mardi 5 janvier 2016

LE BARINE ET LE MOUJIK  CHAPITRE 12 : VANIA  JOUE AU ROI SALOMON   



    Quatre personnes se trouvaient à genoux dans l'entrée, certainement depuis un bon moment dans l'attente de son arrivée. Il avait déjà été étonné de ne pas voir Sergueï dans l'écurie; c'était Vladimir le jardinier qui s'était occupé de son cheval et Vania, fatigué, n'avait pas cherché à comprendre. Ensuite, c'était Katia et non Boris qui était venue lui ouvrir la porte et c'était là, dans l'entrée, qu'il avait découvert la raison de ces changements. 
     Parmi les gens à genoux, les mains sur la tête, qui lui faisaient face se trouvaient Boris et Sergueï mais aussi Irina et, le coeur de Vania se serra; Olga. Il allait leur demander ce qui se passait quand le maître apparut en haut de l'escalier.
     - Vania ! Te voila enfin. Tu as mis plus longtemps que je ne le pensais. J'ai du dîner seul. Je pensais que tu me ferais ton compte-rendu en mangeant.
     - Je suis désolé, mon maître, je me suis réveillé trop tard ce matin à l'auberge.

     Ce que Vania ne disait pas c'est qu'il avait également bien peu dormi et que s'arracher aux bras de Natacha avait été une véritable épreuve. Nikolaï descendait l'escalier quand il fut dépassé par un boulet de canon, Piotr se précipitait dans les bras de Vania. Celui-ci après l'avoir serré contre son coeur, le fit rire aux éclats en le faisant tournoyer en l'air. Mais l'heure se prêtait mal aux effusions, le maître attendait et les quatre serviteurs toujours agenouillés aussi. Vania reposa donc Piotr et se tourna vers le maître.
     - Je ne sais pas si je te laisserai continuer à me représenter ainsi à l'extérieur.
     Le coeur de Vania se serra, mais Nikolaï continua :
     - Il semblerait que dès que tu tournes le dos, tout le monde en profite! On dirait qu'ils ont tous des comptes à régler à ton sujet. J'ai surpris deux conversations qui m'ont fait sortir de mes gonds pour la première fois de ma vie.  Comme tout ceci a un rapport avec toi, je leur ai laissé le choix soit ils acceptent ma punition soit ils choisissent de s'en remettre à toi. Mais évidemment avant il faut que tu connaisses leurs histoires. 
     Vania qui avait chevauché sans trêve toute la journée pour essayé de rattraper son retard, se sentit défaillir mais Nikolaï fit preuve de bon sens ou de pitié :
     - Seulement, il est trop tard pour tout ça. Tu vas aller dîner, te coucher, en emmenant ce jeune homme, et demain matin nous règlerons tout ça. Je te verrai demain au petit-déjeuner.
     Se tournant vers ceux qui attendaient à genoux, il leur ordonna de se relever, ce qu'ils firent avec difficultés, puis de disparaître jusqu'au lendemain ce qui fut exécuté immédiatement. Sur ce, le maître se retira dans sa chambre.

