 6 janvier 2016

LE BARINE ET LE MOUJIK  CHAPITRE  18 : LES GENOUX DE NIKOLAÏ



     Dès que le maître fut sorti, Vania s'effondra en larmes dans les bras de Natacha, brisé par l'émotion d'avoir cru tout perdre, vaincu par l'évidence d'un bonheur enfin total. Oui, tout était vraiment parfait, car au bout d'un moment, il sentit la pression d'une petite main sur son épaule; Piotr venait d'entrer. Sa " famille " était au complet !
     Pendant ce temps, un homme seul chevauchait sur ses terres, il ne riait plus, essayait juste de s'étourdir un peu. Il se serait passé de cette promenade, ayant déjà passé la journée de la veille à cheval, mais il avait voulu laisser Vania se remettre de ses émotions et n'avait pas trouvé d'autre moyen de se vider la tête.
     La scène qui se passa ce matin là annonça la couleur des mois qui suivirent; d'un côté, l'homme qui avait fait le bonheur de ses serviteurs retombait dans son ennui, s'enfermant de plus en plus en lui même, et de l'autre, la douceur de vivre et la paix enfin découvertes régnaient sur les coeurs.

     Natacha prenait très au sérieux ces nouvelles responsabilités d'intendante; ce jour-là elle était en train de fleurir les différentes pièces du château et se trouvait dans le salon où elle disposait plusieurs vases quand Nikolaï entra.
     - Natacha, je voudrais...
     Surprise,  elle venait de lâcher le vase qu'elle tenait entre les mains. Elle se répandit en excuses et s'agenouilla pour ramasser les débris.
     - Pardon, Maître, pardon. Je suis désolée, je...
     Natacha , très pâle et  les larmes aux yeux, tremblait. Nikolaï s'approcha et la saisissant aux épaules, l'obligea à se relever.
     - Natacha, tu es l'intendante à présent, tu n'as pas à faire ça. Olga va s'en charger.
     - Mais ce vase vaut une fortune. Pardon...
     Nikolaï lui posa délicatement un doigt sur la bouche.
     - Tu n'es plus à l'auberge, et tu seras bientôt libre.
     - Barine, libre ou pas, je suis votre servante. Je vous dois  tant.
     - Justement, tu devrais savoir que tu n'as rien à craindre.
     Natacha s'empara de la main droite de Nikolaï pour la porter à ses lèvres, la douceur de cet homme et le vert de ses yeux faisaient naître en elle un sentiment étrange. Elle aimait Vania plus que tout au monde mais ce bref contact avec Nikolaï la bouleversait.
     Elle se souvenait avec bonheur de la nuit passée dans son lit et de cette longue journée où elle avait chevauché blottie dans ses bras. Ce n'était que folie, excitation ou caprice passager mais en son for intérieur elle éprouvait des sentiments contradictoires. Elle s'en voulait de cette chaleur qui l'envahissait soudain, de ce coeur qui s'accélérait mais en même temps cela lui procurait un plaisir indéniable.
     Son amour pour Vania était total, d'une douceur et d'une confiance extrême, elle savait qu'il était l'homme de sa vie. Jamais elle n'oublierait leur première nuit où il l'avait en quelque sorte rendue à la vie et à l'espoir. Et pourtant...
     Ce qu'elle ignorait c'était que Nikolaï lui aussi ressentait quelque chose d'étrange. Il était attiré par elle mais avait tellement de considération pour Vania que jamais l'idée de pousser plus avant ne lui serait passée par l'esprit. Il était le maître incontesté de cette femme mais ne pouvait la posséder car il respectait trop un voleur de poules. 
     Si ce n'était pas du changement, ça ! Mais il semblait difficile de raconter cela au prince Pavelski père.

     Ils formaient maintenant un trio, si seul Vania accompagnait Nikolaï sur les terres d'Orenbourg, tous les repas se prenaient à trois et parfois même Nikolaï sollicitait la présence de Natacha après le dîner au salon.
     Les hommes discutaient ou lisaient tandis qu'elle cousait ou brodait. Natacha n'aimait pas beaucoup ces instants car elle se sentait mal à l'aise pour plusieurs raisons. 
     Sans doute, d'abord à cause de la difficulté qu'elle ressentait à montrer son amour pour Vania, tout en restant décente et en surmontant son envie de regarder Nikolaï, de le toucher. Mais également parce qu'elle se sentait stupide face à leurs discussions dont souvent elle comprenait à peine le sujet.
     Surtout, ce qui la traumatisait, c'était leur caractère animé, qui les faisait  ressembler à des disputes. Elle tremblait que Nikolaï ne se fâche vraiment et ne les jette dehors Vania et elle. N'ayant pas vécu à son contact  aussi longtemps que Vania, elle ne pouvait que comparer avec son maître à l'auberge et il était clair que de telles discussions y auraient été tout simplement impossibles.

