vendredi 22 janvier 2016

CHAPITRE 5 : BEJAR



La voiture roule depuis plusieurs minutes et Aurélie n’a toujours rien dit. Elle s’est retrouvée là par hasard. Parce que depuis une semaine, Carmen est là. Parce qu’elles sont devenues amies. Carmen est un peu plus âgée, dix-neuf ou vingt ans peut-être, elle est surtout extrêmement sympa et vraiment intéressée par le fait de connaître une Française et de découvrir ainsi un petit peu de ce pays qui la fascine depuis toujours. Aurélie retrouvera fréquemment ce sentiment d’attirance et de répulsion, d’envie peut-être, que ressentent les Espagnols pour leurs voisins du Nord.
Carmen habite à Madrid et elle vient passer tous ses étés dans le village de sa mère. Son père est mort il y a plusieurs années déjà. Son frère et sa sœur sont beaucoup plus vieux qu’elle. Ils restent dans la capitale; pour eux, Sorihuela est synonyme d’ennui mortel. Carmen n’est pas de cet avis, elle aime le calme de ses promenades dans la campagne, les discussions animées le soir au bar, les sorties nocturnes avec toute la bande. Elle apprécie surtout la compagnie de son oncle, sa gentillesse, ses timides espoirs qu’elle partage. Son oncle s’appelle Miguel. Il tient le bar du village. Et oui; Carmen est la cousine de Carlos. Et c’est tout naturellement que le «chulo» fait profiter sa cousine de la voiture de son meilleur ami, Juan. 
Sauf que ce soir, Carmen a insisté pour que la «francesita» l’accompagne. Le garçon n’a rien dit, il s’est contenté de sourire. De ce sourire inimitable qui fait fondre toutes les filles. Du coup, ils sont quatre sur la banquette arrière de la voiture. Serrés comme des sardines pour le plus grand bonheur d’Aurélie. Pedro, le jeune frère de Juan, Carmen, Aurélie et entre elles deux, Carlos. Juan conduit pendant que sur le siège avant sa «novia» minaude.
Pour laisser un peu plus de place à ses compagnes de voyage, Carlos a ouvert les bras et les a posés sur le rebord de la banquette au dessus de leurs têtes. Aurélie sent par instants, au gré de la conduite sportive de Juan, la main de Carlos se poser sur son épaule. Ce simple contact lui donne le frisson. Ça et surtout l’odeur du jeune homme; à travers celle de l’eau de toilette bon marché si fréquente en Espagne dont il s’est aspergé elle parvient à capter ses effluves de jeune mâle. Elle, si sage, si réservée en France, elle ne comprend pas comment une odeur de transpiration peut la mettre dans un tel état. 
Elle est toujours vierge. Comme toutes les filles de sa classe de Terminale. Sauf une. Dans la campagne française, à la fin des années 70, les filles sont sages. Elles ne se laissent tenter qu’une fois hors du domicile familial. A la fac, loin du regard des parents, tout est plus simple. Au milieu de nouveaux amis, il est plus facile de passer à une nouvelle vie et puis … les tentations sont plus nombreuses et les garçons n’ont rien de camarades d’enfance.
Carlos non plus. Pour la première fois de sa vie, Aurélie ressent au fond d’elle-même, un besoin animal de toucher ce garçon, de sentir ses mains sur son corps. A en avoir mal. Rien à voir avec ces emballements de gamine ou même ce tendre sentiment si intense et pourtant si pur ressenti à onze ans. Ce n’est plus sa tête ou son cœur qui parlent mais bien son corps. 
L’expérience est nouvelle et bouleversante. Au début, quand il a commencé à lui plaire, dès leur rencontre en fait, au bar, elle a pensé que c’était le plus bel homme qu’elle ait jamais vu et puis elle a commencé à rêver de lui, à fantasmer … mais là, son corps est si présent, si près, si tentant!
Lui, il ne fait rien. Il ne la touche qu’accidentellement: que Dieu bénisse les cahots de la route! Il ne lui parle même pas. Pourtant ce soir, il est célibataire, Ana, sa «novia» officielle, n’est pas là. Elle doit se rendre à l’évidence, elle ne l’intéresse pas. Ne lui plaît pas. La douleur est intense, comme une brûlure.
