lundi 4 janvier 2016

LE BARINE ET LE MOUJIK  CHAPITRE 2 : l' INTENDANT

     Vania s'éveilla en sursaut; comme à chaque fois qu'il s'autorisait à dormir vraiment, un réflexe le poussait à se mettre aux aguets, certain que le danger ne pouvait pas l'oublier aussi longtemps. Pendant un bref instant, il crut être devenu fou, il se trouvait dans un vrai lit avec des draps, un feu brûlait dans la cheminée et sur une petite table à côté de son lit du thé et des blinis l'attendaient. Il se leva et fit le tour de la chambre, elle était comme les vêtements qu'il trouva posés sur une chaise, simple mais confortable. Un broc plein d'eau, il crut défaillir en découvrant qu'elle était encore tiède, et une cuvette complétaient le tableau. Il se leva et se rasa avec bonheur, s'habilla en appréciant le contact du tissu propre sur sa peau et déjeuna en se forçant à savourer chaque bouchée.
    Enfin, il s'aventura dans le couloir où il se rendit compte qu'il était arrivé dans sa chambre sans vraiment s'en apercevoir : la fatigue, le soulagement, les émotions diverses l'avaient empêché de faire attention aux détails. Il se souvenait seulement que le maître l'avait conduit lui-même à la chambre en lui disant qu'il écouterait la suite de son histoire le lendemain.
     Il descendait l'escalier à la recherche de la cuisine où il supposait pouvoir trouver quelqu'un à toute heure, quand il croisa une jeune femme. Un sourire illuminait son visage qui avait gardé la grâce de l'enfance:
    - Bonjour, vous devez être Vania. Je m'appelle Olga. C'est moi qui me suis occupée de votre chambre. Le maître vous attend dans son bureau. Il m'a envoyée vous chercher.
   - Merci pour tout, Olga. Je vous suis.

    Vania ne put en dire plus, le simple vouvoiement le surprenait, qu'on puisse ainsi spontanément le respecter ... Ils passèrent devant un miroir posé dans l'entrée, sans y penser Vania y jeta un coup d'oeil : un homme de belle prestance, encore jeune, aux yeux d'un bleu intense et aux cheveux clairs le regardait. Il eut bien du mal à se reconnaître comme si une image perdue depuis longtemps semblait vouloir ressurgir. Ils arrivèrent devant le bureau, le coeur de Vania commença à battre lourdement pendant qu'Olga l'introduisait dans la pièce.
    Un homme de haute taille, à la carrure bien plus impressionnante que la veille, car elle se détachait à présent dans l'embrasure de la fenêtre, aux cheveux bruns coupés court se tourna vers lui. Ce fut alors qu'il les vit, les yeux d'un vert profond comme ceux des lacs de montagne, ces yeux qui avaient su lui donner confiance la veille et qui maintenant lui souriaient avec bonté. Vania sentit son coeur se calmer et s'approcha de celui qui était désormais son maître. Celui-ci lui désigna un siège de la main et lui dit simplement :
    - Je t'écoute.
    - Barine, je voudrais d'abord vous remercier, je...
    - Je sais, Vania, le coupa doucement Nikolaï, je sais tout ce que tu pourrais me dire. Je comprends. Ne t'inquiète pas.
    - Je ne sais pas trop par où commencer...disons...par mon enfance...Je suis né serf mais au Paradis en quelque sorte car mon maître me traitait comme son fils. Ma mère était à son service depuis toujours, une sorte de gouvernante. C'était un homme vieillissant mais plein de bonté à mon égard. Il m'a appris tout ce qui est d'ordinaire réservé...
     Après une brève hésitation, il reprit :
    - aux nobles; il m'a appris à me battre à l'épée, à tirer au pistolet, à monter à cheval et surtout à lire.
    - Quoi ? Tu sais lire !, s'exclama Nikolaï
    - Oui, Maître, poursuivit Vania d'une voix hésitante en se demandant si son maître considérait cela comme un crime, non seulement je sais lire mais mon maître m'a donné une véritable éducation, j'ai lu tous les livres de sa bibliothèque.
    Nikolaï n'y tint plus, dans son esprit, pourtant plus ouvert que celui de la majorité des gens de son époque, un barine digne de ce nom ne pouvait donner une telle éducation à un serf. Lui apprendre à lire à la rigueur, mais ça, ça ne servait à rien.
    - Tu mens, tonna-t'il
    Vania sursauta comme sous la morsure du fouet, il se livrait corps et âme à cet homme et on le traitait de menteur!
    - Non !, répondit-il bien trop vivement. 
     Puis, son instinct de survie reprenant le dessus :
     - Barine, vous m'avez donné tant d'espoir hier, comment pourrais-je vous mentir ? Mettez moi à l'épreuve !