     L' une, surtout, lui fit très peur. Vania avait commencé ainsi:
       - De toutes façons, cette histoire de noblesse de comportement c'est de la foutaise.
     Il répondait ainsi à Nikolaï qui lui parlait de la noblesse du comportement d'un personnage d'un roman qu'ils avaient lu tout les deux.
     - Qu'est-ce que tu veux dire par là ? avait demandé Nikolaï.
     - Si le Tsar lui-même était né moujik, personne n'aurait remarqué sa noblesse de comportement.
     - Blasphème ! s'était insurgé Nikolaï faussement indigné.
     - Croyez-vous que l'on puisse être noble avec de la boue jusqu'aux oreilles ?
     - Je crois que certains, quelles que soient les circonstances se comportent mieux que d'autres.
     - Quand ils ont le temps peut-être, quand ils labourent des champs du matin au soir avant de s'écrouler de fatigue, ça me semble difficile.
     - Il y a toujours eu de la noblesse en toi.
     Un silence s'ensuivit, la même image passait devant les yeux des deux hommes : un poulailler.
     - Oui, c'est sur. Des plumes partout aussi, reprit Vania.
     - Tu ferais un barine détestable, toujours à excuser le vol, le mensonge et la paresse chez les serviteurs au prétexte qu'ils sont pauvres. A les considérer égaux entre eux, sans tenir compte de leurs efforts individuels.
     - Et vous, un moujik malheureux.
     Natacha sursauta, comment Vania pouvait-il oser parler ainsi à Nikolaï, l'imaginer moujik; elle ne put s'empêcher d'intervenir, craignant la colère du maître.
     - Vania, il est tard ; nous devrions aller dormir.
     Mais Vania n'était plus ce voleur de poules, affamé, perdu, prêt à s'humilier devant qui le sauverait.
     - Plus tard, mon coeur.
     Nikolaï lui non plus ne voulait pas s'arrêter.
     - Explique !
     - Malheureux, car toujours à refuser de se soumettre, à ne vouloir que des choses gagnées et non données. Incapable de plier.
     Natacha était au supplice.
     - Vania ! Arrête ! Tu vas trop loin !
     Mais Vania n' écoutait même plus, il ne lui répondit pas, ce fut Nikolaï qui reprit la parole.
     - Je plie devant le Tsar, je me soumets à sa volonté.
   - Oui, le Tsar ! Mais auriez- vous supporté d'avoir un maître? De ne décider de rien? D'obéir encore et toujours ? Où aurait été votre noblesse dans ce labeur quotidien?
     Alors que Natacha n'en croyait pas ses oreilles et s'attendait à voir Nikolaï se ruer sur Vania, fouet en main, il reprit d'un ton calme.
     - Peut-être  dans la révolte.
     Vania se mit à rire :
     - Barine, attention, votre auguste cousin va vous laisser enfermé ici jusqu'à la fin de vos jours avec de tels propos.
     - Tu n'es pas drôle.
     Vania se rendit enfin compte à quel point Nikolaï était patient avec lui et à quel point il était blessé.
     - Pardon, Barine, c'est vrai. Je sais à quel point vous souffrez.
     Mais Nikolaï voulait continuer.
     - Toi, tu t'es révolté.
     - Ce n'était pas de la noblesse. Juste de la survie. Pour être noble, il faut en avoir les moyens.
     - Nous n'avons donc aucun mérite ?
     - Aucun.

     Natacha se sentait terriblement angoissée, seul Nikolaï sembla le remarquer enfin. Il s'adressa à elle :
     - Natacha, viens à côté de moi, s'il te plaît.
     Soulagée par l'arrêt de la discussion et intriguée par la demande, Natacha se leva et s'approcha de Nikolaï. Quand elle fut à côté de lui, il lui saisit le bras et la fit basculer sur ses genoux.
     Natacha, plus troublée que jamais, ne savait comment réagir. De toutes façons, il était son maître. A quelques pas de là, Vania venait de se tendre comme un arc dans son fauteuil.
     - Je ne suis pas d'accord avec toi, Vania, certains barines se conduisent fort noblement.
     On sentait qu'il pesait ses mots, et Natacha crut comprendre à quoi il faisait allusion.
     - Certains moujiks, bien qu'exténués sont capables de penser aux autres et essaient de les aider. Ils font en fonction de leurs moyens. Oui, mais surtout, ils en ont l'idée, l'envie. Ils ne sont pas égoïstes.
     Vania se taisait, incrédule, devant le fait que sa future femme était assise sur les genoux du maître et qu'il n'y pouvait rien. Mais l'explication arrivait :
     - Vania ! Toi et moi sommes en train de devenir égoïstes. Natacha nous supplie d'arrêter depuis un moment, car elle a peur pour toi, Vania. Elle se rend compte à quel point tu vas loin et qu'aucun barine ne tolérerait ça. Et nous ne faisons rien pour la rassurer. C'est pour ça que je lui ai demandé de s'asseoir sur mes genoux, pour lui montrer que je ne vais pas me lever soudainement pour te frapper.
     Natacha se demandait s'il n'y avait pas une autre raison, une impulsion soudaine ... Vania, lui, trouvait que c'était un moyen efficace, et somme toute un peu cruel, de couper court à la discussion en retrouvant un statut de maître.
     - Vania ! Cesse de discuter et ne délaisse plus ta femme ainsi !
     En disant cela, Nikolaï lâcha le bras de Natacha qui se leva et alla s'asseoir sur les genoux de Vania. Le jeune prince se leva à son tour et quitta la pièce sur un ton badin:
     - A demain, les amoureux, ne vous comportez pas trop noblement ! Profitez de la vie !

     Mais le regard qu'il échangea avec Natacha était on ne peut plus sérieux.

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