     Le lendemain, le repas, servi par la seule Katia, terminé, Vania fit son rapport à Nikolaï, en omettant de parler de Natacha. Ce n'était pas par crainte ou par goût de la dissimulation mais par pudeur et parce que lui même ne savait plus très bien où il en était. Nikolaï, satisfait, décida qu'il était temps pour Vania d' entendre les coupables et de décider de leur sort. 
     - Par qui veux tu commencer, par les femmes ou par les hommes?
     Vania, soucieux d'épargner à Olga de longues minutes d'attente ou peut-être intrigué de comprendre ce que la douce jeune fille avait bien pu faire de si grave, choisit de commencer par cette histoire là.
     Le maître envoya Katia chercher les coupables, et leur ordonna de s'agenouiller devant Vania et lui-même pour raconter leur histoire. Les deux jeunes  filles avaient les traits tirés par une nuit sans sommeil et des larmes brillaient dans les yeux d'Olga. A nouveau, Vania sentit son coeur fondre devant celle qu'il considérait un peu comme sa petite soeur, mais il se devait d'être juste. D'une pauvre petite voix ce fut elle qui commença le récit, les yeux baissés et le rouge aux joues, tant l'humiliation d'avouer le sujet de la dispute était grande. Irina, à côté d'Olga, avait commencé à pleurer doucement, elle non plus n'en menait pas large. Olga, craignant le fouet de Nikolaï, n'oublia rien, ni les cris, ni la vaisselle cassée, ni les excuses embarrassées. 
     Vania, le coeur serré, se rendait compte que sa gentillesse  et ses sourires avaient peut-être induit Olga et Irina en erreur. Il ne savait comment réagir, il se devait de punir les deux jeunes filles, la vaisselle de porcelaine du maître valait une fortune, mais il ne voulait pas avoir à les renvoyer, surtout pas.
     Une idée, enfin, se fraya un chemin dans son esprit . Mais il ne devait brûler aucune étape, il commença donc :
     - Il me semble comprendre que le point de départ de cette histoire est un malentendu, je veux qu'il soit bien clair que je ne suis amoureux de personne. Si j'ai pu éprouver des sentiments - il regardait fixement Olga - c'étaient ceux d'un grand frère, rien d'autre.
     Vania fit une pause, pour leur permettre d'assimiler ses paroles. Puis il reprit :
     - Ensuite, je suis extrêmement déçu par votre comportement, vous ne vous rendez pas compte combien de femmes se damneraient pour être à votre place.
     Vania voyait devant ses yeux le doux visage de Natacha; oui, elle, elle aurait su apprécier sa chance.
     - Vous n'êtes que des enfants gâtées, sans respect pour les biens de notre maître, il devrait vous vendre pour se racheter de la vaisselle. En tous cas, il n'aurait aucun mal à trouver des servantes plus obéissantes et intelligentes que vous. Voila ce que j'ai décidé; puisque vous avez voulu vous battre, je vais vous donner l'occasion de vous faire du mal. Irina, lève-toi, mets toi en chemise et va te placer contre le mur, mains sur la tête.
     Un grand silence suivit ces paroles, Nikolaï n'en croyait pas ses oreilles, c'était mieux que le théâtre ! Vania le surprenait toujours ! Il n'ignorait rien de l'affection que celui-ci portait à Olga et attendait avec impatience de voir comment l'intendant allait se débrouiller. Il avait pensé que Vania leur trouverait une sanction du genre de celle du moujik, mais là il était question de fouet.
     Entre temps, Irina, morte de honte s'était exécutée, et attendait le bon vouloir de Vania. Celui-ci, se tourna vers Nikolaï qui, d'un air mi-interrogateur mi- moqueur, lui tendit son fouet. Vania ignora l'ironie du maître et s'adressa à Olga:
     - Voila, tout est prêt. Tu voulais lui faire du mal, et pour ça tu n'as pas hésité à casser de la vaisselle, alors maintenant, tu peux y aller; je frapperai Irina autant de fois que tu le voudras. Je n'arrêterai de la battre que quand tu me le demanderas.
     Joignant le geste à la parole, il laissa retomber le fouet sur les épaules d'Irina, se débrouillant pour faire le plus de bruit possible. Comme il s'y attendait, il entendit immédiatement :
     - Non ! Grace pour elle, pitié Vania Sergueïevitch ! Non! Arrêtez!
     - Tu es sure, Olga ? Ce n'est pas parce que tu l'épargnes qu'elle fera la même chose. Tu comprends ?
     - Oui, Monsieur ... Par pitié, arrêtez !
     - D'accord, c'est ton choix. Va prendre sa place. 
     Olga et Irina échangèrent leurs places sous le regard amusé de Nikolaï. Olga priait, Vania et Irina doutaient ; lui, parce qu'il avait fait un pari dont la douce Olga allait peut-être faire les frais, elle, parce que si elle succombait à la tentation, Vania ne le lui pardonnerait jamais.
     Il n'eut même pas le temps d'abaisser son fouet, Irina avait fait le bon choix. Vania respira, il pouvait passer à la deuxième partie :
     - Bon, vous avez fait preuve d'un peu d'intelligence et de solidarité. Vous allez en avoir encore besoin; j'ai vu beaucoup de vaisselle inutilisée , vous allez toute la sortir et la laver, tous les verres aussi, vous ferez briller tous les bibelots, toutes les vitrines... Cette maison doit briller comme un soleil ! Servez-vous de ce travail pour monter votre repentir ! Si ça ne me plaît pas, je vous renverrai dans vos villages. Maintenant, dehors !