    Nikolaï avait eu la même idée, il prit rapidement un livre derrière lui et l'ouvrit devant Vania en pointant du doigt une ligne. Vania s’exécuta et prit un grand plaisir à ajouter des commentaires faisant référence à d'autres ouvrages du même auteur ou sur le même sujet. Il s'amusa en voyant la tête que faisait Nikolaï. Puis arriva quelque chose qui ressembla à un tremblement de terre pour Vania:
    - J'accepte la leçon. Je t'ai mal jugé. Je te présente mes excuses.
    Vania n'en croyait pas ses oreilles, un barine venait de lui présenter des excuses ! La gorge nouée par l'émotion, les yeux embués, il ne pouvait plus dire un mot. Cela tombait bien, il n'avait pas tout entendu :
    - Tu es une vraie bénédiction pour moi ! C'est le ciel qui t'a mis sur ma route ou plutôt dans mon poulailler ! Je m'ennuie à mourir ici et je découvre quelqu’un de cultivé avec qui je vais pouvoir parler. Mais, pour l'instant, je t'écoute ...
   - La suite est beaucoup plus triste, Barine. J'avais vingt-trois ans quand mon maître mourut. Au chagrin immense que j'éprouvais alors s'ajouta l'horreur quand notre nouveau maître vint prendre possession du château et de nous. Mon maître n'ayant pas d'enfant, nous savions que ses biens reviendraient à son neveu qui habitait loin de là. Nous pensions qu'il confierait la gestion à un intendant et que la vie suivrait son cours ...
    - Ton maître, qui t'aimait tant, n'avait pas prévu de faire de toi un homme libre un jour ?
   - Il en parlait souvent mais il n'avait jamais trouvé le temps de faire les papiers.
   - Il se croyait éternel ? Ou peut-être n'a-t'il pas voulu aller jusqu'au bout ? Faire comme si mais ...
    Nikolaï ne poursuivit pas, il s'était fait une idée, peut-être fausse, des raisons qui avaient pu pousser l'ancien maître de Vania à l'élever comme son fils. Faire de lui un homme libre aurait peut-être trop ressemblé à un aveu ... mais il était visible que Vania ne s'était jamais posé la question.
   - Je ne comprends pas, Barine.
   - Cela ne fait rien, continue ! Raconte moi ton deuxième maître !
   - Le Diable en personne. Le domaine de son oncle était plus riche et plus agréable que le sien. Il est donc venu y vivre. Et pour nous c'est l'Enfer qui a commencé !
  - Le Paradis, l'Enfer ! De bien grands mots !
   - Barine, cet homme n'a eu de cesse de nous torturer, le mot n'est pas trop fort, sans raison, juste pour son plaisir. Un geste maladroit, comme une assiette cassée, et c'était une longue séance de " knout ". Un bruit pendant sa sieste, et c'était une nuit, nu dans la neige. Une tentative de refus, un doigt coupé ... Plusieurs serfs sont morts sous ses coups ... dont ma mère.

