dimanche 10 janvier 2016

LE BARINE ET LE MOUJIK DEUXIEME PARTIE CHAPITRE 24 : LA BAGARRE



     Le printemps s'était installé, permettant aux amoureux de se découvrir et de faire des projets tout en se promenant. Le statut social du prince permettait au comte Kirinski d'autoriser sa fille à sortir sans chaperon ce qui plaisait autant à Nikolaï qu'à Tatiana, tous deux fort peu désireux de rendre des comptes à qui que se soit.
     La jeune fille se rendait donc souvent à Orenbourg, dont elle appréciait le côté plus humain, plus modeste et pour tout dire infiniment plus chaleureux que son propre palais. Tatiana était bien consciente que la magie du lieu tenait en grande partie à la personnalité et aux méthodes toutes de douceur de Vania . C'est pourquoi elle avait beaucoup de mal à imaginer que l'intendant puisse réellement faire ce dont il avait parlé un soir avant son retour à Orenbourg; aller s'installer sur ses nouvelles terres.
     Pour l'instant, il avait juste pris contact avec l'administrateur nommé par le Tsar en lui demandant deux choses; d'abord de veiller à ce que tous les serviteurs soient traités avec la plus grande bonté et ensuite que l'écurie soit entièrement rasée pour être reconstruite de l'autre côté du château. Si l'homme s'était posé quelques questions, il n'en avait rien laissé paraître ...

     Mais de toutes façons, le départ de Vania et de sa famille n'était pour l'heure qu'un vague projet et le nouveau Comte Simonov, une fois bien au fait du bilan de son domaine, se faisait fort de le gérer de front avec celui d'Orenbourg.
     Il voulait prendre tout son temps pour s'installer dans sa nouvelle vie. Le retour à Orenbourg s'était fait dans l'allégresse la plus totale mais aussi dans la plus grande simplicité. Tout s'était tranquillement remis en place, la seule nouveauté étant la présence du père de Nikolaï qui attendait le mariage de son fils, et celle de Vassili, le serviteur personnel de Nikolaï, venu avec lui depuis Moscou.
     La présence de Vassili, parfaitement intégré et apprécié par les autres serviteurs, permettait à Igor de ne plus être constamment à la disposition de Nikolaï comme il l'avait été quelques mois auparavant. Le jeune garçon mettait à profit ce surcroît de temps libre pour rester le plus possible près de  Vania.
     L'intendant d'Orenbourg, entendant du bruit devant sa porte, une nuit, avait découvert le jeune garçon couché dans le couloir. Il avait eu toutes les peines du monde à lui faire admettre qu'au château il était tout à fait à l'abri et n'avait nul besoin d'un garde du corps couché devant sa porte.
     Igor continua à faire de son mieux pour rendre la vie plus agréable à celui qu'il avait eu si peur de perdre. Pourtant quelques jours plus tard, il se mit dans les ennuis; Nikolaï était en train de se raser dans sa chambre quand il entendit des vociférations suivies de heurts contre la paroi prouvant qu'une bagarre venait d'éclater dans le couloir. Il sortit rapidement et se trouva devant une scène qu'il n'aurait jamais cru possible : Igor et Piotr étaient en train de se battre!
   
  Igor qui se trouvait au-dessus de Piotr se retrouva suspendu en l'air, maintenu par une main de fer puis projeté contre la cloison. Puis Nikolaï, toujours aussi énergiquement, releva Piotr et saisissant les deux garçons par le col de leur chemise, les poussa dans sa chambre. Il les envoya se calmer chacun dans un coin le temps de finir de se raser. Puis, laissant Igor dans son coin, il s'installa dans un fauteuil et appela Piotr :
     - Maintenant, explique moi !
     Pour la première fois depuis la scène de la rivière cinq ans auparavant, Piotr tremblait en s'approchant de Nikolaï. Et le fait qu'il ne soit plus un moujik mais le fils adoptif du tout nouveau comte Simonov ne changeait rien à la chose. Mais Nikolaï était de bonne humeur depuis sa demande en mariage et le lien qui l'unissait à Piotr était extrêmement puissant et rendait le prince plus qu'indulgent envers le jeune garçon. Il lui saisit les mains et l'attira tout près de lui, attendant patiemment que le garçon ose enfin parler.
     - Barine, tout est de ma faute, c'est moi qui ai frappé Igor en premier. Je n'ai pas supporté qu'il me dise certaines choses.
     - Que t'a-t'il dit ?
     - Il voulait que je suive les mêmes cours que lui avec Vania. Il m'a dit que plus tard je devrai être capable de me débrouiller seul, que Vania ne sera pas toujours là pour me protéger. Il a dit que s'il me laisse des terres, je ne serai même pas capable de les gérer et que je dépendrai entièrement d'un intendant qui pourra me voler comme il voudra.
     - Je ne vois pas ce qu'il y a de mal dans ce raisonnement.
     - Rien, Barine. Igor a parfaitement raison, il ne veut que mon bien. Mais, quand il a dit que, ce que Vania avait payé de son sang, moi j'allais le perdre à cause de mon ignorance, j'ai voulu le faire taire et je l'ai frappé.
     - Je comprends.
     - Barine, je regrette tellement. Ne punissez pas Igor ! Je vous en prie ! Tout est de ma faute, je suis désolé de vous avoir dérangé.
     Pour toute réponse, Nikolaï se releva et attira Piotr dans ses bras. Puis il le renvoya :
     - Ne t'inquiète pas, va et réfléchis sérieusement à ce que t'a dit Igor !
     - Ne le battez pas, Barine, je vous en prie !

