mardi 5 janvier 2016

LE BARINE ET LE MOUJIK  CHAPITRE 11 : QUAND LE CHAT EST PARTI, LES SOURIS DANSENT



     Pendant que Vania redécouvrait le bonheur dans les bras de Natacha, il se passait bien des choses au château.
     Le deuxième jour, un problème survint à la cuisine. Le maître venait de finir de déjeuner et s'apprêtait à sortir quand il passa devant. Des cris s'en échappaient :
     - Elle est ridicule ! - hurlait Irina - dès qu'elle voit Vania, elle tourne de l'oeil. 
     - Ça n'est pas vrai, tu mens, c'est toi qui n'arrêtes pas de l'aguicher, répondait Olga.
     - Tu te dépêches de faire ton travail pour te mettre sur son chemin!
     - Sale menteuse, tu es jalouse parce qu'il me sourit souvent.
     - Catin!
     Par la suite, les cris des deux femmes furent couverts par le fracas d'objets tombant au sol : aucun doute possible les deux femmes en étaient venues aux mains. Le sang de Nikolaï ne fit qu'un tour, c'était intolérable ! Il poussa à la fois la porte de la cuisine et un hurlement effrayant ; les deux femmes échevelées se trouvaient debout au milieu d'un tas d'assiettes brisées. Horrifiées par la soudaine compréhension de la situation dans laquelle elles se trouvaient, elles tombèrent à genoux. Mais il était trop tard, Nikolaï était hors de lui. Il se précipita vers elles, le fouet à la main. Olga n'écoutant que son courage se releva pour venir retomber aux pieds du maître :
     - Pitié, Maître ne nous battez pas ! Je vous en prie, Seigneur, pas le fouet, pitié !
     Nikolaï fut touché par le " nous " et par le pauvre petit visage à peine sorti de l'enfance et à présent ravagé par les larmes. Cependant le spectacle de désolation qui les entourait ne pouvait être ignoré :
     - Je vais vous renvoyer dans vos villages, redevenir des filles de moujiks, voilà ce qui vous attend. Etre  " dvorony " est un privilège; vous l'avez oublié. Je vous ai sorties de vos villages, vous échappez à toutes les corvées.  Mais je vais vous y renvoyer. Je n'aurai pas de mal à trouver d'autres filles moins bêtes et plus obéissantes. Vous n'avez donc aucune honte ! Si Vania savait ça ! 
     Les deux jeunes femmes pleuraient et  promettaient de s'amender mais le courroux du maître était effrayant à voir. A nouveau ce fut Olga qui sut trouver les mots :
     - Maître, ne nous battez pas ainsi, sous le coup de la colère ! Attendez demain, Seigneur !
     Une idée germa dans l'esprit de Nikolaï, puisque ces deux folles se disputaient Vania, pourquoi ne pas laisser l'intendant gérer la situation ? Il devait revenir le lendemain, Nikolaï laissa tomber sa sentence :
     -  Voilà ce que j'ai décidé : soit vous choisissez d'être jugées par moi et vous serez fouettées et renvoyées dans vos villages, soit vous vous en remettez à la décision que prendra Vania demain quand il rentrera. Puisqu'il est concerné par vos bêtises, il peut avoir son mot à dire. Mais, attention, si vous choisissez cette voie vous devrez accepter sa décision quelle qu'elle soit, sans discuter, et s'il décide de vous garder, sachez que vous n'aurez plus jamais d'autre chance.
     Les deux jeunes femmes restèrent bouche-bée et sans hésiter optèrent pour attendre le jugement de Vania.
    
     Inutile de dire que le lendemain, les deux servantes se firent plus que discrètes. Olga osa cependant s'agenouiller devant lui, en le servant le matin pour lui baiser les mains et implorer à nouveau son pardon. Mais le maître lui redit que seul Vania déciderait. Plus tard dans la matinée, il décida d'aller faire une promenade à cheval. Il arrivait devant l'écurie, quand il entendit des voix qui, cette fois ne se disputaient pas, bien au contraire. Mais le sujet de la conversation était le même :  Vania, encore !
     - Je ne sais pas ce que le maître a bien pu trouver à ce voleur de poules. C'est une honte !, disait la voix de Boris
     - J'aurais du l’assommer, il se prend pour le maître,  il joue au monsieur cultivé,  renchérissait Sergueï le cocher
     - Oui, il sait lire d'accord, mais franchement on serait mieux sans lui, de quel droit pourrait-il nous juger ? Pourquoi devrions nous lui obéir ? 
     - Il n'a battu personne et il se montre plutôt gentil, mais c'est pour se faire bien voir.
     - Gentil? Il ne manquerait plus que ça qu'il ne soit pas gentil! Un voleur ! Et il prend de plus en plus d'importance, il gère les moujiks, va négocier pour le barine à l'extérieur. Je n'aime pas sa façon d'être, il devient un deuxième maître. Bientôt, il aura droit de vie et de mort sur nous.
     - Il faudrait trouver un prétexte pour le faire renvoyer, dit Sergueï, j'y réfléchis mais je ne trouve rien.
     - Ça ne va pas être facile, le maître lui passe tout. Il en est fou! Et maintenant, il y a le gamin ! Il faudrait quelque chose d’imparable, où il ne pourrait pas se défendre.
     -  Je n'ai pas trouvé d'idées.
  Nikolaï n'y tint plus : 
     - Et je ne te conseille pas d'en trouver une, Sergueï ! Et toi non plus, Boris !
     Les deux hommes crurent que le ciel venait de leur tomber sur la tête ! Ils comprenaient, mais trop tard, que tout était perdu pour eux! Nikolaï n'avait jamais battu un seul serviteur, juste un ou deux coups parfois, mais depuis la veille cela faisait deux fois qu'il était hors de lui ! Il se précipita vers les deux hommes qui tombèrent à genoux. Le fouet à la main, le maître était terrifiant, les deux hommes n'eurent que le temps de se protéger la tête, les coups pleuvaient déjà, sur l'un, sur l'autre, bras, dos, côtes ... La correction était terrible.
     Enfin, le maître se lassa. Le fouet retomba inerte. Devant Nikolaï, les deux hommes  gémissaient, imploraient, promettaient ... Le maître reprit la parole, la scène de la veille lui avait donné des idées :
     - Voila ma décision : vous serez jugés ce soir; soit par moi, soit par Vania, ce sera à vous de choisir. 
     Sur ce, il sella lui même son cheval et partit se calmer.


     Quand Vania revint le soir, fourbu mais terriblement heureux, il se trouva face à un étrange spectacle !

11 -  dvorony = nom donné aux moujiks choisis par le maître pour servir au château 

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