Elle se maudit intérieurement. Se dit qu’elle aurait dû mieux écouter en cours d’espagnol, certes, elle a des notes honorables mais ça ne l’a jamais passionnée. Elle aurait pu mieux participer à la conversation, se montrer drôle, le séduire par la vivacité de ses réparties … 
Elle voudrait que le voyage entre Sorihuela et Bejar dure toujours et en même temps que sa torture prenne fin. De toute façon, les prières ne font rien à la chose et la réalité est là; la ville s’approche et finit par s’imposer. Les passagers descendent de voiture. Déjà, Carmen attire Aurélie vers les devantures des magasins, pourtant fermés à cette heure-ci. La Madrilène a toujours quelque chose à lui montrer, à commenter. La vie même. Carlos semble attendre quelqu’un. Il consulte sa montre et regarde de tous côtés. Juan, sa copine et Pedro patientent. Ana va-t-elle finalement les rejoindre? Après tout qu’importe! Il ne veut pas d’elle. Où peut-être ne pouvait-il pas? Devant Carmen, par exemple. Contre toute logique, elle veut espérer.
Une voiture s’arrête de l’autre côté de la rue. Au lieu d’Ana, ce sont cinq garçons qui en descendent. Entre dix-huit et vingt-cinq ans, juge Aurélie. Ils sont bruyants. Visiblement ivres. Déjà. Ils s’approchent de Carlos, une conversation animée s’engage. A laquelle elle ne participe pas; Carmen a entrepris de lui raconter l’histoire de la ville. Aurélie l’adore cette fille, si sympa, foncièrement gentille mais si seulement elle pouvait se taire! Peut-être la Française pourrait-elle entendre - comprendre? - quels sont les plans pour la soirée de celui qui la trouble tant.
«¿Cuántos hermanos tienes me dijiste? Aurelia, ¿no me oyes? ¿No sabes cuántos son?»
Mais qu’est-ce qu’elle a à la fin, Carmen? Non, Aurélie ne l’a pas écoutée. Elle n’a pas envie de répondre pour l’instant. On s’en fout de ses frères. Qu’est-ce que ça vient faire dans l’histoire de la ville d’ailleurs? Elle a dû rater un épisode. Bon, là-bas, les garçons semblent en avoir fini et s’approchent d’elles. Répondre vite, pour en finir.
« Sólo tengo dos hermanos. 
- ¿ Franchuta ? Hola, buenas noches.
- ¿Qué tal, guapa ?»
Ça y est, une fois de plus elle est repérée. «Franchuta» Comment ont-ils fait? Elle n’a dit que quelques mots. Elle ne veut pas l’admettre mais son accent est loin d’être parfait. Les « s » surtout. Ni très différents ni tout à fait semblables aux « s » français. Finalement plus traitres que la « jota » ou le fameux « r » roulé. Ne parviendra à les prononcer correctement, au point de tromper les espagnols eux-mêmes, qu’en 81. Ne le sait pas encore, bien sûr. 
Eux, en tous cas, ils n’ont aucun doute; elle est française et donc portée sur le sexe. Elle a bien compris maintenant après trois semaines de présence ici que pour une grande partie des hommes espagnols les Françaises ont la même réputation que les Suédoises en France. Parfois cela l’amuse et l’excite, comme à Sorihuela, parmi la petite bande habituelle, mais là, ça la met un peu mal à l’aise. Pourtant, elle va jouer à un jeu idiot; puisque Carlos ne veut pas d’elle, elle va lui montrer que d’autres ne font pas tant la fine bouche. Elle les laisse lui prendre le bras, la taille, l’entraîner vers la zone des bars. 
Ils sont maintenant tous installés autour d’une table. Elle se trouve à un bout, Carlos juste en face d’elle. En fait, elle est assise sur les genoux d’un des garçons. Un autre à sa gauche, se montre attentionné, il lui caresse la cuisse tout en lui servant du vin. Ils ont commandé des tas de «tapas» diverses et sont en train de picorer à droite et à gauche. Elle a bien essayé de demander du «mosto», du jus de raisin, seule boisson qui ne l’écoeure pas trop et lui laisse les idées claires mais les garçons ont été plus rapides; vin pour tout le monde. Difficile de lutter; trop de bruit, d’agitation. De mauvaise volonté de leur part aussi.   
Elle sait pourtant l’effet que lui fait le vin, l’alcool en général ; elle a pu le vérifier lors de leur première halte à Burgos. Elle était sortie avec Marisol, la fille des amis de Felisa et d’Edelmiro. Elle est rentrée totalement ivre. Heureuse, riant à pleins poumons, parlant espagnol «hasta por los codos» comme ils disent : jusqu’avec les coudes, langage gestuel compris donc. Mais saoule! La chambre a tourné, tourné … cette nuit-là. Pour la première fois de sa vie. En France, elle ne boit jamais. Sauf à Noël ou au jour de l’An et encore … une coupe de champagne et c’est tout.
