mercredi 6 janvier 2016

LE BARINE ET LE MOUJIK  CHAPITRE 21 : UNE VISITE IMPREVUE



     Les mois étaient passés, les récoltes avaient été aussi bonnes que prévu et la propriété affichait une prospérité tranquille. Au château, chacun faisait de son mieux pour rendre la vie agréable au jeune  prince. Natacha ne se plaignait jamais lorsque Vania, le travail de la journée terminé, cherchait encore à rester auprès de Nikolaï.
     Mais celui-ci renvoyait de plus en plus souvent son intendant vers sa famille, essayant de s'occuper seul par des visites à la veuve Poliakov, des promenades solitaires ou bien encore des lectures.
     L'automne était pour lui la pire saison car c'était l'annonce de l'enfermement de l'hiver qui le privait même du plaisir des promenades à cheval ou des entrainements à l'épée sur la pelouse du château.
     Ce matin-là, il pleuvait, le vent balayait les dernières feuilles des arbres et sifflait sinistrement en passant sous les fenêtres et les portes. Ce fut pourtant, par un temps aussi épouvantable, que le carrosse se présenta dans la cour d'honneur du château.
     Vania et Nikolaï qui lisaient dans le salon dont les fenêtres donnaient de l'autre côté, entendirent un grand remue-ménage parmi les serviteurs. Ils sortirent et comprirent immédiatement que quelqu'un venait d'arriver.

     Une visite d'un voisin était toujours possible et Nikolaï se préparait à jouer son rôle d'hôte quand Vania et lui s'arrêtèrent net en haut de l'escalier. Dans l'entrée, en bas, Olga, Irina, Boris et Mikhaïl étaient à genoux. Aucun étranger n'était jamais accueilli ainsi; une révérence et l'on allait chercher le maître de maison.
     Intrigués, ils descendaient l'escalier quand soudain, Vania vit son maître défaillir, se retenir à la rampe puis dévaler les marches pour tomber à son tour aux pieds de l'homme. Ce fut au tour de Vania de se sentir mal : de toute évidence, le prince Pavelski, père de Nikolaï et oncle de Sa Majesté venait d'entrer dans sa vie.
     Vania avait déjà eu plusieurs fois l'impression de jouer sa vie en quelques minutes, lors de sa rencontre avec Nikolaï quand il avait remis sa vie entre ses mains, après la visite au village de Rodorov, mais ce n'était rien à côté de la lettre qu'il s'était résolu à écrire et qui avait déclenché cette visite imprévue.
     Et là, alors qu'il s'obligeait à descendre calmement l'escalier, il sentait le regard bleu acier du prince rivé sur lui. Malheureusement pour celui qui n'aspirait plus qu'à la paix et au bonheur familial, le jeu continuait. Mais Nikolaï l'avait sauvé, lui avait tout donné et maintenant il était prêt à tout reperdre, à tout lui sacrifier.
     Arrivé deux ou trois pas derrière son maître, toujours agenouillé devant son père, Vania, à son tour, mit un genou à terre puis les deux, inclina la tête et joignit les mains. Son Altesse daigna enfin s'adresser à son fils :
     - Nikolaï, relève-toi !
     Lentement, le jeune prince obéit. Il dépassait son père de deux bonnes têtes mais il était évident que cela ne lui donnait aucun avantage face à lui. Il ne comprenait rien à la soudaine visite de son père, ne savait que penser ni que dire.
     - Allons dans le salon. Je veux tous les serviteurs ici dans dix minutes.

     Sans prendre la peine de s’enquérir auprès de Vania si sa requête avait été bien comprise, il se dirigea vers le salon suivi de son fils.
     Quand ils eurent quitté l'entrée, tout le monde se releva et Vania put lire la peur dans les yeux des quatre serviteurs qui l'entouraient. Il les rassura de son mieux, leur rappelant que l'idée était de lui et que Son Altesse le savait. Il se hâta ensuite de rassembler le reste des domestiques et leur expliqua ce que l'on attendait d'eux : attendre.
     Pendant ce temps, dans le salon, le prince Pavelski venait de s'installer dans un fauteuil, son fils restant humblement debout devant lui :
     - Une question, Nikolaï, as-tu déjà vu cette lettre ? lui dit-il en lui montrant la lettre de Vania.
     Nikolaï s'approcha, reconnut l'écriture de son intendant et eut juste le temps de lire le début du courrier avant que son père ne le lui retire.
     - Vania vous a écrit ?
     Il était évident que Nikolaï tombait des nues. C'était tout ce que son père voulait savoir.
     - Assieds toi, ici, à côté de moi.
     - Père, je ne comprends pas . Que se passe-t'il ? Pourquoi...
     - Plus tard. Tu vas comprendre. Laisse moi faire.