    A cet instant du récit, Vania fut submergé par l'émotion. Nikolaï ne disait rien, il pensait que sans atteindre un tel degré de perversité bien des nobles traitaient leurs serfs comme des animaux. Lui même ne s'était jamais soucié de savoir qui étaient ceux qui le servaient ... jusqu'à son arrivée ici. Il se secoua, il ne voulait pas penser à ça maintenant.
    - Et toi, dans tout ça ?
     Il s'était attendu à un long récit de souffrances mais visiblement Vania avait compris qu'avec Nikolaï mieux valait des actes que des paroles. Il venait d'enlever sa chemise, découvrant son torse barré de cicatrices dans lesquelles Nikolaï reconnut la marque du " knout ". Vania se tourna et les mêmes cicatrices apparurent sur son dos. Nikolaï frissonna en découvrant d'autres blessures faites probablement avec un couteau et d'autres qui ressemblaient à des traces de brûlures.
   - Je comprends que tu te sois enfui, mais pourquoi avoir essayé de le tuer ? Je veux dire que ça aussi, je peux le comprendre, mais c'était plus risqué que de simplement partir.
   - Ce jour là, Barine, il venait de faire mourir sous le fouet une enfant de dix ans ... pour un verre cassé.
    Nikolaï sentait la nausée le submerger; il croyait avoir vu beaucoup d'horreurs sur les champs de bataille pendant les deux ans où il avait mené des hommes au combat mais apparemment, on n'avait jamais fini de découvrir de quoi les hommes sont capables.
    - Le reste n'a été qu'une longue suite d'errance, de faim, de peur, de froid. J'ai marché pendant des mois fuyant toujours plus loin, tremblant aux abords des villes que la police du Tsar ne veuille me demander des comptes et ne découvre la vérité. Je sais ce qui m'attends si je suis pris; la mort pour avoir levé la main sur un barine. De toutes façons, je n'y retournerai jamais, je me tuerai avant.
    - Tu n'y retourneras jamais, et tu ne mourras pas non plus, lui confirma doucement Nikolaï. J'ai préparé une lettre pour Sa Majesté qui, j'ai de bonnes raisons de le penser, ne me refusera pas cette faveur. J'attendais ton récit pour lui donner les précisions indispensables à ta grâce. Un couplet sur les agissements ignobles de ce monstre pourra aussi s'avérer très utile à Sa Majesté pour faire cesser tout cela. Peut-être pourrons nous sauver ceux qui restent ? Tu es sur de ne pas l'avoir tué ? Cela leur aurait rendu service ...
    - Non, je l'ai blessé avec un couteau, mais j'ai du m'enfuir car son âme damnée de serviteur personnel arrivait. Après, de loin, je lui ai tiré dessus avec un pistolet, mais je l'ai manqué.
   - Malheureusement pour eux, mais heureusement pour toi: il sera plus facile à Sa Majesté de pardonner une tentative qu'un meurtre.

   Nikolaï se sentait épuisé, écoeuré plutôt. Il se leva et, prenant une carafe de vodka et deux verres, retourna s'asseoir en face de Vania.
    - Bois, tu en as besoin. Et moi aussi, ajouta-t'il après réflexion.
    Après un instant, il reprit :
    - Peut-être auras-tu besoin d'un deuxième verre après ce que je vais te dire. Ecoute, avant d'entendre ton histoire, je t'avais proposé de devenir l'un de mes serviteurs. Maintenant, je veux plus ...
    Il se dépêcha d'ajouter voyant l'inquiétude se peindre sur le visage de Vania :
   - Je veux que tu deviennes mon intendant. Dès que Sa Majesté aura confirmé qu'elle te confie à ma garde, je t'affranchirai et tu travailleras pour moi en étant payé pour ça. Je veux que tu diriges ces terres avec moi.
    Etait-ce une épreuve ? Une plaisanterie ? Vania n'en croyait évidemment pas ses oreilles mais il savait depuis la veille que Nikolaï n'aimait pas que l'on mette sa parole en doute. Mais comment pouvait-il sérieusement proposer à un homme qu'il avait trouvé en train de voler une de ses poules de devenir son intendant ? Quelqu'un qui serait amené à donner des ordres aux autres serviteurs se devait d'être respectable !
    - Arrête !
    Cela devenait un jeu entre eux.
   - Arrêter quoi, Seigneur ?
   - De réfléchir. Ne peux-tu te contenter de faire ce que tu as dit hier : " je remets ma vie entre vos mains " ?
    Cela paraissait si simple, en effet, arrêter de penser, laisser quelqu'un décider, être protégé, ne plus souffrir. Vania ferma les yeux et essaya de se laisser aller mais c'était impossible. Il avait tellement eu l'habitude d'être aux aguets, toujours prêt à affronter le danger, il avait tellement souffert ...
    Il tentait de cacher les larmes qui brûlaient derrière ses paupières fermées, quand une main s'empara lentement de son menton, l'obligeant à relever la tête. Nikolaï était maintenant assis sur le bureau et le regardait tranquillement.
    - Tu as besoin de temps, Vania, je sais, mais tu dois avoir en moi une confiance absolue. Je suis sur que tu feras le meilleur des intendants. La chambre que tu as occupée cette nuit sera désormais la tienne, tu prendras tous tes repas avec moi, tu auras ton propre cheval et tu feras ce que tu voudras de l'argent que tu gagneras.
    - Pourquoi, Maître, je n'ai pas besoin d'être payé. Et puis, je suis sur que je peux être un bon valet, mais un intendant ...
   - On ne discute pas mes ordres, Vania. L'une de tes tâches principales sera de me tenir compagnie. Et pour ça, je n'ai pas besoin d'attendre la réponse de Sa Majesté, suis moi, je vais te montrer mes terres.

 4 - fouet d’origine tatare introduit en Russie au XVeme siècle
    

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