     Piotr sorti, Nikolaï appela Igor :
     - Approche !
     Igor prit son courage à deux mains et s'avança.
     - Tu as entendu ce que Piotr a dit ? Qu'as-tu à ajouter ?
     - Rien, Maître. Piotr a dit la vérité.
     - Tu t'inquiètes vraiment pour lui ?
     - Oui, il sait tout juste lire. 
     La question suivante fut directe :
     - Mérites-tu le fouet pour t'être battu ?
     La réponse, elle, fut complète :
     - Non d'un côté parce que j'ai voulu bien faire et que je n'ai pas frappé le premier. Oui d'un autre côté parce que je vous ai dérangé et que je suis un moujik et Piotr le fils d'un barine.
     - Quelle punition t'infligerais-tu donc ?
     - Je m'obligerais à présenter des excuses à Piotr et à lui servir de valet personnel pendant deux semaines.
     - Intéressant, mais dis moi, c'est ça le plus important pour toi, cette différence ?
     - Non, je n'aurais pas du me battre parce que Piotr est mon ami, c'est tout.
     - Et un véritable ami doit tout faire pour aider l'autre, même quand la vérité est déplaisante. Tu as eu raison de lui dire ce que tu lui as dit. Et je comprends qu'il ait été difficile de ne pas répondre à ses coups. Mais tu l'as provoqué en parlant de ce que Vania a enduré.
     - Il faut qu'il se rende compte qu'il doit lui aussi faire des efforts, c'est trop facile sinon. Il faut qu'il se rende compte de sa chance ...
     - D'être le fils de Vania ?
     Nikolaï savait qu'il touchait un point sensible mais en voyant des larmes dans les yeux du garçon, il comprit qu'il avait sous-estimé l'affection qu'Igor vouait à Vania. Il décida d'éclaircir les choses; il posa ses mains sur les épaules d'Igor et l'obligea à le regarder puis il commença :
     - Vania sait à quel point tu lui es reconnaissant de sa patience; il est très fier de tes efforts et de tes progrès. Il sait que tu fais tout cela pour lui.
     - Il a été si bon avec moi, si patient, jamais il n'a levé la main sur moi, il m'a appris tant de choses ...
     - Tu es venu trop tard dans sa vie pour être toi aussi son fils adoptif, c'est injuste mais c'est comme ça. Mais il te donne tout ce qu'il a, il fait tout ce qu'il peut pour toi. Plus qu'un fils, tu es un autre lui-même, le Tsar l'a remarqué lui aussi. La punition que tu t'es inventée ressemble d'ailleurs beaucoup à ce qu'il aurait pu proposer. Vania forme de grands projets pour toi.
     - Je ne suis même pas son serviteur, si je dois partir un jour d'ici, ou si c'est lui qui s'en va, à quoi me servira tout ce savoir?
     Nikolaï sentit bien que là se situait la plus grande peur du garçon, être un jour séparé de son mentor. Il décida de le rassurer ... à sa manière.
     - Dis moi, jeune homme, qui est ton maître ?
     - Vous, Barine.
     - Penses-tu que Vania puisse former des projets à ton sujet sans mon accord ?
     - Non, maître.
     - Il te faut encore un peu de patience, tu n'as que quinze ans, Igor ! Tu dois apprendre à me faire confiance.
     - Je vous fais confiance mon maître, je sais bien que sans votre accord rien n'aurait été possible, je sais que vous ne voulez que mon bien, que vous m'avez beaucoup pardonné mais si vous avez un jour besoin de moi, si ...
     - Moi, je connais le prix du travail de Vania avec toi, je sais qu'il veut te donner toutes tes chances, faire pour toi plus encore que ce que l'on a fait pour lui. Je ne gâcherai jamais ses efforts.
     Ce fut sur cette phrase énigmatique que Nikolaï décida d'arrêter l'entretien.
     - Maintenant, va t'excuser auprès de Piotr. Oublie ton idée de lui servir de domestique, Piotr a davantage besoin d'un véritable ami, capable de prendre des risques pour lui que d'un valet.
     Igor, la tête pleine de questions, baisa la main de son maître avant de se retirer. Témoin impassible de la scène, Vassili souriait quand Nikolaï se tourna vers lui. Devant le regard interrogateur du maître, il s'expliqua :
     - Je crois que je connais le futur intendant d'Orenbourg! 

     Nikolaï se mit à rire ... mais ne démentit pas. 

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