     Une fois les deux jeunes filles sorties, Nikolaï fit mine d'applaudir la prestation de Vania, il semblait à la fois amusé et admiratif.
     - Je suis curieux de voir comment  tu vas punir les deux autres s'ils choisissent de s'en remettre à toi. Avoue moi quelque chose : as-tu déjà décidé ou vas tu improviser ?  
     - Je n'ai rien décidé, je ne connais même pas l'histoire.
     - Je t'admire, vraiment.
     Sur ces paroles, il se leva, fit entrer les deux hommes, puis les fit s'agenouiller devant Vania. L'histoire fut beaucoup plus difficile à raconter que celle d'Olga; les deux hommes avaient du mal à se décider à parler, à se mettre d'accord. Ils manquaient de toute évidence de bonne volonté et montraient peu d'empressement à s'excuser. Une fois leur récit péniblement achevé, Nikolaï leur rappela qu'ils avaient le choix entre sa punition et celle de Vania.
     Les deux hommes s'étaient posé la question toute la nuit; ils pensaient que celle de Vania serait surement plus clémente, mais il leur faudrait s'humilier devant lui et ils avaient du mal à s'y résoudre. 
     Vania souhaitait intérieurement que les deux hommes choisissent la punition de Nikolaï. D'abord parce qu'il n'avait aucune idée mais surtout parce que la méchanceté gratuite de ces hommes, qui le détestaient alors qu'il ne leur avait absolument rien fait le faisait horriblement souffrir. Pire, il s'était efforcé d'éviter de les blesser, ne cherchant nullement à profiter de son statut d'intendant et eux cherchaient un moyen de lui nuire ! La rage montait en lui, et avec elle l'envie terrible de se venger, de faire mal, de frapper jusqu'à ce que la douleur se taise. Et en même temps, ce besoin profond de comprendre, de ne pas faire souffrir, d'aider si possible qui devenait jour après jour plus présent en lui.
     Boris fut le premier à se décider :
     - Je ... je souhaite m'en remettre ... à Vania Sergueïevitch.
     Vania sursauta, des deux hommes, Boris était celui qui lui paraissait le moins susceptible d'en appeler à sa pitié. Nikolaï fut moins surpris car il savait Boris plus intelligent que Sergueï. Il se tourna vers ce dernier et lui demanda quel était son choix. Comme il le pensait, Sergueï regarda avec mépris Boris, avant de dire :
     - Moi, je ne renie pas ce que j'ai dit ou fait. J'étais là quand il essayait de voler une poule, j'aurais mieux fait de l’assommer quand je le pouvais, maintenant il se prend pour un deuxième maître. Je ne veux pas être jugé par un voleur et un intrigant.
     - Très bien, tu peux retourner à l'écurie. Demain, je te ramènerai dans ton village où tu redeviendras un moujik, sur la terre de ta famille, là d'où tu n'aurais jamais du sortir. Et je ne veux rien entendre, si tu avais essayé de d'excuser auprès de Vania ou si tu avais imploré sa pitié, les choses seraient différentes. Mais tu es trop bête, dehors, je t'ai assez vu.