     Le prince sonna et ce fut Vania en personne qui se présenta. Le père de Nikolaï ironisa :
     - Quel service de luxe ! L'intendant en personne ! Tu vas retourner dans l'entrée demander à une des servantes de nous apporter du thé et des gâteaux à mon fils et à moi-même. Tu vas faire entrer celui qui s'appelle Pavel et tu reviens avec lui.
     Nikolaï, interloqué, attendait sans mot dire. Pourtant son père crut bon de lui préciser :  
     - Je ne veux pas t'entendre dire un seul mot avant la fin de tout ceci. Compris ?
     - Oui, Père. Je vous le promets. Même si je comprends de moins en moins.
     Vania revenait avec Pavel. Le prince s'adressa d'abord à Vania :
     - Toi, à genoux et pas un mot.
     Vania s’exécuta. Quant à  Nikolaï, il ne comprenait pas la dureté avec laquelle son père traitait Vania mais il ne pouvait rien faire.
     Pavel restait debout, ne sachant que faire.
     - Connais tu cette lettre ?
     - Oui, Seigneur.
     - Pourquoi l'as tu signée ?
     Et Pavel expliqua : son passé, le jour où son destin avait basculé, la dévotion qu'il avait pour son maître, le chagrin de le voir malheureux.
     Nikolaï, fier et orgueilleux, souffrait le martyre mais se soumettait à la volonté de son père. Vania priait.
     Le prince ne fit aucun commentaire, il profita de l'entrée d'Olga chargée du plateau avec le thé et les gâteaux pour l'interroger à son tour. La jeune fille raconta en tremblant la vie au château. Puis ce fut le tour de Boris, d'Irina ... Tous les serviteurs y passèrent. Le prince mangeait, buvait et écoutait. Nikolaï était au supplice tant le tableau de ses malheurs peint par ses serviteurs lui déplaisait. Vania commençait à souffrir, à genoux depuis plus d'une heure mais il se disait qu'il était plutôt bon signe que le prince écoute ainsi et que Nikolaï valait bien que l'on souffre pour lui.

     Il ne put cependant s'empêcher de sursauter quand vint le tour de Piotr. L'enfant se montra extrêmement émouvant en parlant du jeune prince et ne put s'empêcher de demander :
     - Pourquoi Vania est-il à genoux ? Vous n'allez pas le battre, n'est-ce pas ?
     - Nous verrons plus tard. Laisse nous.
     Piotr voulait continuer mais un regard de Nikolaï lui fit comprendre qu'il valait mieux sortir. Natacha entra à son tour, le prince ne la ménagea pas elle non plus, mais la douceur et l'humilité de la jeune femme le ramenèrent à de meilleurs sentiments. Quand elle sortit, le prince se tourna enfin vers Vania :
     - A toi, maintenant.
     Vania raconta à son tour, se chargeant au maximum du poids de la lettre, insistant sur la bonté de son maître et comment grâce à lui, il avait cessé d'être un esclave pour devenir un homme.
     Le prince se saisit de cette phrase au vol:
     - Tu n'es plus un esclave, n'est-ce pas ? C'est ce que l'on va voir ! Relève toi et enlève ta chemise.
     Vania s’exécuta
     - Pose tes mains et ta tête contre le mur, je vais voir à combien de coups de fouet tu estimes la liberté de ton maître, esclave.
     Vania se mit en position mais avant il regarda le prince droit dans les yeux et lui dit :
     - Je mourrai sous le fouet, s'il le faut pour libérer l'homme qui m'a sauvé et tout donné. Mais je mourrai en homme libre, grâce à lui. Libre de donner ma vie pour qui je veux.
     Le prince leva son fouet, mais avant que les lanières aient pu atteindre les épaules de Vania, quelqu'un venait de s'interposer.
     - Père, il n'est pas question que quiconque frappe Vania tant que je serai vivant, il est mon intendant, un homme libre. Personne ne paiera le prix de ma liberté à part moi.
     Le prince jeta son fouet loin de lui.
     - Kolia.
     Ce surnom affectueux dont seule sa mère usait. Nikolaï trembla .
     - Kolia, je n'ai jamais eu l'intention de frapper Vania. Tout ce que j'ai entendu aujourd'hui me le confirme, c'est un homme admirable. Je voulais juste savoir jusqu'où il irait et jusqu'où tu le laisserais aller. Ce n'est pas très moral de jouer avec les sentiments des gens mais...
     Puis, s'adressant directement à Vania, toujours protégé par le corps de Nikolai :
     - Vania, rhabille-toi et retourne toi. Je ne te veux aucun mal. Je veux te parler à toi aussi.
     Il s'adressa de nouveau à son fils :
     - Kolia, ce que je veux te dire c'est que Sa Majesté s'en remet à moi en ce qui concerne ta grâce. Et ce que j'ai entendu me suffit. Je vais passer l'hiver ici avec toi et nous repartirons ensemble au printemps.
     Nikolaï sentit le sol se dérober sous lui, Vania qui s'était retourné et rhabillé et se trouvait maintenant juste à côté de lui le sentit vaciller
     - Père, je ... je n'arrive pas à y croire. Vous ...  vous me pardonnez ?
     - Moi oui, Kolia. Mais Sa Majesté a posé une condition à ton pardon.
     - Laquelle, mon père ?
     - Elle ne te concerne pas mon fils . Mais elle concerne Vania.
     - Moi, Seigneur ?
     - Oui, toi. Sa Majesté exige que tu sois du voyage, tu dois lui être présenté à notre retour.
     - Mais pourquoi ? Je n'ai aucune importance, je...
     - Tu n'es pas un esclave mais un homme libre, je suis d'accord avec toi. Mais crois-tu pouvoir  désobéir au Tsar ?
     - Non, Seigneur. Surement pas. Je ferai ce qu'il faudra.
     - Bien, maintenant je crois que nous pouvons tous aller dîner. Vania, j'aimerais que Natacha et Piotr se joignent à nous.

     Ainsi se termina le premier jour de la visite imprévue du prince Pavelski à son fils.

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