Alors, elle essaie de boire très lentement son premier verre. Eux, ils doivent en être au dixième à en juger par le volume sonore de leurs interventions. Leurs mains se font pressantes autour de sa taille, sous sa jupe … Elle commence à paniquer. Carmen ne se rend compte de rien ; après tout, Aurélie semblait sûre d’elle, désireuse de s’amuser. Seulement voilà, elle ne s’amuse plus du tout.
«Carmen ! ¿ Por qué no nos vamos ? Felisa debe estar buscándome.»
Félisa, la chercher? Quelle plaisanterie! Elle l’imagine mal en train de patrouiller dans la zone des bars. Felisa sait qu’elle est avec des gens de Sorihuela, tout va bien. Elle a voulu être indépendante, à elle d’assumer. Carmen s’apprête à répondre mais les garçons ne lui en laissent pas le temps. Les plaisanteries fusent; elle ne comprend pas tout, la fatigue, le bruit, la vitesse à laquelle ils parlent. Tout ce qu’elle sait, c’est qu’ils se moquent de la «franchuta» qui a besoin de sa maman.
Son regard s’affole et finit par tomber sur celui de Carlos. Cette fois, il ne l’esquive pas de son sourire en coin. Au contraire, il semble vouloir retenir le sien et lui indique d’un mouvement rapide la direction de la table. Sa main s’y trouve, tendue vers elle. Dans un réflexe, elle y dépose la sienne. 
 Tout va très vite ensuite; des mouvements divers, des protestations, des «tacos», des jurons, elle sait que les autres s’en prennent à Carlos. Elle reconnait le mot «macho» dont les hommes se traitent les uns les autres, une exaltation de leur virilité; ils ne sont pas vraiment agressifs, ils essaient plutôt de le convaincre de les laisser s’amuser eux aussi. Tout ce qu’elle a compris c’est que Carlos l’a tirée par la main, vers lui. Qu’entraînée par le mouvement, elle s’est levée, échappant aux caresses intrusives des autres, pour se retrouver debout à ses côtés. Il se pousse, lui fait une place.
«La chica ha venido conmigo». Ce sera la seule explication qu’il donnera à ses amis. La fille est venue avec moi. Sous entendu; je suis responsable d’elle ou elle m’appartient? Après tout, peu importe; si la formulation est ambigüe, elle s’en contente. Elle est si soulagée de ne plus sentir ces mains pressantes sur elle. Reconnaissante aussi qu’il soit passé outre ses provocations, qu’il ait compris, qu’il subisse sans broncher les allusions, les jurons, les protestations. 
Les choses s’apaisent; Juan et Carmen se mêlent à la conversation. Des plans sont établis, d’autres bars prévus, des noms de filles circulent. L’équipe décide de lever le camp. Honteuse, Aurélie n’a rien dit. Elle les suit à l’extérieur. A son grand étonnement, les garçons repartent de leur côté. Pourtant, les plans … Elle se tourne vers Carlos.
«Tu ne vas pas avec eux ?
- Luego.»
Plus tard? Mais alors, et maintenant? Carmen, Juan et sa fiancée, Pedro, les suivent. Elle comprend vite; une place apparait avec une estrade, un orchestre, des lampions partout, c’est ici que la fête a lieu. Elle n’a aucun mal à repérer Felisa et Edelmiro. 
«Carlos, écoute, je … Il est tôt. Pourquoi … »
Elle sait très bien pourquoi. Elle en a assez fait comme ça. Il va pouvoir aller retrouver ses amis tranquillement. Pourtant, elle voudrait le retenir encore un peu, le remercier, s’excuser, sentir encore son corps contre le sien … Elle se sent si stupide, si vulnérable, elle en a les larmes aux yeux. Il l’oblige à le regarder.
«Te veo mañana, guapa». A demain, ma belle. Il lui a dit qu’elle était belle. Bien sûr qu’elle sait que les espagnols ont de curieuses façons de s’interpeler : «macho», «morena», «hombre», «rubia», «mujer» … et que «guapa» n’en est qu’une variante. Il n’empêche que c’est la première fois qu’il l’emploie pour lui parler. D’habitude, il l’appelle «francesita» comme tous ou par son prénom prononcé à l’espagnole. Elle veut y croire. De toutes ses forces. 

Elle le regarde s’éloigner, attendant qu’il disparaisse au milieu de la foule avant d’aller s’asseoir à la table de Felisa. La fête est belle mais pas pour elle. Elle ne l’aura donc jamais! Elle répond à peine aux questions. Non, elle n’est ni malade ni triste ni fâchée. Elle ne peut pas leur dire la vérité: qu’elle est juste désespérément amoureuse. De quelqu’un qui doit sûrement la prendre pour une gamine irresponsable. Et à qui elle a donné ce soir de bonnes raisons de le penser.

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