     Sergueï s’exécuta après un dernier regard de mépris pour Vania. Nikolaï se retourna vers son intendant, il attendait la suite. 
     - Enlève ta chemise, ordonna Vania à Boris.
     - Pitié, non, Vania Sergueïevitch. Je vous demande pardon de vous avoir insulté, je...
     - Arrête ! Je ne veux pas d' excuses provoquées par la peur du fouet, ça ne m'intéresse pas. Pour l'instant, je t'ai donné un ordre et j'attends que tu obéisses.
     Boris n'avait plus le choix. Sur son dos et ses bras apparurent les traces de la sévère correction que lui avait infligée Nikolaï la veille.
     - Pour commencer, je veux la vérité, pourquoi as-tu choisis de t'en remettre à moi?
     Boris avait appris à ne pas sous-estimer l'intelligence de Vania, il choisit de dire la vérité :
     - Sergueï et moi, nous avions deviné quelle serait la punition du maître, il n'a pas voulu tenter sa chance, moi si, j'ai pensé que quoi que vous décidiez de me faire ça ne pouvait pas être pire que de perdre tous les avantages que j'ai ici pour retourner labourer les terres du maitre. Même ... le fouet, est préférable. Mais par pitié ...
     - Pas de supplications, je t'ai dit.
     Nikolaï, surpris par la dureté de Vania, commençait à lui tendre son fouet. 
     - Non merci, Maître. Pourtant, pour la première fois de ma vie, j'en ai vraiment très envie. J'ai eu mal, Boris, en entendant la façon dont toi et Sergueï m'avez traité, sans même me connaître! Très mal, alors que je n'ai rien fait pour mériter ça.
     - Je regrette, je...
     - Tais-toi! Je veux maintenant que tu me dises ce que tu as ressenti quand le maître t'a battu hier.
     Nikolaï fut aussi surpris que Boris par la question. 
     - J'ai eu mal, très mal, peur aussi, je me suis senti impuissant, humilié, honteux. Je...
     - C'était la première fois ?
     - Oui.
     - Alors, regarde.
     Vania venait de se lever, il enleva sa chemise dévoilant les terribles traces qui avaient déjà mené Nikolaï au bord du malaise. Boris n'en croyait pas ses yeux, lui aussi eut du mal à soutenir le spectacle.
     - Tu crois que je n'ai été battu qu'une fois dans ma vie ?
     - Non, Monsieur.
     La voix de Boris tremblait, mais celle de Vania s'éleva à nouveau forte et claire.
     - Avec un simple fouet ?
     - Non, Monsieur.
     - Tu savais que tout ça m'était arrivé ?
     - Non, Monsieur.
     - Tu comprends pourquoi je me suis enfui ?
     - Oui, Monsieur.
     - Pourquoi j'en ai été amené à voler des poules ?
     - Oui, Monsieur.
     Cette dernière phrase fut à peine audible, tant la voix tremblait, il était clair que Boris comprenait, il essaya à nouveau :
     - Je vous demande vraiment pardon, je...
     - Je t'ai dit que je ne veux pas  d'excuses. Voila ma décision: tous les jours, après ton service, tu viendras me rejoindre dans le salon pendant une demi-heure, nous avons beaucoup de choses à nous dire. Ce temps que tu prendras sur ton sommeil, tu le passeras à apprendre à me connaître, à connaître et à fréquenter ce voleur de poules que tu méprises tant.
     - Vania Sergueïevitch...
     - Plus tard ! Nous aurons le temps. Tu peux remettre ta chemise et retourner à ton travail. A ce soir !
     - Vous ... vous voulez dire ... que c'est ... tout ?
     - Oui. Retire toi ... et en silence, ajouta Vania pour couper court aux éventuels remerciements de Boris.

     Une fois Boris sorti, Vania se retourna vers Nikolaï; cette fois pas d'applaudissements mais une admiration réelle et profonde se lisait dans les yeux verts. 

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